En amont de la conférence sociale des 20 et 21 juin prochain, la Fondation Nicolas Hulot publie une note* pour rappeler les liens étroits qui unissent les questions sociales et écologiques.

S’il existe de nombreuses bonnes raisons de vouloir sauver nos démocraties de leur corruption par les inégalités, la raison écologique est peut-être la plus fondamentale.

Cet enjeu écologique de la crise contemporaine des inégalités peut d’abord être compris de manière micro-écologique. Du côté des riches, l’économiste et sociologue américain Thorstein Veblen (et sa « « consommation ostentatoire ») nous apprend que le désir d’imitation des modes de vie des plus fortunés par la classe moyenne peut conduire à une épidémie culturelle de dégradations environnementales. Du côté des pauvres, Indira Gandhi, seul chef d’Etat présent au sommet fondateur de Stockholm en 1972, nous enseigne que « la pauvreté et le besoin sont les plus grands pollueurs » : la pauvreté conduit dans le monde en développement à des dégradations environnementales insoutenables mais rendues nécessaires par l’urgence sociale de survivre. Ces dégradations résultent d’un arbitrage perdant à moyen terme entre bien-être présent et futur : les ressources naturelles constituant de fait le véritable patrimoine de la majorité des habitants des pays pauvres, leur dégradation se traduira à terme par un appauvrissement des populations. L’éradication de la pauvreté est donc un objectif écologique à condition qu’elle ne soit pas considérée comme un simple rattrapage sur le mode de l’hyperconsommation mais qu’elle entre dans le cadre d’une redéfinition de la richesse et de ses indicateurs.

Il est encore plus intéressant de raisonner de manière macro-écologique, en considérant les effets dynamiques de la relation entre riches et pauvres et non seulement les comportements isolés des uns et des autres. Cinq mécanismes apparaissent alors.

1) L’inégalité accroît inutilement un besoin de croissance économique potentiellement nuisible à l’environnement

Le raisonnement est ici intuitif : plus la création de richesses d’un pays est accaparée par un petit nombre, plus le reste de la population aura besoin de compenser cet accaparement par un surcroît de développement économique. Le besoin de croissance économique sera donc inutilement gonflé par l’inégalité. La situation des Etats-Unis au cours de la période la plus récente est à cet égard particulièrement frappante. Les données produites par les économistes Emmanuel Saez et Thomas Piketty pour la période 1993-2011 montrent qu’un pourcent de la population américaine a accaparé soixante-quinze pourcents de la croissance économique. Une meilleure répartition des revenus aurait permis de diminuer la croissance totale nécessaire à la satisfaction des besoins de l’immense majorité des Américains, alors même que cette croissance n’est pas aujourd’hui, c’est un euphémisme, orientée vers l’économie verte (susceptible de minimiser les dégradations environnementales engendrées par le développement humain).

2) L’inégalité accroît l’irresponsabilité écologique des plus riches au sein de chaque pays et entre eux

L’inégalité, en accroissant l’écart de revenu et de pouvoir entre les habitants d’une même société ou de deux pays différents, aggrave l’incitation à l’externalisation des coûts propre au capitalisme, au niveau national comme international. Parce que l’écart entre les riches et les pauvres s’accroît, il est plus facile de transférer les dommages environnementaux des riches (individus et pays) vers les plus pauvres. L’inégalité de revenu et de pouvoir agit alors comme une dés-incitation à la responsabilité écologique ou, si l’on préfère, comme un accélérateur d’irresponsabilité écologique.

Prenons l’exemple concret d’une entreprise confrontée à un choix de production : elle peut d’un côté vouloir réduire l’impact écologiquement nuisible de sa production ou de l’autre vouloir minimiser le coût économique de la compensation du dommage qu’elle causera. L’inégalité de revenu et de pouvoir agira doublement pour inciter l’entreprise à localiser sa production dans une zone socialement défavorisée, où les habitants disposent de faibles revenus et de faibles capacités de mobilisation : d’une part, parce que la disposition à payer pour la qualité environnementale y sera faible (la compensation d’un éventuel préjudice écologique sera également minime) ; d’autre part, parce que le risque d’une action collective qui pourrait s’opposer à cette production dommageable sera limité par la faible puissance politique des habitants. Le raisonnement vaut au plan international et constitue l’arrière-plan de nombreux épisodes catastrophiques tragiquement humains, qu’il s’agisse du désastre chimique de Bhopal en décembre 1984 ou de la pollution du Delta du Niger aujourd’hui.

3) L’inégalité, qui affecte la santé des individus, amoindrit la résilience social-écologique des sociétés et affaiblit leurs capacités collectives d’adaptation

De nombreux travaux de recherche confirment aujourd’hui l’impact néfaste des inégalités sur la santé physique et mentale des régions et des nations (voir notamment les travaux britanniques pionniers de Richard Wilkinson et Michael Marmot et la recherche contemporaine sur les « inégalités sociales de santé »).

