La question des inégalités est devenu un sujet ultra sensible, au cœur de l’actualité politique et économique. Les mouvements de contestation en France illustrent cette montée des luttes pour plus de justice sociale. En témoigne aussi, sur le plan intellectuel, le succès du livre de Thomas Piketty, Capital et idéologie (Le Seuil. 2019), dans lequel l’économiste montre, en s’appuyant sur des faits historiques, comment le capitalisme et la concentration des richesses au sein d’une fraction minoritaire de la société engendrent des inégalités de plus en plus importantes, qui vont à l’encontre des présupposés idéologiques et des valeurs sur lesquelles sont fondées les sociétés démocratiques. Une réflexion essentielle à l’heure où l’accroissement des injustices sociales divise la société, notamment sur le plan des revenus, de l’accès aux études supérieures, de la représentation des classes les plus pauvres dans le système politique. Piketty observe que 1% des gens les plus fortunés captent l’essentiel des richesses et que ce phénomène se vérifie partout dans le monde. Cette situation décrite par l’économiste, basée sur une abondante collecte d’informations, traduit une nouvelle donne qui n’est pas seulement économique.

L’avoir visible et l’être invisible

Depuis longtemps déjà, les philosophes ont montré le caractère pluriel des inégalités. Jean-Jacques Rousseau définit deux sortes d’inégalités. L’une qu’il appelle naturelle ou physique englobant la santé, l’âge, les forces du corps et les qualités de l’esprit, l’autre qu’on peut qualifier d’inégalité morale ou  politique parce qu’elle dépend d’une sorte de convention établie par le consentement des hommes. « Celle-ci consiste dans les différents privilèges dont quelques-uns jouissent, au préjudice des autres, comme d’être plus riches, plus honorés, plus puissants qu’eux,  ou même de s’en faire obéir ». (Discours sur l’inégalité. Hatier. 2007). C’est la « loi des brutes », le « péché »   (dans la terminologie de l’époque) qui « ont introduit dans le monde la différence des qualités et des conditions », écrit Nicolas Malebranche dans son Traité.

La « loi des brutes » a été bâtie à travers l’histoire par les élites, avec pour but de légitimer la société inégalitaire et l’idéologie propriétaire. Cette idéologie s’est installée dans les comportements, la politique, les médias et la communication, amenant à des formes d’inégalités sociétales. Les inégalités n’ont donc, pour Piketty rien de naturel. On connaît depuis toujours, ce qui oppose les jeunes aux vieux, les prolétaires aux bourgeois, les démunis aux nantis, ce qui divise progressistes et conservateurs, gens beaux et gens laids. Il y a également des façons de catégoriser plus récentes: d’un côté, les ratés de la mondialisation, les loosers, les « sans » ( domiciles fixes, emplois) ; de l’autre côté, ceux à qui le monde a profité, ceux qui ont tous gagné, les nantis, les « win win ». « La crise a fait monter la polarisation entre les gagnants et les perdants, les optimistes et les pessimistes, ceux qui manifestent un degré de satisfaction élevé dans leur vie et les autres » (Daniel Cohen, Yann Algan ; les origines du populisme. Le Seuil. 2019). On oppose aussi deux générations, celle du plein (des mythes, des idéologies) et celle du vide qui se retire du monde pour se réfugier dans le développement personnel. On trouve aussi des clivages plus douteux mais qui ont leur pertinence : les simples anonymes et les gens célèbres. Mais la division la plus médiatisée, devenue la plus politisée, est la division entre les élites et le peuple.

Cet ensemble d’oppositions, ci-dessus énumérées, trouve une nouvelle façon de voir: l’opposition entre visibles et invisibles. Cette division est théorisée par Nathalie Heinich, dans un ouvrage qui fournit une grille de lecture appréciable. Pour cette dernière, les inégalités s’expliquent aussi par les notions d’invisibilité sociale et de visibilité médiatique. Le titre de l’ouvrage « De la visibilité » (Gallimard) nous engage à regarder de plus près ce qui se joue derrière ces iniquités, appelons-les « post-modernes » et qui impacte les enjeux et pratiques de la communication entre les gens. La sociologue démontre ainsi que l’injonction à la visibilité, à l’époque contemporaine, conclut ceci : ce qui n’est pas visible ne peut être reconnu. Pour elle, l’invisibilité est au centre des crises que connaît la globalisation. D’une part, elle souligne l’accroissement des écarts entre pays nantis et pays pauvres, d’autre part, elle met l’accent, dans les pays riches, sur les phénomènes de déclassement, d’enclavement, d’exclusion et d’appauvrissement que connaissent certaines catégories sociales n’ayant pas accès aux biens communs et dont l’envie est d’être sinon reconnu, au moins vu. La quête de la visibilité qui hante le corps social est tout autant une quête narcissique qu’une quête d’égalité. Elle représente, pour les gens ordinaires, la façon la plus directe d’accéder à une égalité que l’ascenseur social ne permet 
plus de desservir.

Le capital de visibilité

 La quête de célébrité est un thème peu abordé par les philosophes. « Je pense donc je suis ». Cette sentence extraite du Discours de la méthode de René Descartes est l’une des citations philosophiques les plus connus au monde. On connait moins celle du philosophe érudit qui a donné son nom à une célèbre ville universitaire en Californie, George Berkeley (1685-1753), « être, c’est être perçu ou percevoir « . Esse est percipi aut percipere. Ce philosophe irlandais ne savait évidemment pas que, moins de deux siècles plus tard, l’injonction à la visibilité allait devenir une des valeurs clés de la période contemporaine. Rousseau est également un des premiers penseurs à avoir été montré l’importance du regard et le besoin d’être vu pour éprouver le sentiment d’exister. Aux 18ème et 19ème siècles, on taisait l’intime ; au 21ème siècle, on l’exhibe. A l’heure d’internet et de l’hypermodernité, cette assertion revêt une actualité brûlante : « Je suis visible, je suis vu, donc je suis ». Ce qui n’est pas visible en quelque sorte n’existe pas.

