Le maître et l’élève : vers de nouvelles relations
Manque de confiance, immobilisme, corporatisme, absence d’ambition, crainte du changement….la litanie des critiques est longue. Depuis plusieurs décennies, il n’est pas un rapport qui ne pointe la crise de l’école.
Plus de 130 000 jeunes Français, entre 18 et 24 ans, sortent aujourd’hui de l’école sans qualification. 20 % des jeunes n’ont pas de diplôme. Ceux qui en possèdent un ne sont pourtant pas au bout de leur peine. Même munis d’un titre de l’enseignement supérieur, le parcours d’obstacles qui mène au travail se fait dans la précarité des stages et l’incertitude de trouver un métier. Certes, les candidats munis de brevets, certificats et autres titres sont mieux classés mais ces passeports n’offrent pas l’assurance de décrocher un poste.
Indispensable pour obtenir le rendez-vous avec le recruteur, leur utilité est des plus variables, Un cursus dans une grande école n’est plus une garantie. Impossible de mesurer la valeur de l’éducation reçue sur la seule base du nombre d’années d’études suivies et du parchemin acquis. Un quart des 18-29 recherchent un emploi (soit 10% de plus que la moyenne des Français). Des dizaines de milliers d’élèves qui sont privés du passeport restent sur le bord de la route
Le paradoxe est patent : alors que les avancées technologiques ouvrent un champ immense de possibles, curieusement, l’étape d’avant, qui se déroule sur les bancs de la primaire au secondaire ou sur les gradins de l’amphi, ne produit pas l’énergie qui s’impose pour tirer parti de ces possibles. Ce constat sur le passéisme de l’école n’est pas l’exclusivité de la France. Il s’adresse à bien d’autres systèmes, comme le laisse entendre le chercheur américain Marc Prensky, auteur de « Digital natives, digital immigrants ». Son jugement est sévère : « trop d’enseignants considèrent l’éducation comme un moyen de préparer la jeunesse au passé… et non au futur » (Backup Education? Educational Technology,Vol 48 No1 Jan-Fév.2008). Même point de vue de la part de Ken Robinson. Dans son ouvrage « How school kills creativity : Changing education paradigme? », ce dernier avance que l’école a été conçu pour un monde du XIXème siècle.
Tout va tellement vite que les professeurs eux-mêmes se sentent dépassés, parfois étonnés de constater que leurs propres élèves maîtrisent les technologies bien mieux qu’eux. Trop vite ! Beaucoup d’enseignants avouent ne pas savoir quelles connaissances seront encore utiles à leurs élèves quand ils quitteront les bancs du lycée ou de la fac. Comme si, depuis le temps de la révolution industrielle où l’école formait les jeunes pour l’usine, le modèle n’avait pas évolué. Comme si le fordisme éducatif, enchâssé dans la masse, empêchait de reconnaître la multiplicité des intelligences. Trop de rigidité et d’uniformité, trop de hiérarchie, lourdeur des programmes, manque d’interaction, faiblesses du travail d’équipe… Les principes éducatifs de nos grands parents sont tenaces: le non droit à l’erreur, le classement, le bachotage, le redoublement, la sélection par l’échec, les inégalités, l’exclusion.
Force est d’admettre que les remparts du lycée-caserne ou de l’école-usine contre lequel les étudiants s’élevaient en 1968 ne permettent pas aux innovations de s’infiltrer dans la forteresse. Pour le sociologue Olivier Galland, spécialiste des questions de jeunesse et auteur de « Les Jeunes Français ont-ils raison d’avoir peur ? » (Armand Colin, 2009), « l’élitisme républicain, qui correspond à la sélection des meilleurs en fonction de leurs talents et de leurs efforts, ne fonctionne plus dans une école de masse qui doit désormais gérer des publics à forte hétérogénéité sociale, économique ou culturelle due à la mondialisation. Finalement, ce modèle conduit à un niveau d’acquis scolaires assez faible. Il traduit « une vision dichotomique de la réussite qui procède par élimination à chaque palier essentiel d’orientation ».
Soyons justes. Autre temps, autres mœurs ! Sans doute, le modèle en usage, du temps des 30 Glorieuses et des lumières de l’enseignement public gratuit, avait-il sa pertinence. Il correspondait à une réalité de l’époque qui avait besoin de main d’œuvre pour la reconstruction des pays et l’installation de la modernité. C’était le temps du progrès, du plein emploi et le début de la consommation de masse. En travaillant d’arrache pied sur les bancs de l’école, on était assuré d’avoir du travail. En ce temps-là, la verticalité de la machine éducative était le reflet d’une époque où chaque chose était à sa place, immobile, fixe, correspondant à l’appareil productif taylorien. L’ascenseur social donnait espoir. Aujourd’hui, il en va autrement. Hormis les pays émergents, la croissance devrait rester atone comme l’indique Daniel Cohen dans son dernier livre (Le monde est clos et le désir infini. Albin Michel ) . A la verticalité du progrès pensé comme indéfini succède l’horizontalité d’un monde qui entrevoit les limites de l’hyperconsommation et du gigantisme.
L’inégalité reste l’une des principales caractéristiques de nombreux systèmes d’éducation et de formation en Europe. Les inégalités fragilisent la cohésion sociale et perturbent le jeu économique. Il se traduit par un nombre important de chômeurs, pas assez qualifiés pour trouver un emploi, et dans le même temps une pénurie de compétences dans certains domaines. La capacité à faire face à ce problème varie fortement d’un État membre à l’autre. Bref, les inégalités se creusent entre bons et mauvais élèves. Selon les analystes qui ont effectués cette étude, les pays qui additionnent les meilleurs résultats sont aussi ceux qui répartissent le plus équitablement leurs ressources entre les écoles favorisées et défavorisées.
