Quelques rappels s’imposent. L’économie immatérielle, c’est-à-dire du « savoir », des connaissances, de l’expertise, existait bien avant qu’on invente la numérisation du réel. Ce qui signifie que numérique ou pas, si vous n’avez rien à vendre en termes de compétences, d’expertises spécifiques, donc de valeur ajoutée, vous n’irez pas bien loin. Ensuite, on ne peut pas non plus parler d’économie numérique en ignorants les enjeux logistiques qui y sont associés.

On se réfère trop souvent au passé
Lorsque l’avenir ne fait plus rêver

Il n’échappe à personne que les circuits de communication et maintenant des « télécommunications » restent un vecteur stratégique à maitriser absolument pour qui veut y faire circuler préférentiellement ses produits et ses services. Voilà pourquoi notre vision de la numérisation du monde et de son économie spécifique, ne peut nous conduire au succès que si elle est associée à deux autres grands phénomènes concomitants qui structurent notre compréhension des grandes orientations à mener, à savoir, le développement de l’économie des connaissances et des idées et la maitrise du développement des infrastructures télécom. Enfin, je m’interroge de savoir si nous avons réellement conscience des chiffres en jeu dans la numérisation et les transformations du monde ? Avons-nous vraiment une idée concrète des chiffres qui caractérisent ce nouveau monde (1) que l’on dit « Numérique »!?

Il y a plus de 347 millions d’inscrits sur Linkedin, si c’était un pays, il serait un des plus importants de la planète. La Chine dispose d’une population de 1 milliard trois cent millions d’habitants, l’Inde de 1 milliard et cent millions. Les personnes y parlant anglais y seront bientôt plus nombreuses que celles de la Grande Bretagne, l’Australie, le Canada et l’Amérique du Nord réunis : elles seront sur Internet. En 2002, l’ensemble des budgets de la R&D en Amérique latine ne représentait que 10% du budget annuel de celui de la firme LG. Dans moins de dix ans, les doctorants en Asie seront plus nombreux que ceux des Etats Unis et de l’Europe réunis. Un actif européen exercera pas moins de 14 métiers différents et seul un quart des salariés disposera d’un contrat de plus d’un an. Les emplois qui seront les plus demandés dans les dix ans à venir n’existent pas encore et les technologies ou les services correspondants restent à inventer. Google reçoit quelques 600 000 requêtes par minute et plus de 800 000 sites s’ouvrent chaque jour sur internet. Notez enfin qu’au moins un milliard de mails a été échangé au moment où vous finissez de lire ces lignes.

Explosion des nombres, migration des marchés les plus rentables, des centres de pouvoir économique et perte d’influence des puissances du XIX et du XXème siècle. Reste à déterminer dans un tel contexte ce que peut recouvrir une politique numérique d’un pays de puissance moyenne dans une économie complètement transformée par les trois grands facteurs évoqués plus avant.

Il s’agit de comprendre en quoi la numérisation du monde transforme nos références et nos pratiques traditionnelles, nous menace ou, différemment, quelles opportunités nous offre-t-elles ? J’en vois trois et d’importance :

• D’abord la numérisation du monde vient à point nommé pour nous faciliter une transition énergétique indispensable.

• Elle nous oblige à inventer des organisations économes en ressources.

• Elle nous facilite l’élargissement de notre zone d’influence et nous permet de prendre des initiatives en matière d’innovations de services en ligne.

L’entrée des pays avancés dans un mode de vie éco-efficient.

Je dénonce régulièrement un dogme tenace selon lequel toute croissance ne peut se faire qu’en consommant plus d’énergie et des ressources. Et c’est là où il nous faut creuser la question. La France est entrée – c’est pour cela que j’ai fait allusion à l’éco-efficience dans le titre de mon intervention – dans un cycle d’économie des ressources qui avait été prédit par l’économiste russe Nikolaï Kondratiev dans les années 20. Il prédisait que le cycle dans lequel nous sommes entrés, à partir des années 92, serait une période gestionnaire qui suivrait celle, stratégique, des années 40 à 92. Nous sommes aujourd’hui dans ce nouveau grand cycle, celui de l’économie de moyens. En d’autres termes nous sommes entrés dans une économie en plateau. Une économie où nos gains de richesses seront le fait de l’optimisation des ressources utilisées.

Des organisations moins gourmandes en ressources.

Si, à ses débuts, on a essentiellement utilisé l’informatique pour améliorer la performance des systèmes existants, notre vision a bien évolué. L’informatique est désormais considérée comme un levier stratégique sur les marchés de l’entreprise. Ce qui est nouveau, c’est qu’avec l’explosion des nouveaux « business models », elle est aussi considérée comme un moyen de repenser fondamentalement, voire de réinventer l’entreprise pour, grâce à de nouvelles formes d’organisation, mobiliser le moins possible de ressources, de moyens. Quand, par exemple, on parle de travailler à distance, il est vite évident que l’on est en train de parler d’une organisation moins consommatrice d’énergie et de ressources. Rappelons au passage que la consommation énergétique totale des télécommunications mondiales représente moins de 1 % de la totalité des énergies fossiles utilisées. C’est dire l’importance des télécoms et des applications de la numérisation dans les évolutions organisationnelles et la diffusion des produits numériques par les services en ligne! Le concept de la « light company» ou entreprise agile n’est jamais qu’une déclinaison naturelle de mon concept « d’entreprise virtuelle » argumenté dans le début des années 90.

