Le Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie a récemment confirmé en appel la condamnation de Florence Hartmann, pour outrage au Tribunal. Cette décision représente un cas majeur de volonté de censurer la liberté d’expression des journalistes.
Voici un résumé de cette affaire complexe qui exige que chacun d’entre nous soutienne Florence Hartmann dans son combat pour l’information

AFFAIRE HARTMANN / TPIY
Mise en accusation : 27 août 2008
Jugement : 14 septembre 2009
Arrêt en appel : 19 juillet 2011

PRESENTATION

Florence Hartmann a été poursuivie pour avoir révélé l’existence et « l’effet » de deux ordonnances confidentielles de la Chambre d’Appel du TPIY remontant à 2005 et 2006.
Ces ordonnances autorisaient, à la demande de la Serbie, que les passages les plus compromettants de ses archives de guerre (les comptes rendus des sessions du Conseil Suprême de Défense de la Serbie-Monténégro) ne soient ni accessibles au public ni à un autre tribunal ni dans une affaire devant le TPIY autre que celle de Slobodan Milosevic.
Florence Hartmann a été condamnée au pénal pour outrage au Tribunal et à une amende de 7000 Euros. Sa sentence a été confirmée en appel le 19 juillet 2011.

Les textes incriminés étaient : 2,5 pages de son ouvrage Paix et Châtiment (Flammarion, sept 2007) et un article dont elle était l’auteur « Les documents cachés du génocide » publié par l’Institut bosnien de Londres en janvier 2008.
Ces textes expliquent comment et pourquoi les juges ont accédé à la demande de la Serbie.


L’INTERET DES INFORMATIONS DIVULGUEES

Les deux ordonnances confidentielles de la Chambre d’Appel du TPIY, évoquées dans le livre et l’article de Florence Hartmann, autorisaient un Etat à dissimuler à la vue du public et des victimes des éléments de preuves l’incriminant.

Les Etats ont le droit de demander à un Tribunal de protéger des informations lorsqu’il en va de leur sécurité nationale.
Les éléments de preuve dissimulés avec l’aval du TPIY permettaient d’établir le niveau de responsabilité de l’Etat serbe sous le régime de Milosevic dans le génocide en Bosnie-Herzégovine.

Le TPIY n’avait donc pas de base légale (la sécurité nationale) pour satisfaire la requête de la Serbie, celle-ci ayant précisé qu’il s’agissait pour elle de protéger ses « intérêts vitaux nationaux », c’est-à-dire de ne pas être déclarée responsable du génocide et condamnée à verser des réparations financières à des dizaines de milliers de victimes.
Florence Hartmann a démontré que les deux ordonnances du TPIY ne s’appuyaient sur aucune base légale, que le TPIY l’avait lui-même constaté mais qu’il avait néanmoins maintenu sa décision « pour satisfaire les attentes » de Belgrade.

Florence Hartmann avait également démontré que les juges avaient ainsi violé la Résolution 827 du Conseil de Sécurité des Nations Unies établissant en 1993 le TPIY. Le Conseil de sécurité avait en effet exigé du TPIY qu’il accomplisse sa mission « sans [porter] préjudice aux droit des victimes qui voudront, par les moyens appropriés, obtenir des compensations pour les dommages subis à la suite de violations du droit international humanitaire. »

Si le TPIY avait respecté ses propres règles et la Résolution du Conseil de Sécurité, il aurait dû rejeter la requête de l’Etat serbe et les archives compromettantes de Belgrade, communiquées dans le cadre du procès Milosevic, auraient été publiques.

Les victimes du génocide en Bosnie-Herzégovine auraient alors été en mesure de les utiliser devant d’autres tribunaux pour prouver la responsabilité de l’Etat serbe et le contraindre à assumer ses responsabilités. C’est ce qu’elles tentaient de faire en 2006 lorsque la Chambre d’Appel du TPIY, bien qu’alertée de l’absence de fondement juridique, a décidé de confirmer la décision concernant les portions les plus incriminantes des archives de Belgrade. Faute d’accès aux preuves, les victimes n’ont pas pu faire valoir leurs droits à des réparations et la Serbie a été, début 2007, exonérée de toute responsabilité directe dans le génocide en Bosnie-Herzégovine.

