Émeutes de la faim ; pillages de marchandises ; flambée des prix ; marche d’enfants contre la faim au Yémen ; populations contraintes de manger des galettes de boue … La liste est longue des manifestations montrant une aggravation de la fracture alimentaire.

Une cinquantaine de pays sont aujourd’hui victimes de la hausse des denrées alimentaires de base, comme les céréales ou le riz, sans compter les famines « structurelles » dans de nombreux pays africains. Nous assistons actuellement à une crise mondiale dont la conséquence est une confrontation de plus en plus violente entre les pays pauvres du sud et les pays riches du nord. Depuis 2007, les denrées alimentaires ont augmenté de 60 % dans les pays à faible revenu. Le prix du blé a doublé en quelques mois, celui du maïs a quadruplé en deux ans. En Thaïlande, le coût du riz a doublé en un mois. Et ce n’est pas tout. En raison de la hausse des prix due à la production de carburant, on prévoit que le maïs sera 20 % plus cher, le soja et le colza augmenteront de 26 %, le blé de 11 % et le manioc de 33 %. En 2020, le maïs coûtera 41 % de plus, le soja et le colza, 76 %, le blé 30 % et le manioc 135 % ! Ces matières premières font l’objet d’une spéculation éhontée dans les milieux boursiers, au même titre que l’or.

La crainte est grande de voir ces chiffres augmenter la facture alimentaire dans les années à venir et toucher des pays jusque-là relativement épargnés. Les chiffres sont cruels : aujourd’hui, 2 milliards d’individus souffrent de carences nutritionnelles graves dans le monde. 800 millions d’entre eux sont, de plus, sous-alimentés. Le FMI parle d’un « fléau mondial dont les conséquences seront durables ». « Le problème de l’autosuffisance alimentaire des pays pauvres ne sera résolu à l’échelle mondiale que si les hommes parviennent à s’entendre pour mettre en œuvre une nouvelle politique halieutique à la fois plus audacieuse dans la recherche de nouvelles techniques de valorisation des protéines animales et plus modérée dans la conduite des opérations de pêche. Car, encore une fois, les ressources vivantes de l’hydrosphère ne sont pas inépuisables », explique Jean Chaussade, chercheur du CNRS, à l’Université de Nantes .

Résultat cumulé d’années d’aveuglement, d’exploitation des richesses des pays pauvres par les pays riches, d’aide au compte-goutte et de corruption, la faim dans le monde risque ainsi de s’amplifier considérablement. Rien n’est sérieusement entrepris pour faire face à ces déséquilibres grossiers qui voient une petite partie de la planète devenir obèse alors qu’une grande partie a le ventre vide. Les nations commencent seulement à prendre en compte la gravité de ce phénomène. Un enjeu qui est d’abord démographique avec la hausse de la population mondiale. La croissance démographique et ses effets sur les besoins alimentaires des 9 à 12 milliards d’humains prévus dans quelques quarante ans, est un impensé de nos sociétés. « Le monde pourra-t-il nourrir tout le monde quand il y aura 4 milliards d’habitants de plus sur la planète ? », se demandent Bernard Hubert et Olivier Clément dans un livre éponyme récent . Pour nourrir l’humanité dans quarante ans, il est donc nécessaire d’accroître la production. Et sans polluer ! On mange davantage dans le monde, donc la demande est plus forte. Aussi bien les sociétés seront-elles conduites à maîtriser leur avenir au lieu d’organiser la fuite en avant.

Deuxième raison de s’inquiéter : le réchauffement climatique . Dans de nombreux pays, il affecte l’agriculture, assèche les récoltes, provoque des inondations… Enfin, last but not least, la crise de l’énergie. La montée du prix du pétrole a accéléré le développement des énergies de substitution telles que les biocarburants. Or, longtemps considérés comme la solution au problème de l’énergie, on s’aperçoit maintenant que ces agrocarburants causent de nombreux dégâts humains et économiques. De plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer leur impact négatif aussi bien sur l’environnement que sur les marchés agricoles. « Pour faire un plein de 50 litres avec du bioéthanol, il faut brûler 232 kg de maïs. Avec ça, un enfant zambien ou mexicain vit une année » expliquait récemment Jean Ziegler, rapporteur à l’ONU pour le droit à l’alimentation . Ces biocarburants sont très consommateurs d’eau. Il faut compter 1 000 litres d’eau par kilo de maïs produit. « Il faudrait deux planètes pour remplir les estomacs, remplir les réservoirs et préserver l’avenir de la biodiversité », explique Michel Griffon de l’Agence nationale de la recherche .

