La logique du « don contre don » et du « donnant-donnant » éclairent d’un regard précieux les échanges sociaux au travail mais aussi entre réseaux.

Avec l’arrivée de la réflexion sur l’éthique, le capital humain et la responsabilité sociale, l’apport de l’anthropologie est aujourd’hui pleinement reconsidéré pour mieux cerner les termes de l’échange économique.

Le sociétal prend peu à peu sa place. Peut-être parce que, dans la période en « ique » que nous traversons – crise économique, réchauffement climatique, transition énergétique, mutation technologique – , nous éprouvons le sentiment d’un changement de civilisation.

C’est l’occasion pour la notion de « don contre don », développée dans les années 20, par Marcel Mauss de refaire surface. Pour Mauss, la morale du don est éternelle et universelle, et les sociétés marchandes ne doivent pas trop l’oublier. Elle suppose une triple obligation : celle de donner, de recevoir et de rendre le présent. Si le don est en fait intéressé, il l’est sur le plan sociétal mais pas sur le plan commercial. Irréductible à l’intérêt marchand l’anthropologue ruine ainsi l’utilitarisme classique de l’économie politique. Sa morale offre une clé de lecture utile pour la compréhension des enjeux sociétaux actuels.

Pas très nouveau, allez-vous objecter. En quoi les Mélanésiens et le Potlatch concernent-ils notre quotidien ?

Pour Nathalie Richebé, enseignant-chercheur au CERAM, cette logique de « don contre don » qui sous-tend les échanges sociaux (invitations à dîner, services rendus etc…) est en fait très d’actualité parce qu’elle définit bon nombre des relations entre individus mais aussi entre les individus et l’organisation, les individus dans les réseaux sociaux, mais aussi les individus lorsqu’ils s’échangent des sommes d’informations. Dans un livre récent Sylvain Dzimira [[ Marcel Mauss, savant et politique. La découverte]] montre que, pour Mauss, la « morale du don » comme système d’échange « naturel » existant dans toutes les sociétés humaines, est une sorte de « matrice anthropologique ». Pour lui, plus qu’un simple système d’échanges, le don fonde ce que nous appellerions aujourd’hui la « cohésion sociale ».

Mais au juste, qu’est ce que le « don contre don » ? Le don contre don s’oppose au modèle du « donnant-donnant ». Ce dernier repose sur le principe de transparence, dont l’idéal est un contrat, explicitant les termes de l’échange. Dans le don contre don, rien de tel. Même si l’on attend une contrepartie, l’équilibre de l’échange doit rester tacite. L’idée est de se servir du don pour préserver un état d’équilibre quand bien même l’incertitude existe. C’est la valeur symbolique de l’échange qui domine en prenant en compte le contexte. Discrétionnaire, l’échange se compense dans le temps. Son horizon est indéfini. Il ne doit pas y avoir de calcul. D’une certaine manière, il rend possible un développement durable de l’échange.

Après ces années de l’argent roi, des bulles en tout genre, de la société des gagneurs, et de la dérégulation, du non contrat, la dialectique subtile entre « donnant donnant » et « don contre don » est sans doute l’enjeu le plus intéressant du moment si l’on réfléchit en termes d’économie sociétale et non plus de financiarisation. Elle rétablit la thématique de l’échange.

Dans le « donnant-donnant » où chaque chose est considérée comme un dû, l’incertitude est minimale. On fait les comptes de la relation. C’est la valeur marchande qui prime, indépendante de ceux qui échangent. L’échange peut être instantané ou différé. Son horizon est connu. Mais cette quasi garantie contractuelle affaiblit dans le même temps les ressorts de l’échange. Elle fragilise les ressorts spontanés de la relation.

La grande question aujourd’hui est de savoir comment faire la part des choses entre le contrat et le don ? Faut-il tout soumettre à contrat ou laisser place à plus d’initiative individuelle, tout en garantissant une nécessaire cohérence ? La transparence est-elle toujours souhaitable ? Les actes gratuits sont-ils utiles pour le bien commun et l’intérêt général ? Question de mesure. Tout dépend du contexte

« Avec le « don contre don », la forme de l’échange permet de la souplesse dans la gestion du quotidien au travail et favorise l’engagement, souligne Nathalie Richebé, évoquant le management des relations humaines dans l’entreprise. Je ne peux pas demander à un collaborateur de rester plus longtemps le soir si je suis dans une logique de donnant donnant. Il est par ailleurs illusoire de demander aux collaborateurs de faire uniquement ce pour quoi, ils sont payés ». Mauss explique que c’est en effet en refusant le retour, surtout immédiat, que les personnes (les tribus, les clans, les nations) se signifient mutuellement que leurs relations comptent davantage pour elles-mêmes que pour l’avantage qu’elles peuvent leur procurer.