 L’impératif d’être visible est aujourd’hui un système avec sa propre économie. Le capital de visibilité analysé par Nathalie Heinich est un capital comme un autre. Il fournit à ceux qui le détiennent une supériorité sous forme de capital d’image, de réputation, ou de pouvoir. Tel qui s’est fait un nom dans la chanson le réinvestit dans le cinéma.Le privilège de la richesse que se sont attribuées « les brutes » n’est plus seulement fondé sur la propriété terrienne mais sur le capital patrimonial, le capital intérieur que forment les actions boursières. Il est  aussi adossé à une autre forme de privilège que constitue le capital de visibilité. A l’instar du capital économique, le capital de visibilité est quantifiable « par le nombre de personnes susceptibles de reconnaître quelqu’un au sens de l’identifier, […] la surface des images [qui lui sont] consacrées […] le nombre de fois [qu’] un nom apparaît sur un moteur de recherche internet », précise Nathalie Heinich. Il est cumulable et tend même à s’accroître spontanément par un effet d’autocatalyse: « plus une vedette est célèbre, plus son image est diffusée, et plus son image est diffusée, plus sa célébrité s’accroît ». Il est transmissible (caractère familial de sa distribution), rapportant des intérêts et convertible.

Dans la civilisation de l’image nourrie par le développement de la photographie, du cinéma, de la télévision et d’internet, « la visibilité repose essentiellement sur le fait d’être vu et reconnu, sur la possibilité de voir son image, fixe ou en mouvement, offerte au regard et largement diffusée, et son visage reproduit à des centaines de milliers d’exemplaires ». Ce monde de l’image est devenu un système dans lequel les élites se représentent et se reproduisent de façon quasi héréditaire, en respectant toutefois l’accès à la méritocratie.

D’autres sociologues suivent une approche de même nature, plaçant la visibilité au cœur des dispositifs de communication.« La visibilité devient substitut à l’éternité », souligne Nicole Aubert. D’après cette dernière, « nous sommes passés d’une société espace long/temps long où l’éternité était extérieure, externe, transcendantale, dans l’au-delà, à une société espace long/temps court ». Ceux qui passent leur temps à cumuler l’image d’eux mêmes dans les talk shows et autres débats, répétant la même scène depuis qu’ils ont élu domicile derrière l’écran, voient peu à peu leur moi hypertrophié devenir leur seule référence. Plus rien n’existe derrière l’image. De son côté, Jacqueline Barus-Michel souligne que  « la société hyper-moderne, qui rêve avoir dépassé la modernité, semble s’engloutir dans la contemplation enivrée d’un imaginaire visuel. Elle se regarde avidement dans le spectacle qu’elle se donne à elle-même, c’est une société sur écrans qui met le monde sur écrans, prend l’écran pour le monde et se prend elle-même pour ce qu’elle a mis sur écrans … Désormais, l’émotion remplace le sens (p. 25) » .

Le système des médias joue un rôle clé dans le processus de visibilité sociale.

Il agrège l’univers du showbiz et du spectacle, la production télévisuelle, le journalisme, les grands patrons, les intellectuels et les experts, les « top chefs » et les représentants politiques. A la télé, ces différentes catégories sont à domicile, propriétaires d’une part d’éternité. Leurs tenants ont leur rendez-vous réguliers. Les exaspérantes flatteries de ces people qui, s’aiment et s’embrassent en public, en se lançant des familiarités « en veux-tu, en voilà », devant un parterre de gens invisibles, occupent l’espace public. Les mariages consanguins vont bon train au sein de cette population, qu’il s’agisse des sportifs, des chanteurs, des stars des médias. Leurs progénitures se retrouvent sur les mêmes bancs des grandes écoles. La visibilité se transmet aux enfants comme un héritage. C’est particulièrement vrai dans la grande famille des vedettes du spectacle où règne l’endogamie sociale et se fréquentent et se congratulent les « fils et les filles de » : les Higelins, Halliday, Dutronc/Hardy, Gainsbourg/Birkin et autres, Chedid, Sardou, Béart, Depardieu, Cassel. Cette hyper-visibilité fonde une nouvelle aristocratie que le sociologue Pierre Bourdieu a décrit dans  « la reproduction » (Editions de minuit. 1970 avec J.C. Passeron).

Ce théâtre sacré est celui qu’a théorisé avant l’heure, il y a plus de 60 ans, le situationniste Guy Debord, dans son ouvrage clé : La société du spectacle (Buchet-Chastel. 1971). « Nous sommes arrivés au moment d’achèvement sans limite de la société » écrit-il. Ce que Guy Debord avait pronostiqué est aujourd’hui l’hyper-réalité. L’espace social contemporain est une grande scène de théâtre, disséminée et permanente, sans la moindre limite, où le monde visible et le monde invisible se rencontrent et se heurtent. Le seul impératif de l’existence : jouer son rôle, sur la scène afin d’obtenir la satisfaction de ses intérêts et réellement exister. Heureusement, « la visibilité n’est durable que si elle est marquée du sceau de l’exception, qu’il s’agisse de la fortune, de la beauté ou du talent », rappelle opportunément Nathalie Heinich (op.cit. De la visibilité). Au premier plan de cette comédie humaine, se trouve le « people » !

Les voyants et les people 

L’expression « people » désigne l’ensemble des célébrités amenées à satisfaire leurs publics, en exposant de façon ostentatoire les signes de leur richesse. L’ironie veut que le qualificatif « people » désigne ici le contraire de ce qu’il signifie d’ordinaire, version anglo-saxonne : non pas le peuple, c’est-à-dire les gens simples, mais les gens du (beau) monde. Ce qui est affiché à la vision d’autrui est davantage la forme que le fond, le corps que l’esprit, l’illusion que l’authentique. Bref, les people sont des aristocrates sans ancêtres. Du mot « people » dérive un phénomène : « la peopolisation », soit la constitution d’une « médiacratie » qui met sur le même pied d’égalité, les gens du show bizz, des médias, les gens de pouvoir, et les individus sortis de l’obscurité par leur mérite, leur performance personnelle, leur originalité ou tout simplement la chance. Les personnalités du petit écran représentent, plus encore, une « élite démocratique », incarnant parfaitement le fameux « rêve » du self-made man sorti de l’obscurité pour gagner du prestige, de  l’influence. Le récit ou plutôt le film de la médiacratie, c’est considérer le pouvoir du « people » comme une entreprise, comme une propriété. Comme ceux qu’on appelait, dans le temps, les diseux, les visibles contemporains « sont les bavards qui tels la mouche du coche tentent, malheureusement avec succès, de faire croire que c’est grâce à eux que tourne le monde. Ces visibles, faiseurs d’illusions ont pris le pouvoir » affirme Denis Ettighoffer. Ils ont le pouvoir dans la peau et leur seule visibilité les autorise, pleins d’eux-mêmes, à croire qu’ils font le monde et parlent vrai. Toute occupée à paraître savante devant le micro, l’expertise connaît aussi une crise d’image qui participe de cette peopolisation. Constituée en oligarchie, se suffisant à elle-même, elle se confond dans l’obsession quasi épidémique des consultants à se rendre visible à tout prix et à se constituer une réputation de politologue. A force de se regarder dans le miroir grossissant des cotations et des annonces médiatiques, elle ne voit plus rien du monde réel, sauf les défauts de communication, les mots de travers et les actes manqués de ceux qu’elle est censée analyser. Avec une morgue qui laisse parfois pantois ! Avoir trop confiance en soi finit par déformer la réalité. S’employant à transformer la politique en spectacle, les commentateurs experts et communicants n’ont plus qu’une seule raison : le jeu de la dérision. Ils organisent l’invasion de la société par le moi. Ce mal est délétère, car il n’a plus comme référent qu’un seul objectif: être voyant, attirer le regard ! Dans cette quête du « personal branding« , qui permet d’assurer le « marketing de soi » en « se la jouant », le Web est un précieux visa. Chaque profil cherche aussi à développer son « personal branling » soit l’enclin à s’auto-satisfaire de ces « n’importe quoi » sans intérêt, et d’en espérer un bénéfice. Qui n’a pas été pris en flagrant délit d’auto-promotion sur Twitter ou Facebook ?