Et si la mer « nourricière » pouvait offrir au monde une bonne partie de la réponse au défi alimentaire ? De nombreux scientifiques en sont convaincus : l’espace marin est un véritable grenier alimentaire. On estime l’ensemble des ressources animales et végétales marines à 30 milliards de tonnes. Par rapport à la biomasse terrestre, c’est 200 fois moins. Mais en raison d’un très court cycle de vie pour la majeure partie des espèces qu’on rencontre dans la mer, la production annuelle en mer est estimée à 430 milliards de tonnes par an. 100 tonnes de phytoplancton (algues) font vivre 10 tonnes de zooplancton (herbivores), qui eux-mêmes font vivre 1 tonne de carnivores.

Qui dit alimentation et mer, pense saumon mariné, homard à l’américaine, et coquillages, mais ne pense pas végétaux marins et autres « salades de la mer ». Or, c’est peut-être de ce côté-là que l’alimentation connaîtra un jour prochain une nouvelle jeunesse. On pense aussitôt aux algues. Encore elles ! On l’a vu, leurs propriétés pour résoudre des problèmes de santé sont riches de promesses. Leurs qualités nutritives ne sont pas moins exceptionnelles grâce aux sels minéraux et aux oligo-éléments qu’elles contiennent. Elles pourraient en effet devenir l’aliment du futur, à condition de se débarrasser d’un certain nombre de préjugés. Se nourrir d’algues, pour un occidental, reste encore une idée saugrenue. Si de nombreuses populations s’en nourrissent depuis la nuit des temps, de nombreux peuples, en l’absence de culture marine, font la fine bouche. Peu d’individus sont aujourd’hui prêts à manger des algues comme on mange de la salade ou des haricots verts.

La consommation des algues par les Asiatiques remonterait à 10 000 ans. On a ainsi retrouvé des traces de cette consommation sur des sites préhistoriques au Japon, en Corée, en Chine. D’après ce que l’on sait, c’était un mets très prisé par les classes dirigeantes. Au Moyen Âge, les ambassadeurs nippons offraient des algues en cadeau à l’Empereur de Chine lors des visites officielles ! Plus tard, les moines bouddhistes savouraient la gelée à l’agar-agar, qu’ils ont appelée kanten et qui veut dire « aliment des dieux ». Les Inuits du Grand Nord sont particulièrement amateurs d’algues crues. Elles représentent un apport important dans leur régime restrictif en raison du climat. Les Vikings emportaient toujours des algues lors de leurs folles épopées. Mais il n’y a pas qu’en Extrême-Orient et dans les régions polaires qu’on mange ces végétaux marins. Les Hawaïens, les Philippins, les Malais, les Indonésiens, les Birmans, les Maoris de Nouvelle-Zélande, les apprécient également. Les algues fraîches sont très riches en enzymes. Elles offrent un apport important d’éléments vitaux dans notre alimentation.

Enfin, le calcium qu’elles contiennent est bien assimilable par l’organisme. Leurs vertus gastronomiques et diététiques ne sont plus à démontrer. Les vieillards d’Okinawa sont là pour le prouver. Leur longévité et leur bonne santé font rêver les Occidentaux. La plupart des populations qui consomment peu de produits laitiers mais plus de produits de la mer souffrent rarement d’ostéoporose, de fractures spontanées, de problèmes de tassement de disques vertébraux. En règle générale, les gens qui consomment le plus de produits de la mer sont ceux qui ont la durée de vie la plus longue. Peut-être parce que les ressources biologiques des océans sont aux sources mêmes de la vie ! Avec les algues, nous retrouvons nos origines marines.

