par Yan de Kerorguen

 

En 1987, Edgar Morin rédigeait ces lignes : « Contrairement à l’insecte, l’Europe n’a pas le programme préalable de sa transformation, elle n’a pas de système central qui la gouvernerait. La métamorphose est inachevée. Nous ne sommes ni chenille ni libellule. Nous sommes encore dans la chrysalide. L’effort décisif reste à faire » (« Penser l’Europe »). L’image de la chrysalide à laquelle se réfère Edgar Morin pour évoquer la mutation de société dans laquelle nous sommes, est la bonne. Tel est le paradoxe de la métamorphose. L’espoir est juste à côté du désespoir. La dégradation est juste à proximité du progrès. L’horizon est non loin du centre. Dans la transformation de la chenille en papillon, il y a la difficulté de s’en sortir mais aussi la promesse d’un envol. Les crises sont ainsi faites : elles juxtaposent la crainte de la fin et la renaissance. Mais l’optimiste seul reste en place. L’idée de métamorphose, est ainsi plus riche que l’idée de révolution. Elle en garde la radicalité subversive, mais la lie à la conservation (de la vie, de l’héritage des cultures).

 

Le prospectiviste américain Jeremy Rifkin, auteur de «  la 3ème révolution industrielle », en est convaincu, si les Européens étaient un peu plus volontaires et retenaient les leçons de l’histoire, si l’Union européenne bâtissait une défense militaire respectée, l’Europe serait en pointe, soutient-il.  Dans un petit livre stimulant (« C’est plus grave que ce qu’on vous dit, mais on peut s’en sortir »), Pierre Larrouturou, ex-fondateur du mouvement « Nouvelle Donne », souligne à son tour: « L’histoire montre qu’il est possible de s’extraire de « la spirale de la mort » dans laquelle nos sociétés sont en train de s’enfermer. L’Histoire montre qu’il est possible de sortir du burn out et de la dépression collective ». Et l’économiste de se référer à Franklin Delano Roosevelt, quand il arrive au pouvoir en 1933. Alors que l’Amérique touche le fond de l’abîme, le nouveau président américain succédant à Herbert Hoover, « agit immédiatement avec une détermination qui ranime la confiance ». L’activité législative est étonnante : en trois mois, Roosevelt fait adopter plus de réformes que son prédécesseur en quatre ans. « Le but de Roosevelt n’est pas de rassurer les marchés mais de les dompter ». Les principes mis en avant sont modernes : « dépasser ses peurs, dire la vérité, parler à l’intelligence des citoyens et agir. Agir avec force ! ». Pour agir vigoureusement, l’Europe a certainement besoin d’un coup de jeune et probablement de miser sur les nouveaux outils de mise en commun et de partage. Certains outils y contribuent. Internet et les NTIC en général forment un dispositif de communication qui rend possible un tel espace public de mise en commun. Pour qu’un débat citoyen soit effectif entre européens, des références et des valeurs partagées sont nécessaires, des médiations sont à inventer. C’est sans doute ce qu’il y a de plus excitant dans la construction européenne : qu’elle nous invite à proposer une place cosmopolite où peuvent s’écrire de nouvelles « correspondances » et se diffuser de nouvelles initiatives. Elle en a la capacité car l’idée d’Europe est en elle-même une idée cosmopolite. « Grâce à son « éthos coopératif » et à sa conscience planétaire, l’Europe est le modèle à suivre, poursuit Rivkin. A condition que l’UE ne sacrifie pas à l’idéal de confiance mutuelle qui devrait l’animer. « Inutile de regarder ailleurs pour trouver un modèle salvateur, il n’y en a pas. La Chine et les Etats-Unis sont des géants aux pieds d’argile. L’un est terriblement endetté, l’autre connait une bulle immobilière qui pourrait conduire à la catastrophe ». Harmoniser la maison commune, miser sur la confiance, alors pourrait émerger une sorte de « sociétale démocratie » ( Lire Thierry Jeantet, Yan de Kerorguen. Lignes de Repères. 2012),  qui redonnerait une réalité à la citoyenneté, à la solidarité.

