Historique ! L’abstention record aux élections du 20 juin 2021 est la première du genre. Jamais depuis le début de la 5ème République, on n’avait connu pareille désaffection. Près de 67 % de Français se sont abstenus de voter aux Elections Régionales, parmi lesquels huit jeunes sur dix. Cet abstentionnisme témoigne  de la crise de la politique, crise qui traduit le sentiment profond des citoyens de se sentir surnuméraires, pas concernés par les enjeux de la démocratie.

La crise de la politique

Les partis et les institutions ne sont pas les seuls en cause dans l’essoufflement de la conscience politique. Les peuples ont beau se plaindre, ils ont aussi leur part de responsabilité, pêchant par indifférence ou négligence. « Le plus grand danger dans une démocratie, c’est la négligence des citoyens », comme le disait à peu près Pierre Mendès-France. Les pères de la Raison avaient prévenu. L’indifférence, soutient René Descartes est le plus bas degré de la liberté. « Le manque de jugement est proprement ce que l’on appelle stupidité, et à ce vice il n’y a pas de remède », ajoute plus sévèrement Emmanuel Kant dans la Critique de la raison pure. Renoncement à ses devoirs, manque d’engagement, éducation civique bâclée… les fautes sont partagées.

Dans ce climat de défiance institutionnelle, rien d’étonnant à ce que les citoyens les plus engagés s’inquiètent pour l’avenir de la démocratie représentative telle que nous la connaissons. Elle reste pourtant la seule voie démocratique cohérente capable de s’adresser à tout le monde en s’efforçant de tenir un langage commun. Dans son livre « La haine de la démocratie » , Jacques Rancière cible la question posée : « La démocratie n’est fondée dans aucune nature des choses et garantie par aucune forme institutionnelle. Elle n’est portée par aucune nécessité historique et n’en porte aucune. Elle n’est confiée qu’à la constance de ses propres actes ». D’où sa fragilité.

L’abstentionnisme

La désaffection civique trouve sa plus actuelle manifestation d’indifférence dans l’abstentionnisme. Dominique Reynié, président de Fondapol, distingue deux formes d’abstention: l’abstentionnisme de l’indifférence et l’abstentionnisme contestataire. « Voter est inutile parce que, dans certaines circonscriptions, le résultat est connu d’avance, ou que leur candidat n’a aucune chance de gagner » disent les jeunes qui affirment que quel que soit le résultat du vote, leur vie ne changera pas. Au fond, le vote permet-il réellement à l’électeur d’avoir la moindre prise sur les politiques menées, insinuent les abstentionnistes? Fatalisme assumé ou bien absence de réflexion ? Le retrait citoyen signe une forme de refus de prendre ses responsabilités. Qu’une génération s’exclut elle-même du choix d’un représentant au pouvoir se confond à une forme de suicide politique qui dans l’histoire a mené à des catastrophes. Que des citoyens ne votent pas ne veut pas dire que le résultat des élections, sans eux, n’est pas démocratique. Les non votants doivent assumer que d’autres choisissent à leur place.

Déposer son bulletin dans l’urne est un gage de démocratie, aussi imparfaite soit-elle (ce qu’elle est par définition). Voter est un devoir citoyen, s’évertuent à répéter les consciences morales. Ceux qui arguent qu’ils sont mal représentés par les grands partis, en lesquels ils ne se reconnaissent pas, ne devraient pas être aussi bloqués dans leur décision. Car il reste les petits partis sur lesquels on peut reporter son vote, quand bien même tel ou tel candidat n’incarne pas précisément l’idée qu’on se fait d’un représentant du peuple. Aux exigeants, Il y a toujours un mieux ou un moins pire. A vrai dire, aucun candidat ne correspond à l’image qu’on a du représentant idéal ni n’est susceptible de répondre exactement à ses aspirations. Le représentant de ses rêves, député, maire ou président n’existe pas. « Bien présomptueux serait le votant qui pense que le bon candidat serait celui qui lui ressemble. Il n’y aurait dans le panel rien qui ne soit digne de soi. Aussi bien s’abstenir n’est pas un argument de raison, c’est une excuse.