Les comportements coopératifs et citoyens relèvent du « don contre don ». Mauss a d’ailleurs été un militant du mouvement coopératif. Chaque jour, nous partageons avec nos proches, nos collègues, nos voisins et même des inconnus, sur internet, une quantité d’informations, de services ou de petits « gestes » dont la nature est profondément paradoxale. Ces échanges ne sont pas à vendre et n’ont pas de prix, ni de marché. Mais ils sont utiles – voire essentiels – au bon fonctionnement des organisations et des réseaux. « Souvent présentés comme désintéressés , ils perdraient leur sens s’ils étaient interprétés comme résultant d’un calcul et pourtant, ils ne sont jamais totalement « gratuits » car ils font naître des attentes (tacites) de reconnaissance » souligne Nathalie Richebé . Ils obéissent à la règle de réciprocité et in finé de la responsabilité. C’est en effet en refusant le retour, surtout immédiat, que les personnes (les tribus, les clans, les nations) se signifient mutuellement que leurs relations comptent davantage pour elles-mêmes que pour l’avantage qu’elles peuvent leur procurer.

« Dans tous les cas, je crois qu’il ne faut pas opposer les deux, poursuit Nathalie Richebé. Ils s’articulent très étroitement. L’un est nécessaire pour que l’autre se construise. Afin que cet échange soit enrichissant, il est nécessaire de respecter trois conditions : d’abord qu’il n’y ait de rupture dans le passé, ensuite que les termes soient clairs -pour qu’il puisse se construire au mieux, il faut un cadre contractuel « donnant-donnant relativement clair mais pas trop détaillé pour laisser de la place au don -; enfin, il faut éviter de charger le contrat d’objectifs qu’on ne peut atteindre ». Le management par objectifs, par exemple, n’est pas recommandé dans le don contre-don. Le don suppose de laisser un espace du tacite, du non dit, du dépassement, de l’au-delà.
Comme le rappelle Nathalie Richebé, ces échanges généralement équilibrés (dons et contredons se compensent dans le temps) mais sont marqués par ce que Pierre Bourdieu appelle « la tabou du calcul).
Toute la question est de savoir dans quel registre l’échange s’opère et quelle mesure entre le don et le du privilégier dans l’échange. Parfois, il vaut mieux être « don contre don » dans une relation de travail plutôt que « donnant-donnant » si on veut instaurer une coopération durable. Il vaut mieux aussi être « don contre don » avec un collègue et « donnant-donnant » avec son chef. Mais attention à la systématisation. Car le « don contre don » peut aussi prêter à l’imprécision, à la confusion et au malentendu

Quels sont les risques ? La motivation des salariés repose-t-elle davantage sur l’incitation ou sur la reconnaissance ? Très souvent le collaborateur revendique son intéressement tout en attendant une reconnaissance. En conséquence, « pour favoriser la motivation dans le cadre du «donnant-donnant », l’incitation fonctionne bien. En revanche, pour tout ce qui relève d’un échange don contre don, il faut privilégier la reconnaissance ».
Cela peut-être dangereux s’ils donnent beaucoup et qu’on ne peut rendre. Des cadres qui se donnent sans compter reprochent souvent à leur hiérarchie d’être peu généreuse dans la reconnaissance du travail accompli. Quand le contrat tacite n’est pas respecté, alors cela peut faire des dégâts, car la motivation se perd.
C’est moins impliquant de rester dans le donnant-donnant. Il y a moins d’affect. C’est plus facile à gérer. Il peut y avoir des cas où l’organisation ne souhaite pas que les gens aillent au delà du donnant-donnant parce-qu’elles ne se sentent pas capables de gérer le contre-don. Elles refusent donc que leurs salariés donnent trop d’eux mêmes afin qu’ils ne se sentent pas bafoués si le contre don n’est pas au rendez-vous. Mais dans le même temps, c’est presque contraire à l’esprit d’entreprise que de freiner les investissements en énergie des salariés.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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