« Pour parler de la science, il faut trouver un autre discours que celui de la science » affirmait H. Wismann, dans une conférence organisée le 19 avril par l’IHEST à l’occasion de la sortie du livre « Partager la science : l’illettrisme scientifique en question » (1).

Partager la science

Cet illettrisme résulte-t-il de l’ignorance scientifique ou bien de l’absence d’un langage commun permettant de partager autour d’une connaissance scientifique prouvée mais incommunicable au grand public ? Car la mauvaise vulgarisation de la science aboutit à de l’ignorance. Rétablir le lien entre science et société oblige à réaliser un travail colossal pour produire un grand récit métaphorique, dans la veine humaniste, comme le suggère H.Wismann ou bien pour réinventer une langue commune, comme le suggère Michel Lussault.

« Il faut des traducteurs de la science »

« Il faut développer une culture de la traduction qui passe par le langage naturel » estime Heinz Wismann, directeur de recherche à l’EHESS. Lorsque l’on veut rendre la science accessible à la conscience commune, l’univers d’expérience partagé doit être pris en compte.

Plus que d’une traduction, il s’agit d’une transposition, avec un déplacement du sens. Etienne Klein explique, dans un chapitre du livre Partager la science, combien il est difficile de faire percevoir au grand public ce que devient la notion du temps telle qu’elle se conçoit dans la théorie de la relativité tant cela va à l’encontre de la perception commune. Or, des formulations inexactes induisent des idées fausses. Etienne Klein raconte aussi comment en tant que professeur dans un amphi, il a été confronté à un jeune de vingt ans soutenant : « je ne suis pas d’accord avec la théorie de la relativité parce que je ne la “sens pas” ». Comment lutter contre le relativisme de la science même au sein même de l’enseignement universitaire ? Et comment le grand public peut-il s’intéresser à la science dans ce qu’elle a d’aride, d’abstrait, et en ce qu’elle nécessite d’acquisition de véritables connaissances (en mathématiques, en physique, en biologie etc…) alors qu’il est plutôt avide de nouvelles technologies sans réelle curiosité pour les découvertes scientifiques qui les ont rendues possibles ? Telles sont les interrogations de ce philosophe des sciences dans l’ouvrage.
« La plupart des individus ne s’en remettent plus au discours des experts (ni à leur discours de vérité) et campent sur leur position quand il s’agit d’aménagement de l’environnement ou de nanotechnologies et il n’y a plus de partage du langage possible. Ça pose des problèmes redoutables et nous sommes au début de la réflexion sur cette thématique là » indique le géographe Michel Lussault, lors du débat du 19 avril.

« L’enjeu est de taille, car pour pouvoir programmer les budgets colossaux nécessaires à la recherche médicale ou astronomique, il faut pouvoir évaluer chaque fois ce qui est en discussion sans que ça passe par le langage de la science, compris par les seuls scientifiques à l’exclusion du plus grand nombre» ajoute Heinz Wismann. Nombreuses en effet, sont les croyances politiques ou religieuses (créationnisme, Intelligence design), exploitées par des groupes qui ne sont pas ceux de la connaissance, qui obstruent le débat et alimentent des peurs ou de la méfiance envers la science. « Tout cela s’inscrit dans un processus historique global. Les discours sur la science sont différents soit que l’on se trouve dans une perspective de déclin et, à ce moment la science peut être déconsidérée ou désavouée, ou bien dans un perspective de progrès, et dans ce cas celui-ci s’accomplit dans une persévérance de l’effort de la connaissance qui s’accomplit en négligeant les effets pervers à tout cet investissement » interprète Heinz Wismann.


La science à l’école

L’ illettrisme scientifique ne résulte pas d’un déficit éducatif. Marie-Françoise Chevallier-Le Guyader précise que l’éducation aux sciences est conditionnée par le processus de confiance. « En matière d’éducation, un langage fait d’empathie est tout aussi important que les connaissances à transmettre ». Dans certains pays, comme le Canada, la Suisse ou la Belgique, le mot « persévérance » est préféré au mot « décrochage » pour décrire la même population d’élèves en difficulté.

Dans le livre Partager la science ,Pierre Lena qui a participé au dispositif « La main à la pâte » dès 1995, affirme que « pour compléter le lire, écrire, compter il faut ajouter le raisonner. , Il reconnait, pour sa part, que toute rigoureuse et rationnelle qu’elle soit, la recherche scientifique s’apparente à une démarche artistique faisant appel à l’imagination. « Il faut accepter la part d’irrationalité dans l’homme et, dans chacune des ses dimensions, rechercher la vérité… Dans tous les cas il faut montrer que la science est école de doute et refus du dogmatisme lequel refuse l’échange et le dialogue. .et aussi lutter contre l’obscurantisme et les pseudo-sciences.