La notion de résilience, aujourd’hui très répandue dans les travaux scientifiques de différentes disciplines et dans le débat public, désigne au sens large la capacité d’un système à tolérer un choc et revenir à l’équilibre après celui-ci sans changer de nature. La vulnérabilité aux désastres dits « naturels » ou aux crises écologiques au sens large, est souvent décrite comme la résultante de l’exposition au choc et de la sensibilité à celui-ci, ces deux éléments constituant l’impact potentiel du désastre sur un individu ou une collectivité. Il faut ensuite soustraire de cet effet potentiel la capacité d’adaptation et la résilience pour avoir une idée de l’impact final du choc écologique sur les populations. Sur chaque terme de cette équation (exposition, sensibilité, résilience, adaptation), l’inégalité de revenu et de pouvoir produit un effet négatif. Les inégalités conduisent en somme à un décuplement des dommages sociaux engendrés par les chocs écologiques.

4) L’inégalité entrave les capacités d’action collective susceptibles de préserver les ressources naturelles

Selon la « logique de l’action collective » (le cadre théorique formulé par l’économiste Mancur Olson), un petit groupe d’individus riches, convaincus qu’ils seront ceux qui en tireront le plus grand profit, serait prêt à assumer le coût élevé de politiques environnementales ambitieuses. Les plus riches ont en effet pour eux, sur le plan logistique, l’avantage du petit nombre. Un groupe plus large, dont les revenus seraient plus hétérogènes, ne saurait, dans la perspective d’Olson, trouver les moyens de s’organiser efficacement pour protéger l’environnement.

Ce modèle, qui pourrait laisser penser que l’inégalité est favorable à la préservation des ressources naturelles, a pourtant été doublement démenti, de façon très convaincante. De nombreuses études montrent d’une part que l’inégalité est dans les faits défavorables à une gestion soutenable des ressources communes, en désorganisant et en démobilisant les communautés humaines. Les travaux d’Elinor Ostrom ont par ailleurs montré que les bonnes institutions, qui permettent aux communautés de préserver à long terme les ressources naturelles essentielles à leur développement, sont, au contraire de ce que la logique de l’action collective pourrait laisser croire, fondées sur des principes de justice et de réciprocité.

5) L’inégalité réduit la sensibilité des plus modestes aux enjeux environnementaux et la possibilité de compenser les éventuels effets régressifs des politiques environnementales

Plus les inégalités de revenu sont importantes et moins il est aisé de sensibiliser les individus les plus défavorisés aux enjeux écologiques, enjeux qui supposent de projeter son bien-être dans le temps et de s’abstraire en partie des difficultés du présent. Dans une société où la pauvreté et la précarité s’accroissent, la sensibilité environnementale décline… naturellement. Ce problème de l’acceptabilité politique est encore renforcé par la contrainte budgétaire publique. Car l’inégalité rend également plus complexe, voire impossible, la mise en œuvre de mécanismes de compensation efficaces pour contrer les éventuels effets régressifs de certaines politiques environnementales (la taxation du carbone par exemple). Plus la pauvreté et la précarité s’accroissent et plus la compensation sociale des politiques environnementales s’avèrera coûteuse.
Des inégalités environnementales aux inégalités sociales : le cycle de l’injustice

Si les inégalités de revenu et de pouvoir contribuent puissamment à nos crises écologiques, elles s’incarnent aussi dans la montée en puissance des inégalités environnementales. Ces dernières sont multiples, on se concentrera ici sur deux de leurs dimensions : l’inégalité face aux désastres dits « naturels » et l’inégalité face aux nuisances et aux pollutions.

L’inégalité sociale devant des catastrophes non pas « naturelles » mais social-écologiques – dès lors que, de plus en plus, leurs causes et leur impact sont déterminés par les sociétés humaines – est bien documentée : la canicule ayant frappé Chicago en 1995, la canicule de 2003 en France et en Europe ou encore l’ouragan Katrina en 2005 furent autant de révélateurs et de catalyseurs de l’inégalité sociale.

L’inégalité humaine n’est pas moins grande face aux nuisances et aux pollutions quotidiennes de l’environnement. C’est d’abord vrai au plan mondial, les études de l’OMS montrant que l’environnement affecte de manière significative plus de 80% des principales maladies et déterminent notamment les facteurs déclencheurs des maladies chroniques, qui représentent désormais près des deux tiers des décès annuels sur la planète. Le médecin et chercheur Paul Farmer (Harvard) montre dans ses très nombreux travaux comment de nombreuses maladies sont, dans le monde en développement, des « symptômes biologiques de lignes de fracture sociales ». C’est ensuite vrai en Europe, où la Commission Marmot a établi en 2010 qu’un écart de dix ans dans l’espérance de vie pouvait séparer les habitants des quartiers les plus favorisés des quartiers les plus défavorisés au Royaume-Uni. C’est enfin vrai en France, où deux types de résultats commencent à être articulés et soumis à l’attention des responsables politiques : le lien entre pollutions et mortalité et morbidité (voir sur ce point les travaux de l’INVS) et le lien entre exposition aux pollutions et indicateurs de défaveur sociale (voir les travaux de Julien Caudeville à l’INERIS et les résultats du projet Equit’Aréa).