Voter nous oblige

L’obligation est un lien moral par lequel on est tenu   de donner ou faire quelque chose. Elle implique une action libre, un consentement de la part de celui qui est obligé. C’est en ce sens que le vote devrait être obligatoire

Une des règles de la démocratie est qu’en votant, on contribue à fabriquer la loi, et il est donc normal de lui obéir. Mais en refusant de voter, il est alors facile de se justifier en avançant que la loi a été faite sans son concours. Et par conséquent de ne pas la respecter, de rejeter les règles de la vie en commun. Trop commode ! L’histoire enseigne qu’on a toujours tort de refuser son rôle de citoyen sous de mauvais prétextes et de laisser place au ressentiment. Surtout en démocratie, régime dans lequel l’autorité est dans les mains des citoyens, lesquels ont la liberté de déléguer leurs pouvoirs aux élus. L’histoire fait payer cher pareil refus. Plus démocratiquement reprochable est le panurgisme, soit le comportement d’individus conditionnés qui suivent un modèle, une mode ou un mouvement par simple principe, sans réflexion ou choix délibéré de leur part. Oui au vote obligatoire quand la démocratie est en danger par le désengagement. Comment faire la fine bouche quand on ignore les programmes ? Comment se plaindre quand on refuse sa place dans la cité ? Comment se dire trahi quand on n’a même pas voté ? L’indifférence serait-elle une forme de lâcheté ? Aussi bien la question du vote obligatoire, qui existe dans d’autres pays que la France, n’a rien de choquant.

L’indifférence est le poids mort de l’histoire

Selon le principe évident que personne ne vit en suspension dans l’air, personne ne peut s’extraire d’avoir les pieds sur terre. « Je hais les indifférents », disait le philosophe italien Antonio Gramsci qui considérait qu’il était indécent d’être étranger à la vie de la cité. « L’indifférence est le poids mort de l’histoire, ajoutait-il. L’indifférence agit vigoureusement dans l’histoire. Elle agit passivement, mais elle agit. Elle se fait fatalité; elle est ce quelque chose que l’on n’attendait point; ce quelque chose qui bouleverse les programmes, renverse les plans les mieux établis; la matière brute qui se rebelle devant l’intelligence et l’étrangle. Les événements, le mal qui s’abat sur tous, le bien que pourrait engendrer un acte héroïque (de valeur universelle), ne dépendent pas tant de l’initiative du petit nombre qui agit, que de l’indifférence, de l’absentéisme de la multitude. (…) Mais, si je hais les indifférents, c’est aussi parce que leurs pleurnicheries d’éternels innocents me sont insupportables. » Les indifférents sont aussi ceux qui, à force de s’absenter du débat éthique ou politique finissent par « banaliser le mal ». Dénoncer l’indifférence est un enjeu éthique qui inspire la nécessité de voter. La tolérance n’est que le commencement de la démocratie. Ce qui la menace c’est l’indifférence.

Il y a la liberté que la démocratie connaît et qui est bafouée dans les pays totalitaires et régimes militaires. Il y a le sens de la liberté que nous autres démocrates avons un peu perdu, et pour laquelle combattent tous les déshérités malmenés dans leurs droits. Enfants gâtés que nous sommes, donnons un peu de nos privilèges à ceux qui ont besoin de soutien pour vivre en liberté. Ecoutons-les pour bénéficier de leurs forces. Telle est la leçon de l’engagement.

Comment être citoyen dans la cité et assumer ses responsabilité.

La formation des citoyens à la démocratie n’est pas une mince affaire. Négligées par les élites, la pédagogie et l’information citoyenne sont davantage assurées par les associations que par les partis politiques qui ont abandonné cette attribution. Pour mettre à profit la connaissance des règles de la vie en société, il ne suffit pas de se proclamer citoyen, il faut qu’il y ait une forme de participation de soi au monde, ce qu’on appelle le civisme. Cela commence à l’école puis lors des rendez-vous républicains. Au-delà de l’instruction civique et du bureau de vote, à l’occasion des élections, le parcours du citoyen est constitué d’interventions dans la vie publique, qu’il s’agisse de l’expression à travers un parti politique, d’une implication morale éthique ou d’un principe quotidien de prudence civique.