L’ignorance produite et instrumentalisée.

« L’ignorance peut être créée de toute pièce par des stratégies de désinformation, de censure, ou bien entretenue par des stratégies de décrédibilisation de la science, qu’il s’agissent d’Etats, de collectifs ou de groupes de pression… » écrit Mathias Girel. A travers quelques exemples dont celui du Golden Holocaust, il illustre un courant baptisé agnotologie, science de l’ignorance, par l’historien Robert Proctor. Ainsi montre-t-il dans l’ouvrage comment durant 40 ans l’industrie du tabac a délibérément provoqué et entretenu une ignorance culturelle au sujet des dangers du tabac. A partir des années 1950, de 1953 plus précisément (cette industrie du tabac « a tenté de bâtir une controverse de toute pièces, de brouiller une connaissance constituée et de rassurer le consommateur. Elle a produit de l’ignorance (sur la dangerosité du tabac) en instillant le doute » écrit-il. Dès 1954, il n’y a plus de doute sur le fait que la fumée du tabac soit cancérigène. Aussi bien dans la recherche officielle que dans la recherche privée des cigarettiers. Des preuves de causalité et non plus seulement statistiques ont été apportées. Et leurs résultats paraissent en 1954 dans le New York Times. « A ces arguments épidémiologiques, cette industrie a répondu par des arguments épistémologiques, liés à la structure de la preuve. L’industrie du tabac entretient une controverse destinée à semer le doute dans le grand public et qui lui permet de retarder l’action de réglementation… de 40 ans ». Selon lui les maîtres du doute en appellent à toujours plus de recherches. Il y a un fil très net entre les arguments contre le tabagisme et ceux contre le réchauffement climatique. Selon le même type de procédé, ce sont d’anciens membres du groupe Manhattan qui sont à l’origine des deux controverses.


Vers une culture de lettrés scientifiques ?

L’ignorance ne résulte pas d’une fatalité, l’envers de notre univers scientifique, il peut y avoir une ignorance des scientifiques eux-mêmes, d’un champ de la science à un autre. Heinz Wismann rappelle qu’au 16ème siècle, les lettrés étaient des gens savants plutôt enfermés dans l’univers des lettres. Les savants s’éloignent irréversiblement de ce qui a été l’unité des savoirs. Au 19ème siècle, Max Weber constate un éclatement de la sphère des savoirs : dès lors nul ne peut plus prétendre être savant et lettré à la fois. Il existe plusieurs légitimités de la connaissance. « L’illettrisme scientifique ne peut être surmonté que s’il l’on relie la sphère de la science à d’autre sphères de la connaissance », insiste Heinz Wismann. « Il faut éviter que la science soit ressentie comme étrangère, qui fascinerait par des expériences scientifiques dont on ne pourrait plus rendre compte en langage naturel » poursuit-il Selon lui, il faudrait former les jeunes scientifiques à la culture humaniste avant même de les sensibiliser à une initiation précoce à la rigueur scientifique qui est repoussante. Car sinon, comment pourront-ils par la suite partager, exprimer les avancées scientifiques par un langage « poétique » ou métaphorique. « Nous n’avons plus de grands récits dans lesquels on produit de la narration littéraire accessible à tous. La difficulté vient de ce que les scientifiques ne peuvent plus exprimer avec passion ce qu’ils font bien, ils n’ont plus les mots pour le dire et les autres n’ont plus les mots pour les entendre. Il y a un véritable de problème de culture commune.

L’essentiel est de recevoir une éducation permettant de se servir du langage « Les jeunes sont dépossédés de leur langue. C’est paradoxal, il ne faut pas considérer que la langue se situe au coeur de l’échange et qu’il faudrait l’exhumer mais partir de l’idée qu’elle est expulsée et qu’il faut la faire revenir de l’extérieur. Réinventer une langue commune est une situation extrêmement urgente que nous devrions aborder collectivement. Nous sommes contraints aujourd’hui à essayer d’inventer un autre discours de partage qui ne serait pas celui des humanités » intervient Michel Lussault. « Nous avons tenté une expérience à Lyon avec une organisation qui s’appelle le Village Idées dans le cadre de festival que nous avons organisés. Nous cherchions à savoir si l’on pouvait produire des formes artistiques et culturelles autour du changement climatique ou de la neurocognition de l’inconscient avec le scientifique Lionel Naccache. Nous avons cherché à définir de nouvelles manières de trouver ce langage et nous nous sommes aperçus que ce langage n’était ni celui de la science, ni celui des humanités, ni celui des disciplines artistiques et culturelle classiques, que c’était autre chose qui n’existait pas encore » ajoute-t-il.

(1) Cet ouvrage, coordonné par Marie-Françoise Chevallier-Le Guyader, paru en mars 2013 dans la collection « Question Vives », est une coédition IHEST / Actes sud

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