Nous vivons une guerre des ressources qui ne dit pas son nom.

J’ai souvent eu l’occasion de le dire et de l’écrire, je crois que l’écologie se trompe de casting. Notre problème essentiel ne sera pas celui de l’overdose de pollution, mais celui de l’éco-efficience de nos ressources. Transformer de plus en plus d’objets tangibles en objets numériques est une des voies qui nous est imposée. Une contrainte qui peut s’avérer être un atout dont ne dispose pas encore la majorité des pays en voie de développement. Ces derniers sont encore obligés d’investir massivement pour se doter de leurs infrastructures et se hisser au standard de base de la consommation mondiale. Ce qui ne va d’ailleurs pas sans poser déjà de réels problèmes de pollution dans certaine des régions les plus peuplées.

C’en est bien fini des courbes de croissance à deux chiffres.

Nous devons faire notre croissance par une économie de ressources et donc une productivité globale des moyens. Si nous voulons éviter les problèmes dus à la rareté croissante des ressources, nous devons envisager des modèles économiques résolument nouveaux. Voilà pourquoi il est dangereux de revenir sur l’image idéalisée d’une ré-industrialisation idéalisée dans de nombreuses déclarations. Elle est un mirage alors que nous devons renouveler notre vision hexagonale, égocentrique, de l’industrie du 21ème siècle. L’Asie reste, et restera l’usine du monde pour de très longues années. Nous n’avons pas su nous y préparer. Il en est de même de la répartition des activités économiques en Europe. Quand on parle de notre politique industrielle, pourquoi fait-on abstraction des autres nations européennes ? Aux États-Unis, tous les Etats américains ne sont pas également industrialisés. Pourquoi, en Europe, l’Allemagne ne resterait pas championne de l’industrie européenne et à nous, français, de faire en sorte de développer d’autres secteurs d’activités sur lesquels nous serions les meilleurs?

De même que les entreprises sont amenées à gérer leur portefeuille d’activités, pourquoi ne le faisons-nous pas suffisamment pour trouver nos futurs gisements de valeur et d’emplois? Il y a l’industrialisation oui, mais par les nano-technologies, la stéréo-lithographie (La 3D aujourd’hui), la chimie et la biologie, les applications des cellules souches dans les médecines réparatrices. Pourquoi ne pas être les meilleurs concernant la reconversion énergétique, l’exploitation des déchets, la robotique en milieu hostile, le terra-formage des territoires, les innovations urbaines, la cyber sécurité, la cartographie, etc., etc. ?!

Notre problème n’est-il pas surtout notre cécité ?

Nous avons beaucoup entendu parler d’innovation, de prospective. Au cours des études faites sur l’avenir de nos entreprises, j’ai retenu le résultat pour le moins surprenant d’une enquête qui a été faite il y a quelques années : 7 %, je dis bien 7 % seulement des chefs d’entreprises réfléchissent à la prospective et anticipent les évolutions de leur propre business. C’est ça notre problème, notre vrai problème en France. Nous n’avons pas su préparer suffisamment notre présence dans les industries du futur. Nous avons renouvelé notre erreur des années 60/70 où l’on investissait massivement pour préserver les industries du charbon, alors que nos investissements dans le secteur des services en plein développement restaient négligeables. On retrouvera la même insuffisance quand on comparera nos investissements à ceux des américains dans l’économie numérique. Avec comme résultat que ces derniers tirent du numérique, en termes de PIB, un tiers de plus de ce que nous réalisons en Europe ou en France. L’économie numérique est devenue une clé des avantages comparatifs entre nations. La numérisation en France contribue à la croissance : hier, elle était de 26 % en France et de 37 % aux Etats-Unis.

Le soft power français confié à des bureaucrates.