A vrai dire, sous tension extrême, l’Union européenne aurait pu chuter plus d’une fois. Bien que considérablement affaiblie, elle fait cependant preuve de résilience et semble pouvoir résister. La zone euro tient bon. Dans le contexte actuel d’un raidissement des stratégies internationales, Bruxelles n’a pas d’autre choix que de manifester et d’afficher sa détermination. Cela n’est possible qu’en redéfinissant les règles de fonctionnement interne de l’UE.  Entre les 27 pays membres, il n’est plus question aujourd’hui de tergiverser et de laisser en interne certains pays manquer de respect à l’égard des traités et manquer à la solidarité commune, comme  le font les pays du pacte de Visegrad. On le sait, 1/3 des décisions concernant les 27 pays de l’union européenne se prennent à Bruxelles. D’où l’impératif d’une Union qui ne s’affirme  pas seulement dans le nom ou dans les paroles mais dans les actes. L’urgence impose des décisions sur les engagements des nations d’Europe mais aussi de ses partenaires et la réaffirmation d’une volonté de transformation éthique et structurelle forte. Il s’agit de mettre un peu de discipline dans la maison commune et rappeler avec véhémence le respect des critères de Copenhague. Ces derniers obligent les nouveaux entrants à adhérer aux principes de l’Etat de droit démocratique et exiger le respect du Préambule du sommet de Laeken qui stipule que «  la seule frontière que trace l’UE est celle de la démocratie et des droits de l’homme ». Les pays qui ne respecteraient pas ces obligations peuvent faire l’objet de sanctions de la part de la Cour européenne ou de la Commission. Ils disposent alors d’un droit de retrait ou de sécession. Dans les droits de l’homme et du citoyen, il faut considérer avec autant d’importance l’homme d’un côté, avec l’universel qui lui est attaché et le citoyen de l’autre, ancré à la nationalité. Ces deux-là ne sont pas antinomiques mais l’expression d’une contradiction créative.

Si l’Europe manque de souffle économique, c’est aussi parce qu’elle a négligé certains composants de base reposant sur le facteur humain. Ces constituants ne sont pas simples à réunir car ils supposent au préalable un effort solide de transformation des mentalités. Faut-il le concours d’une brutale nécessité pour que la dynamique unitaire se redresse ? A quelque chose malheur est bon. Les résultats désastreux du vote américain en 2016 et le Brexit mettent l’Europe en demeure de réagir promptement avec une véritable autorité. Il y a en effet une carte essentiel à jouer. Elle est ambitieuse: que l’Union européenne, première puissance économique et commerciale du monde (elle-même n’y croit plus) reprenne le leadership politique sur ces valeurs que tant de régions du monde nous envient. Tandis que l’Amérique de Trump s’emploie à se détacher de l’Alliance Atlantique pour redéfinir des alliances improbables et qu’elle affirme vouloir sortir du Partenariat Transpacifique (TPP), une porte s’ouvre pour l’UE, occuper le terrain commercial dans les espaces laissés vacants, amplifier de manière significative sa place politique mondiale. La décision, le 17 novembre 2016, d’infléchir la politique de rigueur et d’assouplir les règles budgétaires pour relancer la croissance est un pas pour aller dans ce sens. Mais ce n’est pas suffisant. Bien avant que n’arrivent les mauvaises nouvelles en provenance de Washington, dans un article du Monde du 5 mars 2016 (Non à l’Europe à la carte, oui à l’Europe à deux vitesses), Guy Verhofstatd, ancien premier ministre belge et député européen, avait relancé l’idée d’une Europe à deux cercles concentriques dotée d’un noyau politique dur entouré par une Organisation des Etats européens. Pragmatique, ce dernier estime que l’Europe ne doit pas attendre que tout le monde soit prêt. Il faut avancer. Ceux qui rechignent doivent prendre leurs responsabilités. Dans la même veine, Emmanuel Macron, a également défendu, une Europe à deux vitesses ainsi qu’une réforme, à terme, des traités de l’Union. Pour lui, comme pour son homologue allemand, Sigmar Gabriel (SPD), l’Europe doit être « plus simple plus claire, plus efficace et continuer à avancer sur le numérique et l’énergie. L’avant-garde de la zone euro doit, elle, aller vers plus de solidarité et d’intégration : un budget commun, une capacité d’endettement commune et une convergence fiscale. »