Trois générations du XXème siècle ont connu ces moments, mais pour chacune, de façon différente. D’une part, celle qui a vécu la guerre et qui a le sens de l’histoire. D’autre part, celle à qui la guerre fut racontée (en général par les parents ou grands parents) ou enseignée dans les écoles. Cette génération a la conscience de l’histoire. Enfin, reste la génération de la bonne conscience sans histoire. L’enjeu pour cette jeune génération est de retrouver le sens de l’histoire pour avoir prise sur l’avenir. Bref de gagner sa liberté et d’éveiller sa conscience. « Quelques uns font et puis pensent : ce qui est plutôt chercher des excuses que des expédients. D’autres ne pensent ni devant ni après. Toute la vie doit être à penser, pour ne point égarer. La réflexion et la prévoyance donnent la commodité d’anticiper sur la vie » conseille Baltasar Gracian dans « L’art de la prudence ».

Liberté de conscience, liberté d’expression, liberté de circulation, autant de droits civils fondés sur des libertés individuelles offertes par les démocraties ponctuant la vie de la cité.

La cité

La cité, nous y voilà à nouveau. C’est bien là, autour de l’agora et du forum, qu’est née la démocratie. L’étymologie du mot « cité » vient du latin civis. Le statut de citoyen revêt aussi un caractère moral propre à la vie en commun et à la civilité reposant sur le respect d’autrui et des lois. La cité est la patrie de la philosophie où se définit la prééminence de la parole et du discours, où la discussion joue un rôle central. La philosophie se fait dans le débat continu, dans les « lumières de l’urbain » chères à Hannah Arendt, sur la scène même de la vie. Le théâtre justement. Il est le prolongement de la réflexion philosophique. Et la démocratie puise là son essence, dans l’agora antique.

Mais être citoyen, c’est surtout faire preuve de solidarité et d’altruisme, assumer des devoirs, être obligé, au sens de l’obligation morale. C’est aussi ne pas céder à la peur, ni au repli sur soi. La démocratie exige une participation de l’opinion pour pouvoir fonctionner en toute sécurité. La démocratie, soutient Claude Lefort, l’un des penseurs du totalitarisme, est le seul régime qui accepte les contradictions au point d’institutionnaliser les confrontations. « Plutôt que se replier sur elle-même, la cité accueille le conflit et invente, à l’épreuve des événements et des tumultes, des “réponses” qui permettent de tenir en échec à la fois la menace constante de la tyrannie et la menace constante de la licence » (Ecrire. A l’épreuve du politique. Calmann-Levy. 1994). Comme le souligne Dominique Schnapper , le citoyen n’est pas seulement un sujet de droit individuel, il est aussi le détenteur d’une part de la souveraineté politique qui lui permet de participer à la vie politique dans la cité et d’être candidat à toutes les fonctions publiques ». Régis Debray, dans La République expliquée à ma fille, renchérit : « Le citoyen partage avec ses concitoyens le pouvoir de faire la loi. le pouvoir d’élire et, le cas échéant, d’être élu. Si tu fais la loi, il est normal que tu lui obéisses. Sinon, tu ne te respectes plus toi- même. Cela s’appelle le civisme. (…) Instinctivement je pense : « Que les gendarmes contrôlent la vitesse des autres, je m’en fiche, pourvu qu’ils ne m’attrapent pas moi ». Le problème c’est que si tout le monde se fiait ainsi à son premier mouvement, il y aurait deux fois plus de morts sur les routes. Et si tout le monde s’arrangeait pour ne pas payer d’impôts,

il n’y aurait plus de gendarmes du tout, ni de lycées, ni d’hôpitaux, ni d’éboueurs, ni d’éclairage public, parce qu’il faut de l’argent à l’Etat ou à la ville pour entretenir tous ces services. » C’est l’ensemble des citoyens, constitués en collectivité politique ou en « communauté de citoyens » qui, par l’élection, choisissent les gouvernants et le mode de gouvernance. En contrepartie, le citoyen a l’obligation de respecter les lois, de participer aux dépenses collectives en fonction de ses ressources et de défendre la société dont il est membre, si elle se trouve menacée. Selon Paul Ricoeur : « la conscience de l’extrême fragilité des démocraties doit nous habiter parce que c’est la fragilité par excellence. Il y a un fragile physique et un fragile humain, et la responsabilité c’est de se reconnaître en charge de la protection de ce qui nous est confié ». « L’homme n’est rien d’autre que son projet » ajoute Jean-Paul Sartre (in L’existentialisme est un humanisme). Une once d’action vaut une théorie d’occasion. On s’en doute, il ne s’agit pas de gagner un nouveau territoire mais de définir une raison pratique, un processus, une dynamique, un engagement, une éthique.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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