Quelques romans qui parlent du capitalisme, de secrets de familles, de la guerre Iran-Irak et de comment les medias ont « fait » l’affaire Dominici.

Permission

Par Céline Curiol


On s’y croirait. Au sein de cette Institution, oĂč il occupe l’obscure fonction de « rĂ©sumain », le hĂ©ros consigne ses moindres gestes avec la minutie d’un naturaliste, et son quotidien devient peu Ă  peu le nĂŽtre. Puis, d’Ă©tranges Ă©vĂ©nements fissurent images-1-3.jpgla routine de l’organisation du travail en mĂȘme temps que son adhĂ©sion aveugle Ă  celle-ci : une permission qui tarde sans raison alors que le hĂ©ros veut rendre visite Ă  son pĂšre malade, et surtout un certain A. qui lui fait dĂ©couvrir la fiction, un genre aboli dans cette sociĂ©tĂ©…

L’espace de l’Institution est carcĂ©ral : les lumiĂšres des couloirs ne s’Ă©teignent jamais, note le narrateur, dotĂ© Ă  son arrivĂ©e d’un matricule et d’un uniforme gris souris correspondant Ă  son grade. Permission s’inscrit ainsi dans la lignĂ©e des romans sur l’entreprise qui, comme Un monde parfait de Philippe Laffitte (Ă©d. Buchet-Chastel, 2005) ou RĂ©solution de Pierre Mari (Ă©d. Actes Sud, 2005), racontent la tentation totalitaire du capitalisme. La rĂ©fĂ©rence Ă  Kafka y est trĂšs prĂ©sente, les personnages n’ayant pas de nom ou Ă©tant dĂ©signĂ©s par de simples initiales. CĂ©line Curiol explicite cependant la rĂ©fĂ©rence. On peut en effet reconnaĂźtre Kafka dans Dumika, l’auteur que le hĂ©ros et son compagnon lisent clandestinement. Et l’issue attendue du roman n’est pas sans rappeler celle du ProcĂšs.

Le hĂ©ros de Permission est par ailleurs un employĂ© passif, isolĂ©. C’est une figure rĂ©currente dans cette littĂ©rature, qui s’oppose Ă  celle de l’ouvrier combatif des romans Ă©piques Ă  la Zola, libĂ©rĂ© par l’aventure collective de la grĂšve – et ceci, quelle que soit l’issue de « la lutte », comme on le voit dans Les vivants et les morts de GĂ©rard Mordillat (Ă©d. Calmann-LĂ©vy, 2004).

Il s’agit d’un rouage du systĂšme, plus ou moins asexuĂ© – il faut ĂȘtre cĂ©libataire pour entrer au service de l’Institution -, s’opposant cette fois-ci Ă  une autre figure de l’aliĂ©nation en entreprise : le cadre prĂ©dateur Ă  la Bret Easton Ellis, dont 99 francs de FrĂ©dĂ©ric Beigbeder est un avatar, mais qu’on retrouve aussi dans Marge brut de Laurent Quintreau (Ă©d. DenoĂ«l, 2006) ou dans la tradition du thriller d’entreprise.

Dans l’univers clos de ces romans, comme dans 1984 de George Orwell, les mots veulent souvent dire le contraire de leur sens littĂ©ral. C’est Ă  la fois une des caractĂ©ristiques de la propagande totalitaire et du jargon managĂ©rial. « Chacun est mis en concurrence avec celui auquel il tourne le dos. C’est une mĂ©thode d’Ă©mulation collective », explique par exemple le narrateur de Permission.

Autre rĂ©fĂ©rence Ă  Kafka, la figure du double, fortement prĂ©sente chez CĂ©line Curiol : les surveillants de l’Institution vont deux par deux, de mĂȘme que les employĂ©s du bureau des ressources humaines. Mais surtout, le personnage de A. ressemble Ă  s’y mĂ©prendre au narrateur et quand il l’empoigne puis qu’il l’embrasse, on comprend qu’il a Ă©tĂ© en lutte avec lui-mĂȘme avant de s’apaiser.

Comme beaucoup d’ouvrages sur l’entreprise, Permission peut Ă©galement ĂȘtre lu comme un livre sur le travail littĂ©raire. Mais c’est aussi, et on rejoint la rĂ©flexion sur le capitalisme, un livre sur l’objet littĂ©raire, comme produit.

Ainsi, sous la pression de A., le hĂ©ros se met Ă  Ă©crire, imitant notamment Dumika. Et rapidement la fiction l’envahit, y compris dans sa fonction de « rĂ©sumain », l’empĂȘchant de retranscrire comme il faut les discours des « dĂ©lĂ©guĂ©s ». On a d’ailleurs le sentiment, au sein de cette Institution, d’ĂȘtre face Ă  l’inflation d’une Ă©criture qui tente en vain de rendre compte du rĂ©el au travers une armĂ©e de « rĂ©sumains ». Renvoie-t-elle Ă  celle d’un marchĂ© du livre sur lequel plane le risque, comme dans l’univers dĂ©peint par CĂ©line Curiol, de la mort de la fiction ?