Comme l’écrit Nietzsche, « celui qui possède, lorsqu’il ne s’entend pas à utiliser les loisirs que lui donne la fortune, continuera toujours à vouloir acquérir du bien » (Humain, trop humain). Celui qui possède peut se payer le parement de la culture et de l’art. De la sorte, il fait envie aux pauvres et aux illétrés. La vantardise de comédien, par quoi celui qui possède le capital de visibilité fait étalage de son aisance, évoque, chez celui qui en est dépourvu, l’idée que « l’argent seul importe ». Aussi bien, les non visibles aspirent-ils à être reconnus.

Qui sont les invisibles ?

Invisible : Etymologie, du latin invisibilis  : ce qui n’est pas visible, qui échappe à la vue. Au sens figuré, ce dont on ne parle pas ; qui n’est pas connu. L’invisible prend corps, dans un mouvement qui quelquefois fascine, intrigue, inquiète. « Je suis invisible, comprenez-moi bien, simplement parce que les gens refusent de me voir. » Ainsi s’exprime l’homme invisible dans le fameux roman éponyme de Ralph Ellison.  L’invisibilité ouvre aux paradoxes. Ainsi, « il est une personne qu’on ne reconnaît jamais parce qu’elle est constamment invisible, et c’est évidemment soi-même. » C’est aussi une force. Elle oriente les régimes de visibilité et les organise. D’après le philosophe Axel Honneth, l’invisibilité sociale témoigne d’un déni de reconnaissance des attentes des plus démunis.

A défaut d’être vu, l’invisible est une  construction sociale qui fait parler d’elle mais qui se heurte au refus d’entendre. La rue est son écran. Depuis plusieurs années, le discours politique s’est largement saisi du thème de l’invisibilité, principalement autour de l’exclusion. « Le SDF que je voie n’existe pas : il n’est pas vraiment là, je n’ai aucun lien avec lui. Nous rendons absent le sujet présent. L’invisible est produit comme tel par celui qui ne le « voit » pas parce que ce dernier n’a aucune vie sociale, aucun capital social : ni fonction, ni travail, ni logement etc. Je n’ai a priori rien de commun avec lui ni rien à apprendre avec lui : je suis impuissant » ( Guillaume Leblanc. L’invisibilité sociale. 2009). Dans un ouvrage (Le Parlement des invisibles, Paris, Seuil, 2014), l’historien Pierre Rosanvallon jette un regard nouveau sur ceux qui ont le sentiment d’être oubliés ou incompris et qui précisément sont « invisibles » parce qu’ils sont en manque de reconnaissance et ne disposent pas des moyens organisationnels pour se faire respecter. « Une impression d’abandon exaspère aujourd’hui de nombreux Français » confirme Rosanvallon. Pour lui,  cette masse indistincte et anonyme des « sans voix »  représente les « profondeurs de la société ». L’extension de l’invisibilité sociale se nourrit des désillusions que provoque la distanciation vis-à-vis des institutions et des médias. On parle aujourd’hui des «invisibles de la République»: toutes ces personnes ordinaires dont les institutions ne parviennent plus à satisfaire le besoin de reconnaissance sociale et qui se vivent comme des déclassés, négligés par l’état, déconsidérés socialement. Dans un livre au titre qui tombe à pique, (Les invisibles de la République avec Erkki Maillard, Robert Laffont. 2019) Salomé Berlioux évoque la profonde « inégalité territoriale, absente des radars médiatiques » de ces jeunes isolés qui vivent dans « la France périphérique », celle des zones rurales, des petites villes et des zones pavillonnaires, victimes de la fracture numérique qui les éloigne de l’information. Peur d’aller à la ville, peur de ne pas avoir les codes, de ne pas être à sa place, de ne pas être respecté… Salomé Berlioux souligne qu’ils sont résignés à l’échec. Ils représentent les deux tiers des jeunes Français et ils ne se sentent pas représentés. Ils sont dans l’angle mort des politiques publiques et des dispositifs d’égalité des chances. Ce ressenti négatif est au cœur de la fracture sociale et administrative  dénoncée depuis longtemps par les commentateurs économiques, en particulier, la difficulté de bénéficier, comme les autres, des services et des institutions sociales (désert médical, désert administratif, manque d’emploi, désert éducatif, désert numérique). Fracture au sein de laquelle il faut inclure, au premier chef, les « sans » (papiers, domicile fixe…) mais aussi les « internet manquants », principalement chez les personnes âgées et les jeunes précaires. Une dizaine de millions de personnes dans l’hexagone sont concernés par cette relégation citoyenne. Leur accès aux outils et leur connaissance des usages, limités voire inexistants, en feraient ainsi des « exclus ». L’exclu n’a pas de visage ni de voix qui soient accréditée. Il n’est ni vu ni entendu. Son invisibilité est subie. Elle est imposée, le plus souvent, par les circonstances de la naissance, le handicap, la vulnérabilité, la pauvreté.

Faut-il être visible pour exister ?