La première décision d’importance pour l’Europe serait de s’attaquer au problème du décrochage entre le temps technique (rapide) des décisions financières et le temps politique (lent) de la négociation. En finir avec la politique des petits pas. Comment espérer avoir prise sur le temps du flash trading de la finance quand les européens mettent tant de temps à se rencontrer ? La deuxième décision serait d’investir massivement dans les politiques publiques de développement. De plus en plus d’experts, d’hommes politiques et de citoyens sont convaincus qu’il est urgent de passer à la vitesse supérieure pour retrouver des marges de manœuvre. Soutenir la nécessité d’une relance budgétaire forte se traduisant par des mesures énergiques comme l’installation sans tarder d’une Europe fiscale digne de ce nom est une priorité. Qu’il s’agisse de la lutte contre la fraude et de l’interdiction résolu des paradis fiscaux, de la suppression des nombreuses niches d’impôts pour les nantis, de la taxation des GAFAs, de la réforme des agences de notation, de la création des eurobonds pour refinancer directement à moindre taux les états sans passer par les banques, qu’il s’agisse encore de la taxation significative des flux financiers, de l’instauration de nouvelles taxations écologiques, de la séparation nette des activités de banque de dépôt et de banque d’investissement, de la mise en place d’un Fonds européen de stabilité financière, ou bien qu’il s’agisse de l’harmonisation de l’impôt sur les sociétés entre pays européens…, autant de décisions parmi d’autres qui peuvent rapporter des centaines de milliards. Pour certaines de ces mesures déjà mises en place, il faut désormais les renforcer.

Outre la nécessité d’une révolution fiscale, il est également impérieux d’accorder l’essentiel des énergies sur les changements structuraux que représente la transition énergétique et la création d’emplois dans la recherche et l’innovation. L’Europe sociale attend que les régimes sociaux soient harmonisés en comptant sur la création d’une assurance-chômage commune. Il conviendrait de donner à ceux qui veulent une Europe politique la possibilité de définir ce qu’est une Europe durable qui accomplirait ses engagements en matière environnementale. Dans cette dynamique devraient être incluses les réformes indispensables concernant les dossiers industriels, la science, la coopération multilatérale, y compris dans le cadre de l’OTAN. Une telle réorientation ne peut se déployer que si les peuples d’Europe y sont associés. Le chantier est considérable. Mais dans certains domaines comme la recherche, l’Europe est une réalité solide. Il convient donc de s’appuyer sur ces réseaux qui existent depuis longtemps et témoignent d’une dynamique. C’est le cas aussi des associations. Cette capacité de mobilisation implique de  soutenir avec générosité les initiatives et les médias citoyens.

Bref, c’est l’occasion où jamais pour les autorités de Bruxelles, et le Conseil Européen de prendre des mesures immédiates si l’Europe ne veut pas subir les caprices de Washington et résister au rouleau compresseur de Pékin. L’enjeu ? Quel choix entre une simple union politique d’état, une fédération d’États-nations ou des États-Unis d’Europe ? Ou quoi d’autre pour consolider l’espoir européen ? Les élections du mois de mai au Parlement européen sont essentielles pour défendre la mise en place de ces politiques

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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