A noter : Florence Hartmann n’a pas divulgué les passages confidentiels des archives de guerre de Belgrade. Elle a été poursuivie et condamnée pour avoir démontré que les juges du TPIY avaient faits fi des règles de droit et des victimes pour ne pas décevoir un Etat, en l’occurrence la Serbie. Ce sont ces mêmes juges qui ont ordonné sa mise en accusation puis sa condamnation et la confirmation de sa condamnation.

A noter : Le TPIY n’a jamais nié que Florence Hartmann ait obtenu ces informations sur le dysfonctionnement de la justice dans le cadre de son travail d’investigation journalistique, après avoir quitté ses fonctions de porte-parole du parquet du TPIY (occupées de 2000 à 2006). Il ne lui a donc jamais reproché une quelconque violation de son obligation de réserve.

VIOLATIONS

Un certain nombre de principes fondamentaux ont été bafoués tout au long de la procédure à l’encontre de Florence Hartmann.
La violation d’un seul de ces droits fondamentaux justifie la révision, voire l’annulation, de la condamnation.

Le droit à être informé des charges

Florence Hartmann a été accusée d’avoir révélé l’existence et l’effet de ces deux ordonnances de la Chambre d’appel du TPIY
Pendant la procédure, le TPIY s’est rendu compte qu’il avait lui-même révélé l’existence et l’effet de ces propres ordonnances confidentielles, que d’autres journalistes, dont une journaliste du New York Times, avaient fait de même avant Florence Hartmann.

Dans le jugement de première instance, les juges ont donc reconnu que ces informations, à l’origine confidentielles, étaient tombées dans le domaine public avant que Florence Hartmann n’en parle dans son livre et son article. Pour pouvoir la condamner, ils ont donc décidé que, contrairement aux autres journalistes, elle avait divulgué « certaines informations qui n’étaient pas tombées dans le domaine public » (paragraphe 33 du jugement de première instance) sans pour autant les énumérer.

Ce n’est que dans le jugement en appel, une fois la condamnation définitive, que le TPIY a indiqué à Florence Hartmann ce qui lui était précisément reproché, à savoir d’avoir fait état des « motivations juridiques » des juges. En clair d’avoir démontré, par un exemple concret, que les juges ne respectaient pas toujours le droit.
Florence Hartmann a ainsi été condamnée en première instance et en appel sur des charges qui ne lui avaient pas été notifiées et qu’elle ne connaissait pas.

Le droit à un Tribunal indépendant et impartial et à un procès équitable

Les mêmes juges ont cumulé les trois fonctions (étant à la fois victimes présumées, « déclencheurs » des poursuites et juges) pour finalement condamner Florence Hartmann d’avoir révélé leurs propres « conclusions juridiques ».
L’un des juges signataires d’une des ordonnances révélées par Florence Hartmann siégeait même dans la Chambre d’appel qui a confirmé sa condamnation.

Florence Hartmann a obtenu la révocation de la première Chambre en charge de son affaire après avoir fait établir que les juges avaient violé ses droits à un procès équitable et impartial mais les décisions rendues par les juges révoqués, notamment sa mise en examen, ont toutes été maintenues.

Le jugement en appel a été rendu près de deux ans après le jugement en première instance en violation du droit à un procès dans des délais raisonnables.
Ces éléments constituent des violations multiples de l’Article 6 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme et d’autres textes internationaux.

Le droit à la liberté d’expression

Le TPIY s’est appuyé sur le principe que le droit à la liberté d’expression n’est pas illimité et qu’il connaît quelques restrictions.
Le TPIY a donc choisi, parmi les restrictions autorisées dans les sociétés démocratiques, celles qu’il appliquerait à Florence Hartmann. Et il a ainsi jugé que le fait de dévoiler « le raisonnement juridique » des juges, c’est-à-dire d’avoir prouvé que les juges ne respectaient pas toujours le droit ni les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU, portait atteinte à « l’ordre public », puisqu’une divulgation risquait d’en entraîner une autre.

Ainsi, le TPIY considère qu’il est plus grave de révéler la faute des juges que de la commettre, que l’ordre public est plus menacé par la révélation que par la faute elle-même.
Tout au long de la procédure, les juges ont occulté leur faute, dissimulant le cœur de cette affaire dans des formules alambiquées comme « le contenu des ordonnances confidentielles», la « violation de la confidentialité des documents du Tribunal ».