La société médiatique fait que les « petits », les gens ordinaires, les défavorisés sont de plus en plus au contact avec les célébrités. Comme l’explique Nathalie Heinich, les médias de masse favorisent le rapprochement avec le monde des célébrités, par la possibilité effective de les rencontrer avec des chances réelles de les égaler en accédant à la célébrité télévisuelle grâce aux émissions de télé-réalité et autres concours de la chanson. Ceux qui arrivent à se glisser dans le milieu et les mondanités deviennent parfois connus lorsqu’ils sont soumis au jugement non des professionnels mais des téléspectateurs. Le sondage, l’audimat permet de les détecter qui sur un trait de caractère particulier, qui sur son physique ou un exploit, qui sur l’originalité de son histoire, qui parce qu’il a témoigné d’un talent artistique. Grâce aux technologies de la communication, l’homme ordinaire est incité à partager via les réseaux sociaux ou les mass médias l’intimité et l’attention des gens célèbres. Qu’il s’agisse de télé-vérité, de télé-réalité ou, plus généralement, de jeux télévisés, la télévision est un intense vecteur de promotion à la visibilité pour des citoyens lambda, sans guère de compétence particulière, sinon leur enclin à accepter d’exposer en public une part, plus ou moins conséquente, de leur image ou de leur vie. Voilà qui ouvre la distribution du capital de visibilité vers le bas de l’échelle sociale, en direction des classes populaires, qui n’ont souvent guère d’autre ressource à leur disposition et n’ont pas non plus les mêmes codes de discrétion et de distinction que les classes plus favorisées. 

    La question que nous devrions tous nous poser est : que négligeons-nous de voir dans notre vie  de tous les jours pour que de tels phénomènes se produisent? Existerait-il des gens, parmi les dépourvus, dont nous ne saurions rien de l’existence et de la précarité ? Des groupes sociaux restent totalement en dehors de la représentation politique. Cette invisibilité sociale met en évidence le besoin insistant de reconnaissance civile. Selon l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES) le concept d’« invisibilité sociale » est de plus en plus pregnant dans le débat public. Dans un rapport (L’invisibilité sociale : une responsabilité collective), l’ONPES indique que nombre de personnes exclues ne réclament jamais rien et n’engagent jamais de recours. Jusqu’à ce qu’une soupape explose. Il est des invisibles qui apprennent à se rendre visibles en occupant et la rue et l’écran. L’actualité des ronds-points, pendant l’année 2019, a porté à un point d’incandescence cette volonté d’être omniprésent sur la place publique et de capter l’attention d’un pays entier sur leurs revendications.  Du jamais vu dans l’hexagone depuis mai 1968!

Des invisibles de marque jaune

C’est à peu près là, dans les lotissements pavillonnaires des petites villes, où se succèdent dans l’uniformité les maisons individuelles Phénix, à bas coût, qu’est née, dans les zones rurales délaissées, le phénomène des « Gilets Jaunes » en novembre 2018, phénomène très minoritaire à l’échelle de la France, comparée aux manifestations syndicales de masse, mais dont la radicalité a su fortement capter l’attention de l’opinion. En arborant la couleur jaune, l’invisible au gilet très voyant veut se faire voir, saturant les écrans et bloquant les routes pendant de longs mois. C’est une agence de publicité Lowe Strateus qui a lancé, pour la sécurité routière, l’idée d’un gilet jaune « haute visibilité » auquel le couturier Karl Lagerfeld a apporté sa touche.

Mais quel est ce jaune de l’invisible dont le succès est facilité par la viralité des médias sociaux ?  « La revanche des invisibles » a titré la presse à propos des « Gilets jaunes ». La sociologie du mouvement est complexe. Impossible de faire un pris de gros et de la ranger dans une seule catégorie. D’abord, le mouvement est pluriel, changeant avec le temps et évolutif. Diversifié, il est composé d’acteurs variés qui n’ont pas de projet commun. Il recoupe les jeunes ruraux dont parle Salomé Berlioux mais plus largement les déclassés des classes moyennes inférieures qui peine à payer leurs traites. Il s’agit de familles modestes, résidentes et résidents des zones rurales et des petites villes fortement dépendants de la voiture. Cette population rassemble, autour des ronds points, des employés, retraités, déclassés, mères célibataires, artisans, patrons de PME, petits agriculteurs, des chômeurs au RSA, des couples pris dans la spirale du surendettement, les étrangers en séjour illégal. Soit à peu près un échantillon représentatif de ce qui constitue peu ou prou la classe moyenne inférieure.

Le sentiment d’être enclavé, déclassé, est fortement vécu par les Gilets jaunes comme un mépris à leur égard. Paysage d’une France négligée et sans grand espoir de jours meilleurs. Volonté des manifestants d’être reconnus dans leur dignité. Les barrages mis en place par les Gilets jaunes aux ronds points des grands axes de circulation ont bloqué la France pendant plusieurs semaines. En France, une partie minoritaire de la population est engagée concrètement dans ce mouvement, mais il suscite dès son origine une forme de sympathie nationale. Les thématiques simples et concrètes qu’il soulève comme la taxe gaz oil et la limitation de vitesse à 80km/h recueillent l’adhésion d’un pourcentage important de Français. L’automobile représente pour eux une liberté fondamentale, celle de se déplacer. Elle est devenue un mode de vie. Au-delà de ces revendications, les gilets jaunes  éprouvent un vif sentiment d’inégalité. Une étude du Crédoc menée par Sandra Hoibian parle d’un « précipité des tendances et valeurs qui parcourent notre société : souhait de ne pas être le perdant dans une société qui valorise la compétition, rejet de l’autre alors que la méfiance s’installe entre les individus, recherche de pouvoir d’achat dans une société de consommation, souhait d’être visible et entendu dans un contexte saturé d’informations, inacceptation grandissante des inégalités, désir de liberté individuelle » (Sourcing Crédoc N°Sou2019-4730. Avril 2019)

Le rond-point autour duquel s’est structuré le mouvement est une collecte de ces solitudes sociales.

« Les Gilets jaunes ont découvert en passant que leurs souffrances individuelles est en fait collective », soutient Daniel Cohen (Interview France Inter). A la fois départ et arrivée de plusieurs voies de circulation. C’est sur ces carrefours giratoires que les gilets jaunes campent et se sont relayés des mois durant, jour et nuit pour bloquer la circulation. Chacun se souvient de ce sketch de Raymond Devos s’amusant à propos des ronds points. Dans ce sketch, la route par laquelle on arrive, comme les autres rues, est à sens unique : on peut entrer sur le rond-point, mais pas en sortir. «  Monsieur l’Agent ! Il n’y a que quatre rues et elles sont toutes en sens interdit. Il me dit : » Je sais…c’est une erreur. » Je lui dit « Mais alors…pour sortir ?… » Il me dit  » Vous ne pouvez pas ! » , « Alors ? Qu’est-ce que je vais faire ? », « Tournez avec les autres », « Ils tournent depuis combien de temps ? », « Il y en a, ça fait plus d’un mois. », « Ils ne disent rien ? », « Que voulez-vous qu’ils disent !…ils ont l’essence…Ils sont nourris…ils sont contents ! » (R. Devos). Ce sketch de l’humoriste est plein de bon sens et en dit long sur la nature du mouvement. Plusieurs éléments doivent être pris en compte.

