par Yan de Kerorguen

Nous vivons une époque renversante où les faits disparaissent derrières les opinions, où la versatilité des points de vue et les doubles discours se propagent à la vitesse V, sens dessus, dessous. Et vice et versa. En un tournemain, dans la dérision ou l’indifférence, nous observons que des propos incompatibles semblent étrangement familiers l’un à l’autre. Nos modes de perception sont pour une grande part régies par des paradoxes et des forces antagonistes capables de retourner le jugement en un rien de temps, sous le poids de l’inconstance et des influences qui conditionnent nos actions et balayent notre volonté. La diversité produit la balkanisation de l’opinion, chaque groupe, communauté ou individu s’enfermant dans ses certitudes et ses croyances.

 

« C’est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant que l’homme, écrit Montaigne (les Essais I et II). Il est malaisé d’y fonder jugement constant et uniforme…/…Chaque jour nouvelle fantaisie et se meuvent nos humeurs avec les mouvements du temps. » Pas besoin d’être grand clerc pour s’apercevoir que l’opinion pense de travers ou devant derrière. A se demander si son expression tumultueuse, amplifiée par les réseaux d’informations, souvent inutiles ou anecdotiques, ne devient pas le principal moteur du mouvement réel. La révolution des réseaux qui, soi-disant, devait élever le degré d’intelligence du public a plutôt produit l’ignorance. Les gens connaissent moins de choses sur les affaires publiques qu’avant l’ère des blogs et des sites internet. Paresseuse, cédant aux facilités et aux préjugés, l’opinion est pourtant convaincue d’avoir un accès immédiat à la vérité. Ce qu’on appelle la vox populi, incarnée par certains mouvements de défiance traduit parfois cette ambiguité, en affichant des revendications contradictoires. Un peuple qui juge, qui se trompe, qui bascule, qui crie coupable après avoir innocenté, un peuple mimétique et changeant, qui veut moins d’impôts et plus de services publics, qui bascule d’un seul homme quand il faut condamner. De manière générale, l’opinion s’interdit de connaître la substance des choses autrement que pour leur utilité ou leur résultat, oscillant entre la connaissance par expérience, sujette à la suffisance de ses certitudes et la répétition du ouï-dire qui l’asservit à un témoignage spécieux, prompt à la déloyauté. Le jugement porté par l’opinion, se déclinant au nom de la mystique du Peuple, pèche par son excès d’émotion.

 

« On ne peut rien fonder sur l’opinion » avertit Gaston Bachelard (in La formation de l’esprit scientifique. Vrin. 1999). Parce qu’elle est dans l’outrance et le flou, l’opinion s’oppose à la raison. «  L’opinion pense mal, poursuit-il. Elle ne pense pas, elle traduit les besoins en connaissances ». Les points de vue les plus audacieux, confrontées à la complexité des évènements s’épuisent à tenir un cap et ne résistent pas à l’ambiguité, vite happées par le flux des clichés navrants et capricieux. Nous obéissons en refusant, incités à faire une chose et son contraire : faire plus avec moins, prendre des risques en toute sécurité. Ou bien c’est le contraire : nous refusons en obéissant. Que l’envers vaille l’endroit déconcerte nos pensées et fragilise notre relation au monde. Mouvante, mutante, éperdue, la société elle-même subit les aléas des forces et des contre-forces. En un coup de cuiller à pot, l’esprit de sérieux tourne en frivole et la légereté devient elle-même la référence du sérieux. Notre nature va de volte-faces en contresens, réunir des inconciliables. Rien de choquant à cela, peut-on penser. La démocratie n’est-elle pas ce régime paradoxal qui vit de la contradiction et contient en elle une puissance adverse qui la met en péril. Ainsi s’affolent nos avis, selon les humeurs et conjonctures, dans le vague et la confusion, dans un monde où la vérité est en perdition. Ainsi commence ce nouveau millénaire…dans l’inconstance et l’inconséquence de la doxa.

 

Faut-il s’en étonner, le paradoxe est inhérent à l’homme. Tourmenté, l’individu est dominé par l’ambivalence, disant une chose, faisant le contraire, peut-être simplement parce qu’il ignore son propre point de vue ou n’en tient pas compte. La vérité de cette tension « sens dessus dessous », se trouve peut-être dans l’ambivalence qu’ont les hommes de considérer les faits  à l’envers et à l’endroit. L’opinion mal assurée serait en tension entre fiction et réel. Dans le roman éponyme de Marcel Camus , L’Envers et l’Endroit, ( Poche. 1986),  l’Envers est synonyme d’angoisse face à l’étrangeté et au silence du monde, l’absence apparente de prise sur ce monde. L‘Endroit symbolise, lui, la beauté, l’acceptation de ce monde incompréhensible. Dans L’Étranger (Poche) , le personnage de Meursault est partagé entre ces deux pôles. « Il n’y a pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre », écrit Camus.

 

Pour Vladimir Jankélévitch, l’homme, obligé de composer avec l’ambivalence de sa posture, est un être confus dont l’état est amphibie. « Son milieu vital est le marécage, le marécage où prospèrent les grenouilles, le marécage qui n’est, justement, ni terre ni eau, qui est le mélange du solide et du liquide. Dans cette zone ambiguë habitent non pas ceux qui ne sont “ni anges ni bêtes”, et qui sont par conséquent “neutrum”, mais plutôt ceux qui sont à la fois l’un et l’autre». Sur le plan éthique, rien n’est tranché. On peut très bien être méchamment honnête et vertueusement menteur, estime le philosophe. « Mentir aux policiers allemands qui nous demandent si nous cachons chez nous un patriote, ce n’est pas mentir, c’est dire la vérité; répondre : il n’y a personne quand il y a quelqu’un est le plus sacré des devoirs » (Traité des vertus. Vo. 2).

