Autour du projet d’écotaxe combattu par les « bonnets rouges » bretons et suspendu par le Premier ministre, les contradictions s’accumulent à cause de la virulence d’intérêts opposés.

On prête beaucoup à l’écotaxe. Pourtant, décidée au Grenelle de l’Environnement et toujours pas appliquée six ans plus tard après plusieurs reports successifs, on ne saurait lui imputer les maux que connaissent certaines régions comme la Bretagne, aussi bien chez les agriculteurs que les transporteurs. On pourrait même relever, comme le député François-Michel Lambert, le sénateur Renan Dantec ou les Jeunes écologistes, que l’application d’une taxe sur le transport routier permettrait de relocaliser certaines activités aujourd’hui externalisées dans des pays où le différentiel de coût de main d’œuvre justifie leur délocalisation malgré le coût de transport.

Par exemple, « faut-il rappeler que 700.000 porcs bretons sont envoyés chaque année à l’abattage en Allemagne, rappelle François Michel Lambert. Faire de l’écotaxe un symbole des difficultés actuelles du secteur est donc un contre-sens total ». « En incitant économiquement les circuits courts, la majoration du prix des transports routiers, notamment de longue distance, ne peut que privilégier la production locale », insiste le député européen Jean-Jacob Bicep.

En outre, s’appliquant à tous les poids lourds, quelle que soit leur nationalité, cette taxe réduirait les distorsions de concurrence entre transporteurs français et étrangers, ces derniers ne payant pas de taxe de circulation en France (à l’exception des péages autoroutiers).

On oublie également de rappeler que cette taxe ne concerne que les grands axes du réseau routier national (10.000 km de routes nationales et 5000 km de routes départementales) actuellement gratuits. Autrement dit, pour les camions qui empruntent les autoroutes à péages sur des trajets longue distance, il n’y aurait pas de surcoût sur ce type de parcours par rapport à la situation actuelle.

Il convient de revenir sur la hauteur de la taxe en question : de 0,08 à 0,15 euro du kilomètre suivant les véhicules, pour l’ensemble du chargement. Certes, son impact ne serait pas négligeable, mais il doit être rapporté à l’importance du coût du transport sur le prix des marchandises, en moyenne de 10% du prix final. Rapporté à l’unité de consommation, le surcoût généré par cette taxe serait donc limité : moins d’un centime pour une salade à un euro, par exemple.

En plus, à cause de leur situation géographique en périphérie de l’Europe, les régions Aquitaine et Midi-Pyrénées ont obtenu un abattement de 30% de la taxe, et la Bretagne de 50%. De quoi amortir les effets de l’écotaxe! Rappelons que, à l’inverse, les transporteurs routiers ont bénéficié en 2008 d’une réduction de la taxe à l’essieu et en 2011 du passage à 44 tonnes du poids total autorisé des camions.

Rapport de forces et gains de productivité

De toute façon, les producteurs et même les transporteurs ne devraient pas être les plus pénalisés puisqu’il est prévu dans le projet que le montant de l’écotaxe serait facturé au distributeur final, qui bien sûr le répercuterait sur le consommateur. A charge pour les transporteurs de savoir imposer cette facturation à leurs clients, ce dont ils semblent douter lorsqu’ils manifestent contre l’écotaxe. Ce qui n’est pas sans poser quelques questions sur les rapports de force des divers intervenants lors des négociations commerciales entre les distributeurs et leurs prestataires.

Le projet d’écotaxe a maintenant six ans. Issu du Grenelle de l’environnement, cette taxe devait initialement entrer en vigueur en Alsace en 2010 à titre expérimental pour une application à l’échelon national en 2011. Après une succession de reports – le dernier ayant été notifié en septembre 2013 – elle devait entrer en vigueur le 1er janvier 2014 avant que le Premier ministre Jean-Marc Ayrault ne la suspende le 29 octobre. Au cours de toutes ces années, les professionnels du transport ont eu tout loisir de s’organiser pour réduire l’impact de cette taxe. Notamment en réduisant les retours à vide pour améliorer la productivité de la logistique.

On pourrait prendre exemple sur la Suisse. A l’occasion du récent bilan effectué par le Prédit sur la recherche et l’innovation des transports terrestres, un représentant de l’administration helvétique soulignait que la taxe instaurée sur les poids lourds en 2001 dans la Confédération était six fois plus élevée que le projet français d’écotaxe. Face à une politique imposée par la population suisse suite à une double votation, les transporteurs routiers ont dû s’adapter en améliorant leur productivité et en transférant un partie du fret sur le chemin de fer. C’est une évolution de cette nature qui doit se manifester en France.

La problématique du fret ferroviaire en France

On doit aussi noter que, alors que la France faisait jeu égal avec l’Allemagne en matière de fret ferroviaire dans les années 70 et que celui-ci assurait encore le tiers des acheminements en 1980, le transport de marchandises par le train dans l’Hexagone ne représente plus aujourd’hui que le tiers aujourd’hui du fret ferroviaire allemand.

Même si la libéralisation permet aux nouveaux entrants de réaliser 30% des trafics dans le fret, le chemin de fer n’assure plus en France qu’environ 10% des transports de marchandises. Alors que les objectifs du Grenelle de l’environnement lancé par le ministre Jean-Louis Borloo dans le gouvernement de François Fillon prévoyait un transfert de 25% des trafics de la route sur les autres modes entre 2007 et 2012, et une part de marché de 25% du non routier en 2025, on assiste à l’évolution contraire : la part du non routier (ferroviaire et fluvial) s’est dégradée, passant de 12,6% en 2008 à 11,3% en 2010 à cause du fret ferroviaire, analyse la Cour des comptes.

Certes, l’offre ferroviaire française n’a pas toujours évolué dans le sens des besoins, et le bilan économique face à la route n’est pas forcément en sa faveur. L’économiste spécialiste des transports Michel Savy s’étonne que, alors que les progrès ont été nombreux au cours des quarante dernières années dans le transport routier et dans le maritime au niveau des technologies et de la productivité, aucune innovation majeure n’ait marqué le ferroviaire ni le transport combiné. Les quelque 1800 véhicules routiers qui empruntent chaque jour les autoroutes ferroviaires représentent bien peu face au trafic national des poids lourds.

Des investissements doivent être consentis sur le réseau de chemin de fer pour que le transfert de la route au rail puisse se matérialiser. C’était précisément l’un des objectifs de l’écotaxe qui devait rapporter en année pleine 1,2 milliard d’euros, dont 760 millions par an pour l’Etat et 160 millions aux collectivités territoriales. Les recettes encaissées par l’Etat auraient été gérées par l’AFITF (agence de financement des infrastructures de transport en France) pour, notamment, améliorer les capacités du réseau ferroviaire en matière de fret. Au bénéfice des régions les plus excentrées, comme la Bretagne.

Personne n’accepte de bon gré d’être concerné par une nouvelle taxe. Mais si l’écotaxe a pu être la goutte d’eau qui a fait déborder le ras-le bol fiscal, on voit bien que le dossier a aussi pu être utilisé par des lobbies qui n’ont pas intérêt à une relocalisation de certaines activités. Ou par ceux qui ne souhaitent pas qu’une offre ferroviaire plus compétitive se mette en place alors que l’opinion publique exprime une revendication contraire. Aujourd’hui, le projet est dans une impasse ce qui n’arrange pas les affaires de la Bretagne toujours confrontée à ces contradictions.