Carrefour de l’ambiguïté et de la dissension, le lieu de ralliement des Gilets jaunes est marqué, comme nous le verrons, par une ambivalence qui lui a valu son déclin annoncé. D’un côté, un rond-point de la fraternité où se reconstitue du lien social et de la convivialité. C’est le côté sympathique des Gilets jaunes, une sorte de fête populaire comme l’étaient « dans le temps » les occupations d’usine. Certains y trouvent un espace de solidarité qu’ils ne trouvent pas là où ils vivent. Le terre-plein central se transforme en café de village et lieu possible de discussions entre conducteurs et gilets jaunes. De l’autre côté, le rond-point est aussi le carrefour de l’hostilité avec nombre de phénomènes d’intolérance : forte injonction faite aux automobilistes de signer une pétition de soutien, blocage des livraisons de journaux et menaces aux journalistes accusés d’être collabos, vive obligation de montrer son gilet jaune, sommation de klaxonner pour montrer sa sympathie, refus de discuter avec ceux qui ne partagent pas leur façon de voir, sans compter les radars vandalisés et les péages incendiés. Pour régler la circulation sur les ronds points, les Gilets jaunes se sont montrés particulièrement zélés à appliquer leur loi, accordant des droits ici, prononçant des interdits là. En occupant les carrefours, ils empêchent l’accès à d’autres voies, contraignent les conducteurs à stopper pour montrer patte blanche. Les carrefours giratoires sont aussi le symbole de l’indécision, de la contradiction, quand plusieurs voies sont possibles et qu’on ne sait vers laquelle s’engager. Chaque rond-point est vécu par ceux qui le contrôlent comme une prise de la Bastille en miniature.

L’effusion des Gilets jaunes exprime des tendances légitimes. On peut en effet reconnaître les difficultés sociales – déclassement, appauvrissement, enclavement – que connaissent, à travers eux, nombre de Français résidant dans « la diagonale du vide », défini par le démographe Herve Le Bras, auteur deSe sentir mal dans une France qui va bien (Editions de l’Aube 2019) comme « le rural profond, où les commerces et les services disparaissent ». Ces habitants connaissent le retrait progressif des aides à la mobilité. Le constat n’est pas récent, ni surprenant. Il est profond. Selon eux, la République ne leur donne pas accès « comme tout le monde » aux services publics. Cette lame de fond traduit également une fracture séculaire entre ville et campagne qui prouve la  forte pérennité d’un marqueur traditionnel : l’opposition Paris/province). Ce clivage témoigne clairement d’un ressentiment anti-jacobin contre l’état, contre la capitale, contre les élites. Le sentiment de la population est que rien ne change. Depuis trente ans, à chaque élection, on vote pour des candidats qui disent vouloir changer le monde de la finance, lutter contre la fracture sociale mais ne tiennent pas leurs promesses. « Ca suffit », clament les Gilets jaunes. Cette lame de fond populaire n’est pas seulement l’expression d’un ras le bol fiscal national, mais l’expression d’une mise en cause radicale du monde ultralibéral qui accentue l’écart entre riches et pauvres. Les dirigeants élus ne protègeraient pas assez des risques de la mondialisation. Enfin se lit, à travers la colère des manifestants, le déchirement par rapport à un monde qui s’efface et se défait, le mal d’appartenir à une génération sacrifiée, victime du déclin civilisationnel du monde rural. Ajouté à cela le sentiment d’être exclus du cybermonde à venir et victimes des soubresauts d’un univers en voie de disparition, sacrifiés sur l’autel des robots et de la mondialisation. Bref, au fond de l’invisible, les Gilets jaunes éprouvent le sentiment confus d’être en fin de cycle, sans avenir. Peut-être les derniers représentants d’une époque. Ils ne croient plus vraiment en rien et ne savent plus à quelle société ils appartiennent. D’où leur radicalité. Alexis de Tocqueville observe, en parlant de ses contemporains américains que « aussitôt qu’ils ont perdu l’usage de placer leurs espérances à long terme, ils sont portés à vouloir réaliser leurs moindres désirs, et il semble que du moment où ils désespèrent de vivre une éternité, ils sont disposés à agir  comme s’ils ne devaient exister qu’un seul jour.

Avec le temps et la permanence, installée au cœur du dispositif des médias, cette invisibilité subie des classes moyennes inférieures est devenue visibilité voulue, une marque de propriété collective haute visibilité. Elle a gagné la bataille de « l’actu » et acquis le privilège de la renommée au-délà de la France.

L’intervisibilité par les réseaux sociaux et les mass médias

L’une des forces du mouvement des Gilets jaunes est d’avoir su utiliser les réseaux internet et les masses médias ( en particulier, les chaines d’information en boucle) pour se faire reconnaître. Le Gilet jaune, que tout Français est obligé de détenir dans sa voiture pour des raisons de sécurité, est l’accessoire tout trouvé de leur visibilité. Le fait que le mouvement des Gilets jaunes soit né sur internet n’est pas indifférent à sa nature et à ses dérives, au son des buzz, des tweets et des blogs. Polyphonique, protéiforme, marqué par des revendications contradictoires, il témoigne de la versatilité des opinions, de la banalisation des rumeurs sur la toile. Facebook est ainsi devenu un « outil d’opposition » particulièrement redoutable dont témoigne la sympathie populaire accordée aux Gilets jaunes. On peut ainsi se demander si ce peuple difficile à spécifier n’est pas le peuple Facebook ?