Il y a de multiples sortes d’algues et mille manières de les cuisiner. La majorité des algues sont sauvages. Elles se récoltent lorsqu’elles ont atteint leur maturité, avant qu’elles ne deviennent dures, directement dans leur lieu de vie. Certaines d’entre elles sont cultivées dans la mer ou en bassin pour augmenter la production. Au Japon, la culture reste assez traditionnelle. Elles se consomment cuites, crues ou marinées. De nombreux ouvrages se font aujourd’hui les promoteurs de cette nouvelle écologie gastronomique personnelle. Utilisées comme fines herbes ou comme aromates, elles sont cuisinées ici en papillotes, là comme légumes (les laitues de mer), et souvent en desserts. Commercialisées sèches et ensachées, conditionnées en salade toute prête, en paillettes à saupoudrer, il y en a pour tous les goûts. Les algues rouges sont de couleur pourpre, noire ou violacée. Les plus connues, l’algue rouge Palmaria palmata, commercialisée sous le nom de « dulse », et le « nori » sont riches en protéines. Leur goût iodé, parfumé, leur texture fine et craquante se conjuguent très bien avec les poissons, les crustacés. Le nori est également recommandé pour accompagner des viandes ou enrober les boulettes de riz pour faire des makis. Les algues vertes et bleues sont plutôt sucrées. Ainsi, la laitue de mer, qui est pleine de calcium, de magnésium et de fer, se cuisine en petits morceaux, mélangés dans une salade composée, une soupe ou une vinaigrette. Les algues brunes sont les plus courantes. Très riche en vitamines C (quatre fois plus que l’orange !) et en fibres douces, le haricot de mer, par exemple, possède une saveur subtilement sucrée. Certains chefs en font des salades composées avec une vinaigrette au citron. D’autres les préparent poêlées à l’huile d’olive avec ail et persil. Le wakame, grande algue cultivée en Bretagne sur des cordes sous un mètre d’eau en pleine mer se marie avec beaucoup de plats. Les végétariens en sont friands car les protéines qu’il contient sont très digestes. Les alginates, comme on l’a vu dans le chapitre précédent, sont la véritable signature des algues. L’industrie agroalimentaire les utilise sous forme d’additifs. Gélifiants, épaississants ou émulsifiants, ils sont commercialisés en poudres dans les yaourts, les crèmes glacées, les confitures, les flancs, les charcuteries. L’algue est coupée et nettoyée après la récolte.

Pourquoi, bien que soient reconnues leurs qualités nutritives et la saveur de leur goût, les Européens consomment-ils si peu d’algues ? Le motif avancé par certains est purement psychologique ou culturel. Les algues sont associées aux périodes de pénurie alimentaire et de famine. Aussi bien sont-elles perçues en négatif. Ce n’est que depuis les années 1950 que les algues ont bénéficié d’une meilleure considération, particulièrement en France et en Belgique avec la mode macrobiotique. Méthode alimentaire capable d’apporter une bonne santé, l’alimentation macrobiotique est une technique qui prétend nourrir l’organisme de la façon la plus juste possible, sans manques ni excès, selon les notions du Yin, principe féminin et du Yang qui sont les deux faces d’un même ensemble . La diversité et la variété sont gages d’équilibre et conformes à l’esprit de la macrobiotique. Il n’y avait pas dans ces années 1950 de production d’algues en France. Celles qui étaient consommées étaient essentiellement d’origine japonaise. Sans la perspicacité de trois Français, Gérard Beaudoing, Guy Balahy et Jean-François Arbona, le fondateur de Naturalgues, qui se sont mis à les ramasser en Bretagne, sans doute la production d’algues en France aurait-elle pris beaucoup de retard.

Lorsque les réacteurs de Tchernobyl explosèrent, les Allemands ont consommé toutes les algues disponibles en peu de jours, pour se protéger des effets radioactifs. Un signe qui témoigne de la réhabilitation de cet aliment mal aimé. Bref, la liste des vertus des algues est très longue et ne cesse d’augmenter au fil des nouvelles découvertes. Le succès des restaurants vietnamiens, chinois, coréens, thaïs et japonais ont permis de familiariser les Européens avec les algues : la soupe de miso aux wakamés, la kombou cuite, puis sautée, les champignons shitaké, les makis aux noris… Des toques renommées comme Alain Colas, Pascal Pineau, ou Pierrick Le Roux, les cuisinent régulièrement.

Une réhabilitation encore minoritaire et fragile car l’actualité ne contribue pas toujours à présenter l’algue sous son meilleur jour. Certaines algues jouent les trouble-fêtes. Six nouvelles espèces d’algues appartenant à la famille Karenia ont été très récemment découvertes dans l’océan Austral par des biologistes australiens de l’Université de Tasmanie. Elles proviennent de milieux estuariens soumis à des apports terrigènes. La prolifération de certaines espèces de ces algues est à l’origine de certaines marées rouges qui peuvent causer la mort d’un grand nombre de poissons. Parmi ces Karenias, deux d’entre elles sont toxiques. Elles remettent en cause les mesures actuelles de productivité de l’océan Austral. On se souvient aussi de l’ «algue tueuse » de Méditerranée échappée de l’Aquarium de Monaco, ou encore des diverses marées vertes, en Bretagne. La première s’est répandue par la faute et l’imprudence des hommes. On évoque également la prolifération des algues vertes comme un signe de déséquilibre. En réalité, elles jouent un rôle de dépolluant, en résorbant phosphates et nitrates en excès dans la mer !
En règle générale, les macro algues que nous consommons et préconisons sont hors de cause.