On ne saurait le nier, notre univers, qu’ils soit affectif, politique, ou social, est confus, marqué par la propension qu’ont les individus à l’ambivalence, à penser d’une façon et agir d’une autre. Etonné de voir tant d’incroyants soudainement attirés par la foi. Edgar Morin dans ses ouvrages évoque la « complexité » pour qualifier le fatras d’idées incohérentes qui cimentent nos vies. Bien sûr, l’incohérence et la contradiction sont inhérentes à l’univers mental des hommes et des femmes, mais par leur dimension aujourd’hui inégalée et leur caractère improductif, elles favorisent la paresse d’esprit au lieu de bousculer les préjugés. La nouveauté, c’est que ce mode ambivalent semble s’imposer comme règle de fonctionnement ; que la versatilité fait système ; que le relativisme s’institutionnalise ; que la superstition – facilité des esprits simples – l’emporte sur la raison. « Si l’on ne croit en rien, si rien n’a de sens et si nous ne pouvons affirmer aucune valeur, alors tout est permis et rien n’a d’importance.  Alors il n’y a ni bien, ni mal et Hitler n’a eu ni tort ni raison » », souligne Albert Camus. Conférences et discours Folio). Du coup, nous ne savons plus sur qui, sur quoi compter. Ni gauche, ni droite, c’est le monde du nini. Principe de réalité et principe ludique finissent par s’amalgamer. « Je ne suis ni pour ni contre. Bien au contraire » disait fort à propos Coluche, traduisant ainsi une certaine vérité de la contradiction française. Elle est à la fois le défaut et la qualité, le poison et le remède.

Dans le monde des équations fallacieuses, la confusion est notre mode de vie, l’inconstance est notre mode de gouvernance et l’ignorance notre risque. Les affaires humaines sont ainsi faites d’options provisoires et de légèreté même pour les affaires les plus sérieuses. Les points de vue hasardeux scandent nos certitudes et la fonction qu’on vous offre brise la conviction qui vous habite. Par le truchement de mécanismes pulsionnels intimes, les individus sont ainsi parfois amenés à penser à l’encontre de leurs propres intérêts. Les prises de position flottent et la capacité de jugement personnel s’en ressent. La logique du bouc émissaire est une de ces commodités. La faute à qui ? Au système. A l’autre. A l’étranger. Elle bat son plein dans l’égarement xénophobe et le soupçon permanent. Par exemple : quand un immigré ne travaille pas, c’est un paresseux qui pompe les aides de l’état. Et quand il travaille, il vole l’emploi des français. Les émigrés considérés comme trop envahissants et les élites sous-entendues « corrompues » sont les coupables désignés les plus aisément identifiables. La protestation extrême finit par « se lâcher ». La pulsion s’unit à l’idée simple et la démagogie emporte la foule. Plus les gens sont perdus dans leurs contradictions, plus ils inclinent à se décider pour la manière forte, la plus immédiatement perceptible, la plus imagée, la plus sécurisante, mais aussi la plus antagonique. En témoigne la montée des mouvements d’extrême droite en Europe et en France. Il n’est plus de bon sens, de cap, de perspective exaltante. La politique n’offre pas de débouché crédible. Le refus du réel s’impose faisant le lit des partis extrêmes, à grands renforts de clichés identitaires. Et comme chacun sait, les extrêmes se rejoignent !

 

L’équivalence des contraires, moins propre à faire connaître la vérité qu’à confondre nos idées, nous conduit à l’impuissance. Les pulsions qui n’ont pas trouvés d’issue positive se retournent contre l’individu, pervertissant ainsi ses capacités de raisonnement et l’amenant à des choix souvent contraires à son intérêt objectif. Ce n’est même pas la régulation ou le bon équilibre que vise la finalité du système mais la performance et les résultats. Tant pis si, au passage, il y a déséquilibre. Mais prenons garde à notre indifférence. Une société qui oublie le sens du bien commun ne peut avoir de projet. Une société qui passe allègrement du pour au contre, confondant passion et raison, donnant le spectacle de l’enfumage court le risque de perdre l’étoile qui la faisait briller. Impossible de réformer cette France d’ancien régime en proie aux intérêts catégoriels. De cette indiscipline, c’est notre prestige qui ressort affaibli et avec lui la capacité de s’interroger, de démêler le vrai du faux pour juger de la valeur d’une chose et de sa fiabilité.

L’ambivalence des sentiments est un héritage de la vie psychique des primitifs, soutiennent les ethnologues. Elle est le signe d’un archaïsme qu’on trouve plus accentué chez certains individus ou groupes, par exemple la soumission et la rébellion chez le peuple russe, le conservatisme et la révolution chez les Français. Nos convictions, nos réactions obéissent à des mobiles variés, ondoyants et divers. « Nous sommes suggestionnés, harcelés, abêtis, en proie à toutes les contradictions, à toutes les dissonances qui déchirent le milieu de la civilisation actuelle. L’individu est déjà compromis, avant même que l’État l’ait entièrement assimilé » affirmait déjà Paul Valéry dans Le Bilan de l’intelligence, en 1935. Déconcertant ! En vérité, rien que de très normal. Sans contraires, rien ne bouge. Cela, l’homme contradictoire le sait bien. La contradiction tient même de la jouissance. Oui mais… Que des contraires, rien que des contraires, et nous voilà bien contrariés ! Toute la question est de savoir comment, dans ce contexte qui ne date pas d’aujourd’hui, gagner un peu de clarté, retrouver l’esprit des Lumières, échapper à la symétrie apparente des contraires, rompre avec la stérilité des dualismes et des antinomies radicales d’où rien ne sort ? Ou tout simplement savoir dire non ?

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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