Hypothèse : le mouvement serait ainsi structuré comme un réseau social, dans lequel s’expriment des positions sociales subjectives et non des classes sociales. Voyons en quoi. « L’utilisation que l’on fait des réseaux sociaux est tout sauf sociale, elle poursuit des objectifs purement individualistes » indique Andrew Keen (Digital Vertigo: Anxiety, Loneliness and Inequality in the Social Media Age. 2013 Griffin).Dans l’univers des internautes actifs, il y a seulement des individus qui surveillent leur « like », dans le but de vendre au mieux leur image afin d’obtenir le meilleur score de popularité. Nous sommes passés d’une ère industrielle de masse à une ère personnelle de réseau, où chaque individu joue sa survie sur sa visibilité en se diffusant comme une banale « marque ». Comme tout réseau social, Facebook représente une arme de mobilisation massive. La communauté compte dans l’hexagone 27 millions de personnes actives sur sa plateforme. L’ampleur du mouvement des Gilets jaunes est ainsi augmentée par sa dimension numérique : vitesse de propagation des nouvelles, proximité des liens entre personnes qui ont les mêmes intérêts, où il est facile d’avoir beaucoup d’ « amis », effet de bulle communautaire ou tout peut être amplifiée. Les algorithmes en usage ramènent toujours au même endroit. « On se laisse alors guider par des croyances étayées par des biais cognitifs auxquels notre cerveau est enclin, à commencer par le biais de confirmation, qui incite à aller rechercher d’abord les informations qui vont dans notre sens  » explique Gérald Bronner, auteur de « La démocratie des crédules » ( PUF). Selon le sociologue, les algoritmes nous dirigent ainsi vers des individus qui nous ressemblent et dont les propos confortent nos idées. On retrouve ici le symbole du rond-point, où l’on tourne en rond. Ainsi chez les Gilets jaunes, Facebook produit un effet d’enfermement, de radicalité et de puissance. Ce sentiment d’identité est amplifié par l’impact visuel de l’uniformité du Gilet jaune. La rapidité de contact entre internautes, la visibilité simplifiée, la dissimulation et l’insulte derrière l’anonymat, la viralité et la diffusion massive de fausses nouvelles forment les invariants de la force des réseaux. Il s’agit de toucher un grand nombre de destinataires, communiquer à faible coût, favoriser la circulation des rumeurs et obtenir une caisse de résonnance pour faire monter la tension. L’internet donne une illusion de transparence et de compréhension sur des sujets dont on ne vérifie pas la véracité. Il décomplexe. On sait jusqu’à quel point les forums sociaux sur le web favorisent la désinhibition. Chacun peut se lâcher sans retenue, sans aucun contrôle. Les algoritmes ont tendance à ne retenir que la parole qui fait le buzz. Les invisibles jaunes ont bien compris cette technique marketing en vogue. Ils sont devenus hyper-visibles et ont conquis leur « samedi » de célébrité, non seulement sur les ronds points mais sur les Champs-Elysées.

Cette hyper-visibilité a conduit à voir dans cette colère la représentation immodérée du mouvement social en marche. Cette vision déformée du « social » a, au fil des évènements, surtout mis en avant « l’a-social» que les réseaux sociaux véhiculent à travers leurs excès. A-t-on entendu un seul Gilet jaune évoquer l’intérêt de la France ? Qu’en est-il du soutien apporté par les Gilets jaunes aux autres catégories défavorisées ? il faut noter l’absence de grands fondamentaux dans les problèmes soulevés par les Gilets jaunes : les chômeurs, les migrants et les jeunes précaires. Autant de sujets carrément ignorés par les manifestants.En encourageant ainsi un recentrage de l’information autour des gens qui sont intimement et géographiquement proches, Facebook rassemble des communautés locales aux thématiques communes et aux intérêts similaires, par nature moins susceptibles de se déchirer autour de polémiques issues des débats nationaux. Les réseaux en ligne représentent une caisse de résonance puissante pour satisfaire à l’infatuation de soi-même des égos narcissiques des leaders Gilets jaunes. Ils sont devenus des « people », étrangers au bien commun. « Le problème, c’est l’entre-soi de petits groupes qui fonctionnent à la confirmation de ce qu’ils pensent les uns et les autres », souligne Marcel Gauchet, dans une interview des Echos (8 avril 2019).  « Le vrai danger qui menace aujourd’hui la démocratie, c’est l’impossibilité de communiquer entre des groupes d’opinions qui restent dans des cercles fermés en se séparant des autres ».

Un mouvement structuré comme un réseau social est-il un mouvement démocratique ? Ou une simple dramatisation sociale virulente ? Ou encore le ferment d’un totalitarisme ?

Sur le web, sur twitter et sur d’autres services en ligne, on est souvent anonyme et ne sait pas en général à qui on s’adresse. Le risque est que cet usage immodéré des réseaux en ligne détruise la vie de l’espace public, renforce les égoïsmes naturels et favorise la prise de pouvoir des « grandes gueules » lâches et anonymes. C’est le risque des Gilets jaunes. Les membres les plus extrémistes des groupes Facebook parviennent ainsi à imposer leurs thèmes. Les messages les plus virulents, les articles aux titres les plus spectaculaires, les commentaires les plus prédateurs, suscitent le plus de contagion. C’est ainsi que la capacité des réseaux sociaux paraît plus forte que la mobilisation effective. L’effet de bulle communautaire est un miroir grossissant. Les Gilets jaunes sont convaincus, à l’origine, de représenter une force de dix millions de Français, alors qu’ils ne sont que 280 000 au début du mouvement et moins de 20 000 au gré des manifestations. Leurs chiffres font office de chiffres officiels puisqu’ils dédaignent toute autre forme d’information autre que celle provenant de leur ressenti émotionnel. Ils ont pour eux, la puissance de feu de l’espace internet qui recueille aujourd’hui l’opinion d’à peu près les trois quart des Français. L’information traditionnelle, presse écrite et audivisuelle, se contente du quart restant de la population. Selon les spécialistes de l’univers du world wide web, nous ne parvenons à détecter que 50 % des mensonges auxquels nous sommes quotidiennement exposés à travers les sites en ligne. L’information émise par les professionnels des médias est en compétition directe avec les fausses nouvelles des blogers. La diffusion virale des fake news par des hackers habiles dotés de logiciels malveillants est désormais massive. Elle compromet le déroulement de la vie démocratique. Dans l’espace dérégulé de la radicalité qui prolifère sur internet, ceux qui parlent le plus fort sont les plus écoutés. La structure sociale des réseaux sociaux, produit des façons de voir simples et immédiates. Vous êtes d’accord, vous likez. Vous ne l’êtes pas, et vous pouvez proférer des insultes sans que vous soyez inquiétés. Dans l’assemblage spontané, sans leader et sans organisation, formé par les Gilets jaunes, les administrateurs de groupes Facebook ont endossé le rôle de porte-paroles du mouvement, en concurrence les uns avec les autres. Un internaute anonyme, à lui seul, grâce à son blog, peut faire bouger beaucoup de monde, pour peu qu’il soit marketing et persuasif. Ce qui explique la vanité de parler pour le peuple dans sa totalité. Il n’y a pas de gardes fous sur la toile et pas de limites dans l’outrance. On peut tout voir, tout dire, à tout le monde, en un rien de temps. La délation, le lynchage verbal, les théories conspirationnistes y vont bon train, en temps réel. Pas besoin d’entraînement pour pratiquer l’insulte, l’humiliation, l’atteinte à l’honneur, et le mépris. C’est si simple quand on est anonyme sur twitter. Un vrai embrouillamini mental où maîtres menteurs et plates-formes internet s’arrangent à qui mieux mieux pour créer la confusion et jeter le discrédit. Ironie de l’histoire, ils sont les fournisseurs de données bénévoles pour les superstructures que sont les géants du numérique, ceux-là même qui échappent aux règlements européens sur les taxes. Depuis le blocage des rond-points, la croissance du trafic en ligne, liée à la mobilisation des Gilets jaunes, fait ainsi les affaires de Facebook, Amazon et autres géants du commerce en ligne. Ces derniers sont les grands gagnants des manifestations. Ils profitent du chiffre d’affaire perdu des petites entreprises, des petits commerces et des artisans, victimes des ronds points fermés et des samedi violents. Dépendants de l’injonction au visible, façonnés par la toute puissance des réseaux sociaux, le combat des Gilets jaunes s’abîme dans l’aveuglement. A force de s’exhiber à tout prix, pour pouvoir exister le plus possible, les invisibles jaunes courent le risque de ne plus rien voir, de brûler leurs cartouches et d’éclipser toute autre contestation sociale.