Dans un livre récent , Jean-Claude Secondé dresse la liste des nourritures de la mer et de leurs bienfaits : « Chacun sait l’excellence des éléments nutritionnels de l’huître (fer, cuivre, oméga 3, iode, DHA et EPA, sélénium, zinc, vitamine B12, magnésium…) et des poissons (cabillaud, thon, hareng, sardine, morue…). De nombreux autres compléments alimentaires proviennent des crustacés et des cartilages de poissons comme la chondroïtine et la glucosamine, mais on trouve également le calcium, le magnésium… Les hommes préhistoriques, dit-il, utilisaient déjà les coquillages à des fins alimentaires et pas seulement pour se fabriquer des parures ou des outils. Les Grecs, les Romains en ont fait leurs plats favoris. Le roi Soleil et Napoléon adoraient les huitres. Elles sont très riches en protéines (14 g/100 g en moyenne) et en iode bien sûr. Avec un apport énergétique faible (78 kcal/100 g), les coquillages sont bien pourvus en divers minéraux ─ dont 4,2 mg de fer aux 100 g, 90 de calcium et 120 de phosphore ─ et contiennent de nombreuses vitamines (A, groupes B, D, PP, et même C). »

Les enquêtes le montrent : les poissons constituent un aliment nutritif de premier choix. Ils contiennent des protéines essentielles au plan biologique, des acides gras que l’on ne trouve qu’en milieu aquatique, des minéraux et oligo-éléments tels que le phosphore, le sélénium. S’ils sont bons pour la santé, c’est qu’ils sont remplis d’oméga 3 provenant des algues dont ils se nourrissent. Leur chair compte 10 à 100 fois plus d’iode que les viandes. Enfin, le poisson possède un taux de fluor élevé (5 à 10 fois plus que les viandes). Il constitue en outre un apport conséquent de vitamines (A, B12 et PP en particulier). Faire un ou deux repas de poisson par semaine (130 g par ration) permet d’avoir une action bénéfique sur le système cardiovasculaire, expliquent les nutritionnistes. Une recommandation a d’ailleurs été faite en ce sens, en France, dans le cadre du Programme national nutrition santé.

Malgré son prix à l’étalage, la consommation du poisson est en forte progression dans l’Hexagone (17,5 kg par habitant en 1990, 24 kg en 2004 . Au plan mondial, la consommation de produits aquatiques a plus que triplé en 40 ans (de 28,6 à 103 millions de tonnes/an entre 1961 et 2003). Sur les 103 millions de tonnes, les trois quarts sont destinés à l’alimentation humaine, soit environ 12 kg par habitant en moyenne. Le quart restant est transformé en 6 millions de tonnes de farines et environ 1 million de tonnes d’huiles de poisson. S’y ajoutent 7 millions destinées à d’autres usages , dont environ 3 millions de déchets de poisson qui seraient directement utilisés pour l’alimentation de cheptels piscicoles, et 2 à 3 millions qui entreraient dans la boucle de fabrication des huiles et farines. Les différents groupes de poissons, pris tous ensemble, comprennent plus de la moitié des vertébrés connus. On compte près de 28 000 espèces de poissons qui, pris tous ensemble, comprennent plus de la moitié des vertébrés connus.

Seul problème et il est de taille, il y a de moins en moins de poissons . Tous les signaux sont au rouge. Au rythme où se jettent les filets, la survie de certaines espèces n’est pas assurée pour les prochaines décennies. Une espèce sur trois est menacée de disparition. On songe aux thons rouges, aux morues de Terre-Neuve, aux anchois du Pérou, aux mérous du Sénégal, aux empereurs, aux églefins, aux flétans, aux carrelets, aux lieus, aux merlus… la liste est longue. Autant de stocks de poissons au bord du dépeuplement et parfois déjà éteints dans certaines zones. De « nourricière », grande pourvoyeuse de protéines, la mer est devenue, du fait de la course au profit, la scène d’un enjeu économique considérable. Certes, la Grande Bleue s’avère une ressource essentielle pour l’humanité et un trésor de molécules aux vertus extraordinaires, mais la source n’est pas intarissable. Dans de nombreuses régions du monde, c’est encore dans les océans que les hommes trouvent l’essentiel des protéines indispensables à leur alimentation de base. Pour eux, la disparition des stocks de poissons serait synonyme de malnutrition.