Enfin, il y a notre impréparation aux nouveaux marchés dit « immatériels », culturels. Si la France est aujourd’hui en déficit d’offre sur les marchés internationaux, elle ne peut que s’en prendre à elle-même ! Certains responsables de la politique numérique se contentaient de se féliciter de la résistance du village d’Astérix face à la poussée des produits des majors américains et d’autres se contentaient de parler tuyaux de plus en plus gros mais remplis de vide. On connait le résultat, le Soft-power français est pratiquement inexistant dans les réseaux mondiaux. Y compris au niveau de la francophonie qui nous offre des opportunités considérables visiblement sous-estimées. Les clés de la Francophonie ont été confiées à des sénateurs, élus ou fonctionnaires à caser, qui faisaient du tourisme plutôt que de rouler pour le développement de l’économie française et le succès de ses entreprises.
Nous sommes toujours en risque permanent de nous enfermer dans un hexagono-centrisme, mortel. Avec la fin des effets frontières, nous passons d’une logique de spécialisation des territoires à une logique de spécialisation des réseaux. Eurêka, n’était pas un projet national, mais européen! Il faisait travailler les entreprises via des collaborations transnationales où chaque acteur a appris de l’autre. Dommage que cet exemple transversal d’investissement européen n’ait pas été renouvelé plus souvent. Parmi les secteurs en forte progression nous avons celui de l’éducation et du « serious games ». Il représente selon l’OCDE un marché annuel supérieur à 1000 milliards de dollars chaque année. Il y a déjà une dizaine d’années que Harvard et maintenant d’autres institutions anglo-saxonnes mettaient une partie de leurs programmes en ligne. Ils viennent de réaliser un portail d’éducation ouvert à tous les étudiants dans le monde. Alors, pourquoi ne le faisons-nous pas dans le cadre de la francophonie? Quelles sont les parts de ce marché que nous prendrions en digitalisant, en numérisant, et en projetant les connaissances et le savoir-faire français dans le monde ?

Nous souffrons d’un déficit de l’offre, oui, mais à l’international et notamment en matière de services en ligne.

Nous devons pousser les innovations françaises avec un Etat qui soutienne plus la présence française dans les industries de services et les activités renforçant le « soft power » dans l’espace Francophone. Avoir de gros tuyaux ne sert pas à grand-chose si nous n’avons pas de produits et de services « made in France » à y faire passer. Investir dans des réseaux haut débit afin de faciliter la pénétration de services venus de l’étranger n’est pas une bonne affaire… pour nos affaires ! On chipote à longueur de colonnes de savoir qui, des opérateurs en lice, aura la plus grosse part du gâteau hexagonal alors que nous devrions avoir les yeux sur les pays qui ont besoin de nos technologies et de nos services. Un plan « Câble » sans politique des services et des contenus est une aberration. Quand on voit la quantité de milliards qui ont déjà été dépensés, c’est invraisemblable ! Il faut maintenant soutenir prioritairement les activités de services en ligne, si nécessaire en passant par des concessions des services publics avec des opérateurs français qui fédèrent des secteurs entiers (santé, finances, administrations, éducation, …). Que cela nous plaise ou non, nous devons redevenir des conquérants, des conquérants d’un monde que l’on dit numérique !

L’ensemble des pays en cours de développement consomment plus que la totalité des pays avancés.

La Chine, à elle seule, consomme plus du tiers de la totalité de la production des matières premières, ciment, acier, etc. et cela pèsera de plus en plus sur leur modèle économique. Je me souviens, dans « l’Entreprise Virtuelle » avoir mis en parallèle la quantité d’énergie fossile consommée en Pologne au regard du PIB du pays, en le comparant avec les mêmes paramètres en France. On constatait que la Pologne avait un rendement énergétique trois à quatre fois inférieur par rapport à son PIB. En d’autres termes, à PIB égal, la Pologne consommait 3 à 4 fois plus de ressources énergétiques. Je ne doute pas que la situation se soit améliorée depuis. Mais, Il y a là une logique qu’il faut avoir à l’esprit pour comprendre ce qui va se passer dans les années avenir. Ceux des pays qui ne peuvent se développer qu’au prix d’une forte consommation des ressources matérielles et ceux qui, comme les pays avancés, dont nous sommes, le peuvent en optimisant les leur, en consommant moins. Nous sommes dans un monde où se développe un conflit des consommations de ressources comparées et face au problème de l’accès à ces ressources (matériaux et énergies) qui va s’exacerber au fil des années.

Denis Ettighoffer
Reprise d’une conférence aux Journées de l’Intelligence Economique en Novembre 2012

NOTES

(1) http://www.blogdumoderateur.com/chiffres-internet/
(2) http://webfoundation.org/projects/the-web-index/
(3) http://geeko.lesoir.be/2015/02/09/linkedin-compte-desormais-347-millions-de-membres/
(4) http://www.blogdumoderateur.com/l-evolution-du-nombre-de-personnes-connectees-a-internet-dans-le-monde/
(5) http://fr.wikipedia.org/wiki/LG_Group
(6) http://www.planetoscope.com/Internet-/1474-nombre-de-recherches-sur-google.html
(7) http://globometer.com/internet-emails.php
(8) http://fr.wikipedia.org/wiki/Cycle_de_Kondratiev
(9) http://www.ettighoffer.fr/562/entreprise-virtuelle-1992-2001
(10) http://www.ettighoffer.fr/2696/le-serious-games-futur-leader-mondial-des-biens-culturels-numeriques

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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Le Magazine, Médias et démocratie, Sciences et société

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