Le peuple, un artefact

En dehors du sentiment d’appartenance à une marque « Gilet jaune », l’autre trait marquant du mouvement est de refuser des alliances et des compromis avec les formes de représentations sociales légitimes. Ils ne se retrouvent pas dans l’affiliation à la classe, ouvrière, à un syndicat où au monde paysan. Au « People » éternel des visibles s’oppose ainsi une visibilité plus complexe, gagnée elle aussi par le souci d’éternité : la mystique du Peuple ! Peut être, parce qu’ils désespèrent de pouvoir capitaliser assez d’éternité, les Gilets jaunes s’approprient-ils la dimension du peuple. « Nous sommes le peuple », clament-ils haut et fort. « Un peuple indompté » laissent entendre certains représentants de mouvements extrémistes, comme La France Insoumise, le Rassemblement National ou encore Debout la France.

Reprenons une question difficile, souvent posée: qu’est ce que le peuple ? En France, la notion de peuple se définit par rapport à un projet commun, l’idéal républicain, et non par rapport à la colère d’une minorité agissante. Selon Pierre Rosanvallon, « le travail de la représentation démocratique va impliquer la constitution d’un peuple fictif, au sens juridique du terme, en lieu et place d’un peuple réel devenu introuvable et infigurable. Il est la figure du commun, la forme d’une société d’égaux ; c’est-à-dire une façon cohérente de faire société. Il n’existe donc là que sous la forme d’une promesse ou d’un problème, d’un projet à réaliser ». Pour Jules Michelet, Jules Vallès, et tous ceux qui ont été les chantres du peuple dans l’histoire ou dans la littérature, le peuple n’est pas seulement un fait sociologique. Sous leur plume, le peuple est d’abord une force historique active et plurielle, qui intervient pour rompre l’ordre des choses. Il y a une raison du peuple. Nul ne peut prétendre posséder le peuple, nul ne peut prétendre être son unique haut-parleur. Le peuple n’est pas la foule animée que Gustave Le Bon, auteur de la Psychologie des foules, décrit comme « irresponsable », « contagieuse », et « dont la conscience s’est évanouie ». En démocratie, le peuple est représenté dans sa diversité. Le peuple n’est pas une fraction d’individus autoproclamée « peuple », mais une communauté de citoyens soumis aux mêmes lois, aux mêmes institutions politiques, liée par les mêmes coutumes. Ainsi, les Gilets jaunes, qui représentent entre 30 et 50 000 personnes (en février 2019), ne peuvent se prévaloir de l’ensemble du peuple français, mais d’une infime proportion. Les chiffres de participation aux différentes manifestations sont à relativiser. 30 000 personnes chaque semaine, c’est bien moins que la moindre manifestation sur l’éducation ou le climat qui enregistre en moyenne 80 ou 100 000 personnes. Elargissons la focale. En s’appuyant sur un point de vue hyperbolique, celui dressé par les chaines d’infos en ligne qui offrent une chambre d’écho au mouvement, on peut aussi considérer, comme formant le peuple, les milliers de Français qui ont subi les dégâts des manifestations et des blocages : les commerçants obligés de fermer boutique, les camions routiers qui n’ont pas pu circuler, les 70 000 travailleurs mis au chômage partiel etc…. Rappelons simplement qu’au sens arithmétique, le peuple c’est 37 millions de votants, soit 100 fois plus que les plus importantes mobilisations de gilets jaunes.

Au sens de l’organisation politique, il existe un peuple arithmétique : le peuple électoral. Il est à la fois une force dirigeante et une force de pacification dans la démocratie car il est le pouvoir du « dernier mot ». Le fait majoritaire est un pouvoir du dernier mot.Ce qui représente ce peuple, c’est alors le droit, les règles fondatrices du contrat social, la Constitution et les fondements de la vie commune. « Le peuple est moins une figure qu’une méthode, qu’une démarche. Cette méthode, on peut la définir en quatre temps : il faut des élections, de la délibération, des décisions et une reddition de comptes », fait observer Pierre-Henri Tavoillot dans son livre Comment gouverner un peuple roi ? (Ed.Odile Jacob. 2019). Cette posture auto-suffisante de l’entre-soi a pour effet de rendre les Gilets jaunes imperméables à tout argument rationnel et à invoquer la thématique insurrectionnelle.

Que les Gilets jaunes s’arrogent la référence d’être le peuple social incarné, issu de 1789, comme une évidence qui ne souffre aucune contradiction, voilà ce qui choque nombre de citoyens pour qui le peuple n’est pas réductible à une classe, ni à un événement, mais renvoit à une entité diffuse et plurielle, difficile à circonscrire dans un nombre ou une quantité. Car en fin de compte, le bon sens démocratique veut que nous soyons tous le peuple. Souvenons-nous des marches républicaines massives, en hommage aux victimes,  après le massacre de Charlie Hebdo. « Nous sommes un peuple » titrait le quotidien Libération en Une de son édition du 7 janvier 2015 pour qualifier les 4 millions de personnes qui ont manifesté en France contre le terrorisme. Soit la plus grande mobilisation jamais recensée dans le pays, toutes opinions et catégories confondues.