Seul un public averti était ainsi en mesure de comprendre la teneur de ce que Florence Hartmann était accusée d’avoir révélé, le reste de l’opinion publique, découragée par l’apparente complexité de l’affaire et n’entendant que violation/confidentiel/document, comprenait en partie la réaction du TPIY, pensant souvent, par ailleurs, que ce n’était pas tant la journaliste qui était en procès que l’ancienne fonctionnaire du Tribunal inquiétée pour violation du secret professionnel.

La faute initiale des juges de ne pas avoir appliqué le droit lorsqu’ils ont placé sous scellés les archives de guerre de Belgrade en sachant parfaitement que leur action privait les victimes des moyens de preuve indispensables pour confondre l’Etat qui serait ainsi tenu de les dédommager, a été remplacée par la faute de Florence Hartmann.

Or, selon le jugement du TPIY, sa faute est d’avoir entravé le bon fonctionnement de la justice internationale et ainsi empêché le TPIY de juger les criminels de guerre car en montrant que la confidentialité n’était plus garantie, elle a, selon le TPIY, dissuadé les Etats de continuer à transmettre des informations sensibles (note : la coopération des Etats avec le TPIY est une obligation légale et non un choix).

En revanche les autres journalistes qui avaient, avant Florence Hartmann, violé la confidentialité des mêmes ordonnances du Tribunal en dénonçant le fait que le TPIY dissimulait des preuves aux victimes et permettait à l’Etat serbe d’échapper à des sanctions judiciaires, ne furent jamais inquiétés parce qu’ils n’avaient pas expliqué que, ce faisant, les juges avaient enfreint les règles.

En clair, les autres journalistes s’étaient contentés de dire que l’accord entre le TPIY et la Serbie était controversé mais pas qu’il était, en plus, illégal.

Florence Hartmann a épinglé des juges pour une faute grave dont ils n’auront jamais à répondre. En retour, ces mêmes juges l’ont punie pour avoir exercé son devoir moral et professionnel de journaliste.

Le TPIY était tenu de mettre dans la balance d’une part le droit d’informer et le droit du public à recevoir l’information, y compris celui des victimes de connaître la vérité, et d’autre part le droit de restreindre l’accès à l’information dans les circonstances expressément fixées par la loi.

Mais le TPIY a fait entièrement l’impasse sur l’intérêt des victimes et n’a pas non plus cherché à déterminer si l’intérêt général justifiait la divulgation des informations concernées, au prétexte qu’elles avaient beau être tombées dans le domaine public, il était interdit d’en parler puisqu’elles étaient toujours officiellement confidentielles.

Du coup, le TPIY n’a parlé que du préjudice qu’il aurait subi du fait de la divulgation d’informations confidentielles, acte qui, selon le jugement, « crée un risque réel d’entrave au cours de la justice en empêchant le Tribunal d’exercer pleinement son pouvoir de poursuivre et de punir les auteurs de crimes contre l’humanité ou de génocide ». Ainsi la faute de Florence Hartmann devenait si grave qu’elle justifiait pleinement une condamnation pénale.

Les juges étaient ainsi parvenus par un tour de passe-passe à faire passer leurs intérêts personnels, de cacher leur faute grave, devant l’intérêt général.

Les juges ayant démontré de manière apparemment convaincante qu’il y avait péril en la demeure, ils pouvaient dès lors s’octroyer un droit illimité à la confidentialité. Ce qu’ils firent dans leur jugement en décrétant que les aspects purement juridiques de leurs décisions pouvaient être classifiés au même titre et aussi souvent que des preuves sensibles ou les noms de témoins exposés à des représailles.

Ils ont ainsi créé un nouveau droit qui légitime l’opacité des procédures pénales au mépris du principe internationalement reconnu de leur nécessaire transparence. Si la publicité des procédures peut exceptionnellement être limitée dès lors qu’elle nuit aux intérêts de la justice ou à son impartialité, en temps normal, elle éclaire les actes des juges, les soumet à l’examen et au contrôle du public, dissuade l’arbitraire et les excès, et permet d’assurer le contrôle de l’indépendance et de l’impartialité du tribunal.

