Dans son livre Corps et âme, proposé par Graines de changement (1) aux éditions Village mondial, Anita Roddick retrace l’histoire de The body shop, enseigne britannique de produits cosmétiques. Véritable succès commercial (2), The body shop incarne également une vision humaniste de l’entreprise. Entretien avec Anita Roddick, sa fondatrice.

Place Publique : Vous créez The body shop en 1976 pour, dites-vous, subvenir aux besoins de votre famille. Pourquoi avoir choisi les cosmétiques ?
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Anita Roddick : J’ai beaucoup voyagé dans les années soixante et j’ai rapporté de ces séjours dans les communautés de fermiers ou de pêcheurs nombre d’idées en matière de soins pour le corps. Ces idées que l’on peut qualifier de recettes de grand-mère me sont restées. Ce sont autant d’histoires concernant le corps que j’ai eu envie de raconter. Nous nous souvenons souvent de notre premier rouge à lèvres ou de la façon dont nos grands-mères se lavaient les mains. Les cosmétiques se sont donc imposés comme une évidence, objet d’une obsession anthropologique.

P.P. : The body shop entre en bourse en 1984. La même année, vous commencez à mener des campagnes humanitaires d’envergure. Existe-t-il un lien entre les deux ?

A.R. : Non. Nous avions mené des campagnes avant cette date. Même avant la création de The body shop, alors que nous gérions un hôtel avec mon mari, nous avions réservé un lieu pour les SDF. Je suis issue d’une famille italienne ; j’ai toujours été différente. Je tiens aussi de ma mère qui était une rebelle. Et mes nombreux voyages ainsi qu’un séjour prolongé dans un kibboutz en Israël ont contribué à me forger un caractère d’activiste et d’agitatrice. Pour moi, la justice sociale a toujours été fondamentale. Le succès commercial de The body shop m’a permis de diffuser mes idées. Car, vous pouvez faire du profit et apporter une contribution positive à la communauté.

P.P. : Vous évoquez beaucoup la responsabilité sociale des entreprises. Comment définiriez-vous cette notion ?

A.R. : La responsabilité sociale d’une entreprise implique une totale transparence, un code de conduite irréprochable et ce partout dans le monde, des actions en faveur des droits de l’homme, le développement de la philosophie humaniste, une protection de l’environnement, une formation continue pour les salariés, etc. Une entreprise, c’est comme un campus : on y passe beaucoup de son temps, on y travaille, on y développe sa créativité, on y tisse des amitiés. C’est en tout cas le rêve, et y compris à The body shop, il y a un écart entre l’idéal et la réalité.

P.P. : Pour intégrer votre entreprise, faut-il absolument être convaincu du bien fondé de vos campagnes humanitaires (3) ?

A.R. : Non. Du reste, la majeure partie de nos salariés ne sont pas convaincus au moment de leur intégration dans la société. Ils modifient leur point de vue après avoir participé à certaines de nos actions. Un exemple : chaque année, durant l’été, des employés peuvent se rendre dans des orphelinats en Roumanie. L’un d’entre eux en revenant de ce voyage nous a dit : « au départ, je me suis demandé pourquoi je faisais ça. Maintenant, je me demande pourquoi je ne l’ai pas fait plus tôt ». C’est la preuve que les gens se motivent quand vous les encouragez à utiliser la source de leur pouvoir : le cœur. A noter que chaque magasin choisit les campagnes qu’il désire mener et les met en œuvre localement.

P.P. : Les alter-mondialistes à l’égard de qui vous dites éprouver beaucoup de sympathie traitent peu, voir pas du tout, de l’entreprise dans leurs débats. Ainsi, dans les forums sociaux, aucune entreprise n’est invitée à participer. Qu’en pensez-vous ?

A.R. : Refuser de donner une place à l’entreprise, c’est une forme de terrorisme. Entre employés et entreprises, il faut dialoguer en gardant à l’esprit que ces dernières ont été créées par des êtres humains et ne sont pas une émanation de l’enfer. Je dirai même que les entreprises étant la force la plus riche et la plus puissante au monde, elles sont les mieux placées pour le rendre un peu meilleur, pour apporter des changements sociaux positifs.

Cela dit, pour revenir au mouvement alter-mondialiste et notamment aux manifestations de Seattle, je le trouve très intéressant. C’est la voix du peuple qui s’exprime. Un peuple composé de consommateurs et qui défient non pas les gouvernements mais les grosses entreprises et leur mode de fonctionnement. Ils se positionnent davantage comme des chiens de garde de l’éthique que comme des consommateurs affamés. Cela constitue une force immense car ces organisations n’ont qu’une peur : la révolte de ces consommateurs et l’arrêt de la société de consommation. Autre évolution qui me paraît fondamentale, c’est le pouvoir de plus en plus important dont bénéficient les ONG. Elles peuvent désormais influer sur des décisions gouvernementales par exemple.

P.P. : Votre livre s’adresse beaucoup aux entrepreneurs d’aujourd’hui et de demain. Quel message principal souhaitez-vous leur adresser ?

A.R. : Il faut revenir à un esprit communautaire au sein même des organisations. C’est un contrat social qui lie les gens entre eux. Ne pensez qu’à l’argent revient à réduire l’entreprise à une vision limitée. Il faut aussi penser « liberté », « bien-être », « responsabilités », « services »… Et dans ce domaine, il y a plein de choses à inventer. Les voyages individuels humanitaires qui proposent de s’éduquer en voyageant en sont un exemple. En résumé, une entreprise ne se limite pas à une colonne « produits » et à une colonne « charges » ; elle doit aussi résonner de mots tels que « droits de l’homme », « justice sociale », « joie dans le travail »… autant de notions qu’il faudrait également mesurer au sein de chaque structure.