« Laissez les poissons se reproduire ! » C’est le conseil qu’un esprit avisé pourrait donner aux industriels de la pêche pour éviter que leur course à la productivité ne tourne à l’épuisement. Pour nombre de prospectivistes, il échoit donc à l’aquaculture en général et à la pisciculture en particulier de relayer l’exploitation des ressources halieutiques . La pisciculture marine est une activité récente qui s’est développée rapidement au cours des vingt dernières années, passant de 4 millions de tonnes en 1983 à 27 millions de tonnes en 2003. Selon les statistiques de la FAO, l’activité aquacole représente déjà le tiers de la production d’espèces aquatiques dans le monde. Un poisson sur deux provient de l’aquaculture. L’activité augmente de 10 % par an. L’aquaculture des poissons marins en France s’est concentrée sur la production de bars (3 900 tonnes) et de daurades royales (1 100 tonnes). Ces espèces ont été initialement choisies en raison de leur prix de vente élevé. L’élevage des poissons marins s’est essentiellement développé autour de la Méditerranée grâce à un contexte socio-économique adapté et à des conditions de l’environnement favorables. Les principaux pays producteurs sont la Grèce, la Turquie, l’Espagne, l’Italie et la France.

Préconisée par de nombreux chercheurs, experts et industriels, l’aquaculture est encore très controversée. L’élevage des poissons en ferme ne bénéficie pas en effet d’une image irréprochable. D’après un rapport de l’Ifremer , cette activité économique rencontre des difficultés d’insertion. Aux problèmes d’accès aux sites et aux conflits d’usage, s’ajoutent des problèmes de marché et de compétitivité, sans oublier le souci croissant de sécurité alimentaire chez les consommateurs. L’image du poisson d’élevage auprès du consommateur demeure moins bonne que celle du poisson sauvage, considéré comme la référence « naturelle ». Le secteur d’activités est tout entier soumis à la pression environnementale. De nombreux obstacles jalonnent le développement de cette filière, explique une étude de l’INRA, menée en collaboration avec la profession piscicole . Les élevages piscicoles peuvent être en effet à l’origine d’une pollution des eaux (germes fécaux, antibiotiques), d’une pollution génétique des populations sauvages par les espèces d’élevage, d’une dissémination de maladies et de parasites. Ajoutée à cela, la difficulté de s’implanter sur un littoral particulièrement convoité, autant de raisons qui expliquent le faible développement de la pisciculture en France.

La vie de poisson « en cage » serait elle néfaste à la vie sauvage ? C’est la question que se sont posé plusieurs scientifiques, en prenant à témoin le saumon. Un premier constat a montré que le croisement des saumons d’élevage avec leurs cousins sauvages affaiblit ces derniers. Le mélange des genres en « saumonie » n’est génétiquement pas bon pour l’espèce, démontrent les chercheurs. Mais un autre constat s’impose aussi à leurs yeux : lors de la remontée des saumons migrants dans les fleuves pour aller y frayer, ils passent non loin des fermes aquacoles situées dans les embouchures des rivières qui, selon eux, représentent de véritables nids à parasites capables de contaminer les poissons en mer et en particulier les saumons sauvages. On parle de parasitose du saumon. « Cette contamination est désastreuse » révèle une étude canadienne . Plus de 80 % des saumons qui sont passés à proximité des fermes de Broughton sont morts. Pour éviter que les saumons sauvages, déjà contrariés dans leur évolution par les barrages sur les rivières et la pollution des eaux, soient décimés, les scientifiques estiment indispensable de maintenir les fermes aquacoles à l’écart des routes migratoires. On le voit bien, les enjeux environnementaux de l’aquaculture sont multiples : contaminations, pollution des eaux par les nitrates et phosphates issus des déjections, détergents ou encore introduction d’espèces allochtones.