Les juges du TPIY ont signifié par la condamnation de Florence Hartmann qu’ils n’entendaient ni se soumettre au contrôle du public ni tolérer la critique, et donc qu’ils étaient au-dessus des lois.

Le TPIY a remarqué avec raison que la protection d’informations confidentielles, lorsqu’il s’agit par exemple de faciliter la mise en œuvre de la justice internationale, peut prévaloir sur l’intérêt du public à recevoir de l’information. Mais cette règle de bon sens n’autorisent pas pour autant les juges à s’en prévaloir pour occulter leur erreurs, pas plus qu’ils ne peuvent prétendre faciliter la mise en œuvre de la justice en enfreignant la loi pour répondre aux attentes clairement illégitimes d’un Etat.

Enfin, le TPIY s’est dit guère intéressé par le témoignage de Louis Joinet, l’un des plus grand experts français en droit international et qui au cours de ses trente années aux Nations Unies fit indubitablement progresser les droits de l’homme mais qui, selon les juges, n’a, cette fois-ci, « pas fait avancé la cause de la Défense ».

Quant à Article 19, l’ONG internationale la plus compétente en matière de jurisprudence dans le domaine de la liberté d’expression, elle n’a, au dire des juges, rien apporté de pertinent ou de convainquant.

Le TPIY a ainsi ignoré et violé le droit à la liberté d’expression de Florence Hartmann, tel que garanti par l’Article 19 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme ou l’Article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, en ne tenant pas compte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui siège à Strasbourg.

IMPACT DU JUGEMENT

Le jugement du TPIY crée un précédent et de nouvelles normes internationales de droit qui torpillent toutes les avancées enregistrées ces trente dernières années devant les tribunaux des pays démocratiques.

Or les jugements du TPIY ont valeur normative du fait du caractère international du TPIY et peuvent donc être invoqués partout dans le monde. Le jugement contre Florence Hartmann pourra ainsi servir dans l’avenir pour restreindre la liberté d’expression et la transparence des procédures pénales. Le TPIY a ainsi donné aux dirigeants peu scrupuleux à travers le monde un instrument légitime de répression et de censure.
Aucun recours n’est prévu contre les jugements définitifs du TPIY et donc aucun moyen procédural direct de faire réformer les violations des droits fondamentaux qui ont été commises et d’invalider les nouvelles normes de droit qu’il a créées.
Le droit à un recours effectif est également un droit fondamental, donc garanti. L’appel devant le TPIY ne peut pas être qualifié de recours effectif, la Chambre d’appel étant l’instance dont Florence Hartmann contestait la légalité de deux ordonnances.

SUITES POSSIBLES

En l’absence de cour de cassation internationale, il n’existe pas d’autorités judiciaires naturellement compétentes pour examiner la légalité et la validité des procédures conduites devant le TPIY.
Florence Hartmann va néanmoins saisir le Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies ainsi que le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté d’expression. Mais ces instances, bien que constituées d’experts indépendants, restent des organes de l’ONU « cousins » du TPIY.
En revanche, les Etats européens sont tenus de garantir les droits fondamentaux reconnus dans la Convention Européenne des Droits de l’Homme (CEDH).
Florence Hartmann entend donc s’adresser aux tribunaux français sur la base des droits garantis par la CEDH.

Mais cette bataille juridique sera aussi politique car les tribunaux nationaux seront tentés de se déclarer incompétents à examiner une procédure conduite par une juridiction internationale.
Il est donc nécessaire que la France comprenne que la procédure devant le TPIY a été entachée de nombreuses violations des droits fondamentaux de Florence Hartmann. Ayant l’obligation de prendre des mesures propres à assurer la garantie des droits de sa ressortissante, elle devra alors faire examiner la légalité et la validité de la procédure menée à l’encontre de Florence Hartmann par le TPIY.

Il sera par ailleurs nécessaire que les Etats européens prennent également conscience que ces violations sur son continent (le TPYI siège à La Haye, aux Pays-Bas) ont conduit à l’établissement de nouvelles normes de droit qui ne sauvegardent ni ne développent les droits de l’homme et les libertés fondamentales.

L’exécution du jugement du TPIY est prévu pour le 18 août 2011, date à laquelle Florence Hartmann devra avoir effectué le premier versement de l’amende à laquelle elle a été condamnée, le deuxième versement devant intervenir au plus tard le 19 septembre 2011.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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