Raphaël Tilliette

Après de nombreuses années de petits boulots, notamment dans les services et les agences d’hôtes d’accueil, j’ai accumulé quelques bonnes expériences et beaucoup de déconvenues. Le texte qui suit relate ma dernière collaboration avec un grand groupe automobile pendant le dernier Salon de l’Automobile. Après une journée de formation (rémunérée) où nous fûmes bien traités, et plusieurs réunions de préparation (sur notre temps personnel), j’ai commencé ma première journée de travail avec pour horaire 13H00 – 00h00. L’ambiance est plutôt chaleureuse, plusieurs courtes pauses dans l’après-midi, puis vient le soir, où le rythme de travail devient plus soutenu tandis que les effectifs se réduisent. Passé 20h, quelque peu fourbu, je m’enquiers ingénument du dîner (prévu par contrat). On m’accordera une pause quelques minutes plus tard, sans explication. Vingt minutes, aucun repas, et retour au travail jusqu’à minuit. Fatigué et quelque peu agacé par ce manque de considération alors que, selon notre employeur temporaire, « nous sommes une équipe et l’on peut tout se dire » (cela a été martelé pendant la formation), je fais part de mon mécontentement d’une voix ferme mais restant dans le respect de chacun. La suite…

Je me suis fait licencier un dimanche.

Tu m’as laissé m’habiller avec les autres (tu avais préparé mon costume avec mon petit nom), tu m’as laissé rire avec les autres, tu m’as briefé pour la journée avec les autres, tu m’as serré la main sans un voile dans le regard, un sourire accroché sur tes bonnes apparences.

Tu me l’avais expliqué d’ailleurs, toujours le sourire, les apparences c’est le plus important.

Au moment du coup d’envoi, tu m’évitais soigneusement, je n’y voyais qu’un oubli, tu préparais mon licenciement.

Tu m’as emmené avec toi dans une salle dérobée. Tu as soigneusement refermé la porte, pour ne pas qu’on nous voie, pour ne pas faire de vagues. Les vagues, ça mouille, tu voulais probablement éviter une glissade.

Dans un dialogue où toi seul avais le droit de parler, tu as déroulé le film de notre collaboration en avance rapide pour me servir directement le générique, tu as fait une pause sur le mot Fin.

Je voyais la manette dans tes mains, j’avais beau la regarder à m’en fendre les paupières, tu m’as renvoyé dans le château de ma mère en bafouant la gloire de mon père ; je n’avais pas mon mot à dire le couperet était tombé.

Il te fallait justifier ta décision, ce ne fut pas difficile, mon statut précaire pointait pour moi aux abonnés coupables. A la fin de l’envoi, tu m’as touché :

« Nous considérons que tu n’es plus un asset* pour la team ».

Arrêtons-nous sur cette phrase.
Si, si prenons le temps, relisons-la ensemble.
Dépassons la dépersonnalisation qu’elle induit, teintée d’anglicisme à la mode et essayons de comprendre pourquoi elle a un sens pour toi ?

Ce n’était pas la première fois que tu les employais, je m’étais déjà amusé (tu vois je n’étais déjà pas un bon soldat, ton choix était somme toute avisé), je m’étais amusé donc de l’irruption de tous ces termes venus d’outre-Manche, ton ownership, tes asset à tout va, notre team, ton leadership…

J’y voyais un exotisme, je découvrais un nouveau monde, une nouvelle communication, un espéranto capitaliste. Mais je n’avais pas perçu la nature profonde de ce jargon : la distance de sécurité émotionnelle qu’il plaçait entre nous.

Tu n’as jamais utilisé mon prénom quand tu as mis fin à notre collaboration, évidemment, j’étais redevenu un asset, défectueux cette fois-ci, et tu n’avais pas d’autre choix que de me remplacer.
Mon tort, ce qui t’a poussé à ce choix sans retour était bien réel. J’ai ouvertement manifesté mon mécontentement quant à notre première journée passée ensemble. Désolé Roméo, tu ne fus pas le premier à qui j’offris mes bras pour quelques billets, je connais les codes et mon droit français…
J’ai pêché par sincérité, je n’ai pas voulu mettre en branle la grande machine administrative, j’ai pensé que de toi à moi cela pourrait se régler.

Je comprends que mille choses t’affairent et t’accablent, que nos responsabilités sont de loin incomparables, que je doive embrasser avec quiétude ta fatigue, ton stress et ta nervosité, parce que moi je ne les connais pas.

Et c’est vrai que pour moi tout roule, que je mène la belle vie. Je suis diplômé, sans emploi, je n’ai pas de quoi payer mon loyer, ma banquière et pôle emploi d’un commun accord m’ont radié, à moi les vertes prairies et la liberté ! Sur ce travail, je n’ai rien à perdre ! J’ai d’ailleurs pris un plaisir fou à apprendre par cœur l’historique de ta marque, à ingurgiter chaque ligne de la fiche détaillée de tes produits, j’accumule avec joie ce savoir jetable quand dans deux semaines quoi qu’il advienne, tu me serreras la main et oubliera mon nom. Non je ne t’en veux pas, ce n’est pas ta faute, c’était dans le contrat, notre durée était déterminée.

Toi tu as compris, il y a longtemps que tu as gommé l’arc de ton « D » pour ne garder que le « I ». Mais moi, à qui ce D colle aux basques, quand tu l’amputes dès le premier jour, je ne vois pas d’asset ni de team, je vois juste tous mes anciens D qui me pètent à la gueule, tous ces D que j’ai avalé, plein d’espoir, attendant Docilement que le vent capitaliste tourne en ma faveur.

Tu m’as finalement donné une leçon.

Tu attendais des excuses de ma part, que je ravale mes propos outranciers, mais je ne suis plus bon qu’à vomir, qu’à éructer tous ces D qui m’étouffent. Je te remercie sincèrement, mon amertume laisse doucement place à une sérénité que je ne pensais jamais retrouver. J’ai enfin compris que je ne voulais ni de ton monde, ni de ton management, ni de la philosophie qui dicte ta vie.

Je m’accroche solidement à mon éthique, à ma foi au changement. Des débris qui restent de ce que nous avions construit ensemble, j’en ai fait un radeau, je le pose au milieu de la route, je ne fais pas de happening, ou de geste contestataire, je sifflote mon hymne à la liberté et à un avenir humain. Si mille fois comme le roseau, je me suis plié sous ton souffle hiérarchique, aujourd’hui je sens mes racines pousser.

Du mât de mon radeau germe un chêne, mes feuilles grattent à ta fenêtre, tu verrais comme c’est beau dehors, si tu pouvais encore tourner la tête.

Grâce à toi j’ai compris une chose, désormais, je ne me courberai plus.

* un « atout ».