La combinaison dynamique des dimensions sociale et environnementale de l’inégalité donne le vertige. Les travaux sur les effets de la pollution atmosphérique dans la région de Los Angeles donnent à voir le lien entre exposition aux pollutions et résultats scolaires, via les maladies respiratoires qui se développent chez les enfants (l’asthme en particulier). Plus vertigineux encore, les résultats obtenus par la chercheuse de Princeton Janet Currie, qui propose une véritable théorie de la perpétuation social-écologique de la pauvreté : les enfants issus de familles défavorisés (appartenant souvent, aux Etats-Unis, aux minorités ethniques) ont de fortes chances de naître en mauvaise santé du fait de l’environnement malsain dans lequel la grossesse de leur mère se sera déroulée, cette faiblesse sanitaire infantile se traduisant par des scolarités heurtées et des parcours professionnels difficiles. L’injustice se perpétue alors en cycle, d’inégalités environnementales en inégalités sociales.
Des inégalités environnementales aux inégalités politiques : la démocratie par l’écologie ?

Ce lien entre inégalités et environnement n’est pas seulement une fatalité : il peut s’avérer un puissant levier politique. Le combat pour la justice environnementale aux Etats-Unis a permis à la lutte pour les droits civiques de franchir dans les années 1980 et 1990 un cap social. De même, en Europe et en France, la reconnaissance des inégalités environnementales permettrait une véritable refondation des politiques sociales et de l’Etat providence. Un pays incarne mieux que les autres cette voie écologique vers le progrès politique : la Chine.

On ne peut qu’être frappé de la continuité écologique entre l’URSS et la Chine contemporaine, à ceci près que le développement de cette dernière s’appuie sur un modèle économique plus ouvert (même s’il est loin d’être libéral) et nettement plus dynamique, qui inflige à l’environnement un impact décuplé. Le cas de la Chine constitue une combinaison particulièrement toxique sur le plan écologique d’autoritarisme politique et de capitalisme débridé. Il illustre également le fait qu’un développement économique sans contrepoids démocratique peut progressivement conduire à un sous-développement humain par insoutenabilité écologique.

Cette insoutenabilité écologique, dans laquelle l’explosion des inégalités sociales joue un rôle certain, remet en effet en cause les perspectives de long terme de la Chine en matière de développement humain, ce que reconnaissent d’ailleurs depuis peu les dirigeants chinois. Ainsi l’actuel Ministre de l’environnement Zhou Shengxian s’interrogeait-il en février 2011 à haute voix en amont du Congrès National du Peuple: « si notre territoire est détruit et que nous perdons notre santé, quel bien notre développement nous fait-il ? ». Selon le Ministre lui-même, on dénombrerait annuellement en Chine plusieurs dizaines de milliers de mouvements populaires contre les inégalités environnementales.

Deux évènements récents laissent penser que l’ampleur de ces inégalités environnementales peut ouvrir une brèche de transparence dans l’autoritarisme politique chinois au plan national et local. D’abord, les autorités de Pékin se sont vues récemment contraintes d’informer la population des niveaux alarmants atteints par la pollution atmosphérique dans la ville. Cette décision résulte de la pression combinée des habitants et de l’ambassade des Etats-Unis à Pékin, qui, via Twitter informe quotidiennement depuis deux ans ses ressortissants sur le niveau de dangerosité de la pollution aux particules fines. L’autre évènement est la publication récente d’une liste de « villages-cancer » par le gouvernement chinois, villages dont la prévalence anormale de cancers résulte de pollutions environnementales (en particulier du système hydraulique, dégradé par le secteur dit « industriel-rural »). Trente ans après son irruption aux Etats-Unis, la justice environnementale est devenue en quelques années un sujet incontournable dans la Chine contemporaine. Et si la Chine se démocratisait par l’écologie ?
De l’écologie-moralité à l’écologie-sécurité

Cette recherche sur la relation complexe et cruciale entre inégalités sociales et crises écologiques se développe et se diffuse, comme en témoigne le rapport des Nations Unies sur le développement humain consacré à cette question fin 2011. Parmi les nombreuses mesures qui permettraient de répondre à ce défi, la conception et la mise en œuvre de politiques social-écologiques apparaît comme une priorité à la portée des responsables politiques à tous les niveaux de gouvernement en France, en Europe et au-delà.

L’approche social-écologique propose au fond de passer d’une écologie-moralité à une écologie-sécurité. Elle suggère que l’écologie ne consiste pas à accabler les humains pour leurs outrages à la Nature mais à les protéger de leur inconséquence.

1. Cette note s’appuie sur de nombreux travaux, parmi lesquels, en français, La nouvelle écologie politique (Seuil, 2008, en collaboration), Social-écologie (Flammarion, 2011) et L’économie verte contre la crise (PUF, 2012, en collaboration).

Think Tank Fondation Nicolas Hulot

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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