Le populisme anti-système

Autour de cette ambiguité de l’appel au peuple vrai se développe le populisme. Pour les populistes, la seule forme pure de démocratie serait le référendum, la représentation parlementaire, étant considérée comme « pourrie ». Le terme de populisme qui s’est substitué à l’invective « fascisme », quand il s’applique à l’extrême-droite, recouvre tant de réalités diverses qu’il ne définit plus rien. Ou trop de choses. Cette conception réductrice du peuple n’appelle pas le débat. Armée d’une rhétorique de l’excès et du complotisme, elle proclame que le combat pour la liberté et l’égalité doit être mené au nom de la préservation des valeurs nationales contre l’étranger. Pour le philosophe Peter Sloterdijk, le populisme est« le stade actuel du malaise dans la civilisation », « la forme agressive de la simplification ». La perte culturelle engendrée par les médias sociaux est soutenue par des réflexes pavloviens. Le populisme plonge ses racines dans la petite propriété et déploie ses ramures autour de valeurs autoritaires désinhibées ? Tout comme le communautarisme conservateur qui puise sa base dans les coutumes et les traditions, le populisme se tient à l’écart de l’idéologie du progrès. Il n’accepte pas les compromis entre partis.

Selon la doctrine populiste, le peuple, c’est ceux sur qui s’exerce le pouvoir. Le peuple est naturellement bon, vertueux, et les élites, elles, sont corrompues et moralement inférieures. Ces courants accusent les élites d’afficher une arrogance grandissante à l’égard des plus démunis. Les enquêtes montrent que le point commun des populistes est la méfiance à l’égard d’autrui, le voisin, le migrant. Ils revendiquent l’idée de « protestation anti-système » fédérant la masse des détestations s’exprimant contre les élites. L’objectif affiché est de créer la confusion en faisant valoir une sorte de majorité légitime de mécontents parmi lesquels on retrouve de tout. Le vote contestataire ou l’abstentionnisme en sont des vecteurs. Trois millions de citoyens ne sont pas inscrits sur les listes électorales (7% de l’électorat potentiel). Parmi les anti-systèmes, il faut inclure aussi les minorités organisées hyperactives mues par des référents sociétaux ; animalistes, alternatifs, zadistes, indignés. La contestation anti-systèmepuise dans la leçon libertaire et l’anticapitalisme ses principaux arguments. Les mouvements identitaires en font aussi leur marque. Longtemps marginalisée et invisible, sinon diabolisée, la tendance ant-système est devenue une des formes du conformisme démagogique, reprise à son compte par les gens connus qui trouvent quelque avantage à déclarer leur fibre invisible, en glissant vers le « vulgaire » sous prétexte d’authentique. Cette contestation exprime une poussée hors des jeux des partis, au secours des invisibles, exclus et autres oubliés de la société. Certains mouvements politiques plus traditionnels expriment aussi cette tangente anti-système. Au FN et à La République en Marche, on se dit contre les partis, « ni gauche ni droite ». La perversité de certaines de ces composantes politiques ayant accédé à la légitimité du visible, c’est de se dire en sympathie, sinon en compréhension, avec le peuple d’en bas. De sorte que les visibles populistes, quand les circonstances se présentent, s’accordent avec une grande aisance démagogique, aux invisibles. Les puissants de ce monde versent également dans la verve anti-système. Le meilleur exemple est Donald Trump. Il accède à la présidence des Etats-Unis, après avoir martelé durant sa campagne qu’il était l’ennemi de l’establishment (les partis politiques, la presse, etc…) . Le paradoxe est patent : les visibles qui se disent proches des invisibles, c’est l’histoire du bœuf qui veut se faire aussi petit que la grenouille. Si certains invisibles veulent être vus, nombre de visibles s’estimant victimes de leur succès, recherchent l’anonymat. Si le narcissisme indispensable à la confiance en soi est un ingrédient essentiel à la réussite, sachons qu’un peu trop de visibilité et l’image se floute. Elle vire à l’obscénité. Le philosophe Byung-Chul Han, lauréat du prix Bristol des Lumières,s’insurge contre ce « péril du trop visible » qu’il n’hésite pas à qualifier de « pornographique » (in « La société de la transparence »). « Dans une société de l’exposition, chaque sujet devient son propre ‘objet-à-vendre’ », écrit-il. Soumis à la pression exigeante de leurs publics, les stars et les gens connus savent se protéger et se rendre invisibles. Ils se cachent pour être heureux, éviter les appareils des paparazzi, échapper aux flashs et fuir les foules. Ils sont assez vite conscients du risque de vulgarité ou d’inauthenticité qu’ils courrent s’ils se contentent d’être vus. Bref ils veulent, de temps à autre, mettre leur visage à l’abri et se redonner un peu de fraîcheur, dans la discrétion. « Un héros doit rester inconnu, la célébrité pouvant être ainsi entachée de soupçon » (Nathalie Heinich. De la visibilité. Gallimard. 2012). La manœuvre est assez facile à opérer : les people possèdent tous un anneau de Gygès. Dans la fable, cet anneau magique aussitôt qu’on le tourne sur son doigt rend la personne capable de passer de l’invisible  au visible ( et vice- versa), ce qui permet sans effort de s’emparer des richesses et du pouvoir tout en simulant la pauvreté. L’ironie chez nombre des vedettes médiatiques est de s’afficher rebelle, bohême, négligé, près du peuple, sans dédaigner leur mode de vie bling bling. Ne cédons pas à la facilité médisante. Certains sont sincères et parfois utiles pour la cause des faibles et le soutien solidaire. De même, lorsque les invisibles accèdent à la notoriété, à leur tour ils reproduisent à la longue les mêmes réflexes que les gens célèbres, cédant aux caprices du pouvoir d’être vus. Les nouveaux réseaux sociaux les y encouragent en continu et en accéléré. Les bouleversements nés de l’explosion technologiques ont une incidence psychologique insuffisamment prise en compte. La visibilité change les hommes et in finé, les dépasse.

En fin de compte, les célébrités, les invisibles médiatiques et les intervisibles des médias sociaux, se retrouvent dans la même obsession à accaparer la place publique, à fabriquer la réalité à leur façon. De l’invisible au visible, il n’y a pas de contradiction mais une façon d’évacuer le réel. Nous venons de voir à quel point la marque jaune qui s’arroge la propriété du peuple et qui occupe depuis plus d’un an le pavé, les chaines d’infos en boucle et les médias sociaux est devenue, à la façon d’un spot publicitaire hebdomadaire, jaune fluo sur fond noir, d’une visibilité « hype ». D’ailleurs Karl Lagerfeld en a fait un coup de pub. L’omniprésence quasiment publicitaire des Gilets jaunes a relégué au second plan l’invisibilité subie des « délaissés », des « exclus », des « sans voix »,  des « inconnus »,  ceux que  Salomé Berlioux nomme « les invisibles de la république ». Sans pouvoir de reconnaissance, ces derniers continuent de ne pas exister médiatiquement. Ils restent les absents de l’histoire.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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