On peut Ă©galement pointer des anachronismes dans un rĂ©cit par ailleurs trĂšs rigoureux, qui nous font penser que l’exigence de l’Institution renvoie Ă  celle de l’Ă©criture littĂ©raire : il existe un dehors, d’autres secteurs Ă©conomiques, et le narrateur, qui avait un autre travail auparavant, y est entrĂ© volontairement, avant de ne plus pouvoir en sortir.

D’autres romans qui ont rĂ©cemment traitĂ© du monde du travail, comme L’argent, l’urgence de Louise Desbrusse (Ă©d. P.O.L, 2006) ou Cendres et mĂ©taux d’Anne Weber (Ă©d. du Seuil, 2006), ont mis en scĂšne cette tension entre le travail en entreprise et le travail littĂ©raire. Dans le texte d’Anne Weber, qui dĂ©crit la circulation des objets dans une entreprise fabriquant des prothĂšses dentaires, la crĂ©ation artistique ne semble pas se situer au-dessus de ce processus quand l’auteure se pose la question de la « carriĂšre » littĂ©raire. Le narrateur de Permission se rend compte de son cĂŽtĂ© que les dirigeants de l’Institution s’adonnent Ă  un trafic de livres… On retrouve ainsi la tentation totalitaire du capitalisme, dont la capacitĂ© Ă  tout rĂ©cupĂ©rer, y compris l’activitĂ© artistique, semble dĂ©sormais infinie.

Ed. Actes Sud, 255 p. 19 euros.

Les gadoues

Par Philippe Delepierre

Ce n’est pas par hasard que les hĂ©ros des romans de Philippe Delepierre sont souvent des enfants. Dans une langue truculente et poĂ©tique, semĂ©e d’argot et de jeux de mots, celui-ci raconte en effet le pouvoir immense de la rĂ©silience. Ainsi, Gil, qui habite une petite ville ouvriĂšre du Nord de la France dans les annĂ©es 60, voit dans les gadoues, les boues fĂ©tides de la dĂ©charge voisine, un « filon » oĂč pĂȘcher toutes sortes de marchandises Ă  revendre. MalgrĂ© les moqueries du voisinage, il ne s’afflige jamais du sort de son demi-frĂšre trisomique : « Lui, le vilain petit canard, le pĂ©chĂ© originel […]descendant de Gengis Khan, prince des steppes, frĂšre des Huns pourfendeurs des Romains, Trisomic-Marcel, mon pote, mon grand frĂšre. »

« Les Gadoues » renoue par ailleurs avec une tradition du roman racontant une enfance populaire, qui, des Ritals de Cavanna Ă  OuvriĂšre de Franck Magloire (Ă©d. de l’Aube, 2002), s’ouvre sur de beaux portraits de mater dolorosa. Ici, c’est Marie-Rose, la mĂšre de Gil, dont le petit garçon va dĂ©coder l’histoire secrĂšte. Dessinant pour cela un univers enfantin, peuplĂ© de marques – oĂč Moulinex libĂšre la femme -, de jeux et de bagarres, Philippe Delepierre nous prouve encore une fois, avec cette verve bien Ă  lui, le pouvoir libĂ©rateur de la poĂ©sie.

Ed. Liana Lévi, 350 p., 18 euros

Comme tous les aprĂšs-midi

Par ZoyĂą PirzĂąd

Un quotidien peuplĂ© des bruits de la rue, fait de petits gestes, de brĂšves histoires de femme, infiniment subtiles, qui racontent le temps qui passe, entre le samovar et le jardin en fleurs… Les nouvelles de l’auteure iranienne ZoyĂą PirzĂąd semblent ainsi rĂ©pĂ©ter un mĂȘme rĂ©cit, celui d’un enfermement sans fin, oĂč l’on trouve nĂ©anmoins une fenĂȘtre, souvent au centre de ces textes, d’oĂč la narratrice guette son mari ou observe un double fĂ©minin. Ce sont des histoires pleines de non-dits, qui parlent de la guerre par exemple en l’Ă©voquant Ă  peine. Des fragments, peuplĂ©s de surnaturel, finement tissĂ©s, aux multiples sens cachĂ©s.

Ed. Zulma, 155 p., 16,50 euros

La tragédie de Lurs

Par Jean Meckert

Quand les Ă©crivains font du journalisme on se retrouve toujours avec des objets intĂ©ressants. Jean Meckert a enquĂȘtĂ© en 1952 sur l’affaire Dominici. AprĂšs le meurtre sanglant d’une famille anglaise, on voit peu Ă  peu la rumeur s’emparer de la vie du vieux Gaston Dominci, qui frĂ©quente des communistes, rappelle l’auteur. Il examine ainsi de prĂšs le rĂŽle tenu par les medias dans l’affaire judiciaire.

Ed. Joëlle Losfeld, 248 p., 10 euros

Au sujet de NaĂŻri Nahapetian

Naïri Nahapétian est née à Téhéran de parents arméniens. Elle a quitté l'Iran à l'ùge de 9 ans, aprÚs la Révolution islamique. Elle vit à Paris. Journaliste free-lance durant plusieurs années, elle travaille actuellement pour le mensuel Alternatives économiques. Elle est l'auteure de l'essai L'Usine à vingt ans paru dans la collection « Bruits » (Les petits matins/Arte éditions, 2006) et publie réguliÚrement des nouvelles, notamment dans les revues Rue Saint Ambroise

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SANTE

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