Clifford Goudey, a pensé à une solution originale, pour contourner la critique de la pollution des déchets aquacoles. Cet ingénieur du MIT a tout simplement mis au point des immenses cages d’acier résistant à des pressions énormes, pouvant contenir d’importantes quantités de poissons d’élevage. Ces fermes nomades, encore à améliorer, dériveraient sur les autoroutes que forment les courants, pendant neuf mois entre le golfe du Mexique et les côtes portugaises. C’est dans la bataille de la sécurité et de la qualité que le marché aquacole trouvera la confiance des publics. Une étude européenne de l’EFSA, réalisée en juin 2005, indique qu’il n’y a pas de différence notoire sur le plan de la valeur nutritionnelle entre les poissons sauvages et les poissons d’élevage. Le projet européen Aquamax vise à développer de nouveaux aliments, à en évaluer la qualité et les effets sur le cycle de vie d’un poisson d’aquaculture, l’élevage, ainsi que sur le consommateur et l’environnement. D’autres programmes européens ont également pour objectif de valoriser les qualités des produits de la mer et d’accroître les propriétés bénéfiques des poissons. Ainsi, un chercheur néerlandais de l’Imares, Edward Schram, a montré qu’en ajoutant de l’ail, riche en sélénium organique, aux farines destinées à l’aquaculture, on pouvait rendre les filets de poisson plus nutritifs.

Un marché complémentaire à la pisciculture s’ouvre peu à peu, celui des « coproduits » de la pêche. L’enjeu est aussi de transformer les déchets en produits à haute valeur ajoutée. Plusieurs équipes travaillent depuis plusieurs années sur ce projet. Il se concrétise aujourd’hui avec l’initiative européenne « SeafoodPlus ». Son objectif est de détecter, identifier et récupérer, dans les coproduits de la pêche, des composés intéressant dans la lutte contre les maladies cardio-vasculaires, la tension artérielle, l’ostéoporose. Il s’agit ensuite de développer des ingrédients qui entrent dans la conception de produits alimentaires. Il s’agit enfin d’utiliser ces coproduits dans l’industrie ou dans l’innovation de nouveaux aliments. Plus de 100 millions de tonnes de déchets par an peuvent être ainsi rentabilisées. Les surplus sont exploités comme farines pour l’aquaculture ou les huiles de poisson. Les chercheurs de l’Ifremer sont impliqués avec des professionnels de la pêche, dans des programmes de mise en valeur de coproduits.

Un autre défi est celui de donner sa pleine place à la pêche locale et artisanale. À Madagascar, la pêche traditionnelle représente une activité essentielle à l’économie des populations côtières, mais aussi pour l’ensemble de l’île. Elle parvient en effet à couvrir environ 70 % de la consommation de poisson de l’ensemble de l’île. Un Programme de gestion durable de la zone côtière se développe dans sept pays de la région . Outre une gestion durable des ressources marines et côtières, ce projet veut contribuer à la réduction de la pauvreté et au développement socio-économique. Ce qui se passe à petite échelle dans ces pays est représentatif d’une évolution à l’échelle internationale.

Évoquer l’enjeu nutritionnel quand on parle des océans nous place devant une situation en noir et blanc, contradictoire et risquée. L’optimisme nous conduit à percevoir tout le bénéfice offert par des aliments méconnus ou sous-estimés, comme les algues. Nous pouvons en effet imaginer le potentiel formidable que ces nouveaux produits peuvent jouer pour l’alimentation du futur. Nous pouvons entrevoir les espoirs suscités par la pêche artisanale locale et aussi nous réjouir des progrès en matière d’aquaculture, dès lors que l’on respecte les règles éthiques et environnementales. Mais la réalité encore mal connue de la condition marine nous amène à nous alerter sur les fortes menaces qui pèsent sur la biodiversité, et en particulier sur les poissons. Dans une étude récente , deux biologistes californiens de l’Université de Stanford, Paul Ehrlich et Robert Pringle, estiment qu’il est encore possible de freiner le déclin des espèces, à condition disent-ils « d’insuffler un changement profond dans les mentalités, de façon à porter un autre regard sur la nature ». Pour les deux chercheurs, il faut commencer par maîtriser l’expansion démographique et diminuer notre surconsommation des ressources naturelles, dont une bonne part sert à assouvir des goûts superflus et non des besoins fondamentaux. « La pisciculture et l’aviculture sont par exemple moins coûteuses en transport et en fioul que l’élevage des porcs et des bœufs, réunis dans le sacro-saint cheeseburger au bacon », concluent-ils.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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