P.P. : Avez-vous le sentiment d’avoir eu de l’influence sur le mode de fonctionnement d’autres entreprises ?

A.R. : De fait, certaines entreprises comme l’industrie pétrolière Shell au Nigéria, après un long combat mené aux côtés du peuple Ogoni, ont un peu évolué. Ainsi, après avoir ravagé leurs terres ancestrales pour y extraire du pétrole, l’entreprise Shell a fini par reconnaître qu’elle devait prendre en compte et inscrire dans sa charte de valeurs le respect des droits de l’homme et des principes de développement durable.

Certaines grandes entreprises tentent aujourd’hui de trouver des modes de fonctionnement adaptés à la population locale. Mais là où nous avons eu le plus d’influence, c’est sur les autres entreprises de cosmétiques. Concernant les tests sur les animaux, nous avons contribué à faire changer la loi au Royaume-Uni qui interdit ces tests, et nous sommes sur le point de le faire à l’échelle européenne. Grâce à nos campagnes de communication avec la poupée Ruby (voir photo), nous avons également contribué à réhabiliter le corps de la femme et le développement de l’estime de soi.

Bref, d’un point de vue général, nous pouvons dire que nous avons fait évoluer le langage du monde des affaires en y introduisant des termes comme « droits de l’homme », « justice sociale », « respect de l’environnement ». Nos défis commerciaux ne portent pas sur les marchés mais sur les modes de fonctionnement. Je préfère être jugé à l’aune de mes actions dans le monde plutôt que sur l’accumulation de profit. Et si tous les dirigeants d’entreprises agissaient ainsi, de grands changements pourraient survenir.

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P.P. : A quoi attribuez-vous aujourd’hui le succès de The body shop : à ses campagnes humanitaires ou à ses produits ?

A.R. : L’un et l’autre sont indissociables. Notre force repose sur le message que nous avons à faire passer. Si nous ne mettions pas en avant la conscience politique, The body shop deviendrait une entreprise de cosmétiques comme les autres. A l’inverse, si nos produits n’étaient pas bons, nous ne survivrions pas longtemps. Notre projet, c’est bien de donner de la valeur morale à des produits qui intrinsèquement sont dénués de valeurs : quelle valeur peut bien avoir un lait pour le corps ou une crème pour les mains ?

P.P. : Quels combats sont prioritaires pour vous aujourd’hui ?

A.R. : Je crois beaucoup au développement de communautés locales dont les objectifs ne sont ni capitalistiques ni commerciaux. Ces petites organisations constituent de véritables révolutions sur le terrain. C’est ce que l’on appelle la localisation et cela a cours partout dans le monde. Je citerai en exemple le mouvement des zappatistes qui depuis 10 ans mène un combat extraordinaire.

A noter que The body shop a, par ailleurs, beaucoup contribué à la création de programmes de commerce équitable – 37 dans le monde entier – permettant ainsi à des familles de bénéficier d’un emploi et d’un revenu. C’est le cas dans un village du Nicaragua qui produit de l’huile de sésame. Ou encore au Ghana où une coopérative de femmes nous fournit en beurre de karité. Ces initiatives économiques à petite échelle ont un impact formidable.

P.P. : Vous insistez beaucoup dans votre livre sur la communication ? Pourquoi cela a-t-il tant d’importance à vos yeux ?

A.R. : Fondamentalement, je crois qu’on ne peut pas diriger une entreprise sans maîtriser l’art de la communication et du dialogue, mais il s’agit aussi, et avant tout, de poursuivre un rêve, une vision, d’être capable de rassembler les gens autour d’un projet commun en montrant comment chacun peut y réaliser ses propres espoirs et aspirations. Bref, nous communiquons avec passion car seule la passion est persuasive. Du reste, à une certaine époque, j’espérais qu’au tournant du troisième millénaire nous ne serions plus une entreprise cosmétique menant des actions de communication mais une entreprise de communication fabriquant et vendant des cosmétiques. Nous n’y sommes pas encore.

Propos recueillis par Anne Dhoquois

Crédits photos : Brian Moody

Contact :

Site : www.thebodyshop.com

(1) Graines de changement est une agence d’information qui s’est donnée pour mission de partir en quête des « entrepreneurs du meilleur ». Pour en savoir plus : www.grainesdechangement.com

(2) The body shop compte aujourd’hui près de 2 000 magasins, dans 51 pays, employant 6 000 salariés. Son chiffre d’affaires est évalué à près de 234,2 millions de livres sterling.

(3) The body shop a mené de nombreuses campagnes avec Greenpeace, les Amis de la terre, Amnesty international, etc.

Au sujet de Anne Dhoquois

Anne Dhoquois est journaliste indépendante, spécialisée dans les sujets "société". Elle travaille aussi bien en presse magazine que dans le domaine de l'édition (elle est l'auteur de plusieurs livres sur la banlieue, l'emploi des jeunes, la démocratie participative). Elle fut rédactrice en chef du site Internet Place Publique durant onze ans et assure aujourd'hui la coordination éditoriale de la plateforme web Banlieues Créatives.

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