Se vivant comme un monde à part, le monde éducatif ne peut plus vivre en dehors de la société et bouder les avancées liées au numérique. Sans s’astreindre de son esprit critique à l’égard d’internet, il doit aussi reconsidérer le rôle de l’enseignement à l’aune des technologies digitales. Tel est l’enjeu auquel s’attellent nombre de pays préoccupés par l’état de leur système éducatif. La culture numérique fait partie des huit compétences clés du citoyen européen, définies par le Conseil de l’Europe. Bien que la numérisation touche tous les domaines de la vie courante et qu’elle connaît une accélération notoire, dans les objets, les voitures, les maisons, la ville, la numérisation à l’école, elle, n’a toujours pas été véritablement engagée. La digitalisation de la société et de ses usages ne s’accompagne pas d’une évolution parallèle des compétences et des connaissances de base nécessaires pour s’adapter à la société du XXIème siècle et à ses évolutions. Les fondements du numérique demeurent en effet ignorés du public, et le « new deal » tant attendu sur le sujet n’a pas encore accouché d’une véritable action à l’échelle nationale.
Comment expliquer le fait que, dans un contexte d’usage massif du numérique par les nouvelles générations, les instances éducatives ne capitalisent pas sur cet attrait pour mettre en place de véritables cursus offrant aux jeunes scolaires la possibilité d’apprendre le codage informatique au même titre que l’anglais ou les mathématiques? « Les professionnels utilisent des logiciels sans comprendre ce qu’ils font », fait remarquer Gérard Berry, professeur au Collège de France, auteur de « la numérisation du monde » (Editions De vive Voix. 2010). Pour ce dernier, « les innovations numériques bouleversent notre façon de penser, notre relation au monde, notre rapport à l’humain, et la manière dont nous abordons physiquement les choses. Le temps est donc venu d’enseigner la science du numérique ». Un sentiment partagé par Alain Bravo, délégué Général de l’Académie des Technologies, « les jeunes n’ont encore qu’une pratique intuitive de l’informatique, non théorisée. Beaucoup n’ont pas conscience qu’il y a une réalité professionnelle derrière ». Pour ce dernier, « il manque clairement, en France, une approche pour la diffusion de la culture numérique et en particulier une formation intégrant les compétences et connaissances nécessaires pour s’adapter à l’évolution de l’économie ». L’enjeu est capital pour développer l’entrepreneurship. Le décloisonnement des formations entre l’enseignement des technologies et des sciences en général et le management permettra de donner naissance à la nouvelle génération de e-leaders dont les entreprises vont avoir besoin dans les années à venir. »
En marge de ce décalage entre la numérisation galopante de la société et les nécessités d’entretenir les connaissances académiques se pose la question des jeunes qui éprouvent des difficultés à composer avec les deux. Dans son livre « L’Élément : trouver sa voie en alliant passion et talent », l’expert en éducation, Ken Robinson pointe du doigt un phénomène inquiétant qui ne cesse de s’amplifier : la médication des enfants. Il évoque ainsi le syndrome du trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité (TDAH). Nous vivons, explique-t-il, une des époques de l’histoire les plus stimulantes avec de plus en plus d’informations, et des outils de plus en plus intelligents, tels les ipads, les smartphones, les videogames. Dans le même temps, de plus en plus de jeunes s’ennuient en classe. Ces élèves sont souvent des jeunes hyperactifs qui ont besoin de bouger, de jouer, de faire. Dès qu’ils ont un moment de vide, vite il faut tromper l’ennui par un jeu vidéo ou l’envoi d’un SMS. Impossible d’écouter le professeur et difficile de capter leur attention. Résultats : des millions de jeunes sont ainsi laissés sur le bord de la route. On a cru bon par la médication résoudre ce problème d’hyperactivité au lieu d’imaginer d’autres façons de les intéresser. A cause de cela, de nombreux jeunes très doués sont persuadés être très bêtes tout simplement parce qu’ils n’ont pas réussi à cerner de quoi ils sont capables.
« Les jeunes ont le sentiment d’avoir été trompés par le système scolaire et cette déception n’est pas sans effets sur l’école elle-même » ajoute le sociologue, François Dubet, spécialiste de la marginalité chez les jeunes et auteur de « Les sociétés et leur école (avec M.D Bellat et A. Vérétout. Seuil. 2010). Il s’ensuit un sentiment de découragement et une perte d’estime de soi s’amplifiant au cours de la scolarité. Les conséquences psychologiques de ce sentiment d’échec sont importantes. Force est d’admettre que passer des années dans un environnement éducatif qui n’a pas pris en compte l’impact culturel du numérique et qui conduit à un taux d’échec particulièrement élevé, n’est pas très stimulant. Le contenu trop abstrait de la formation revient souvent comme raison de l’arrêt des études. Comment dans ces conditions récupérer et motiver les élèves qui décrochent ? Finalement, si l’école publique « n’enseigne plus », pourquoi la conserver ?
Le rôle des maîtres est évidemment central pour répondre à cette question. Comment enseigner ? Qui doit enseigner ? La question est de tous les débats. C’est un fait, l’enseignement est encore majoritairement centré autour du savoir du professeur. Et les maîtres ne sont malheureusement pas tous admirables. On peut toutefois comprendre un certain pis aller dans la mission d’éduquer. Nombre d’entre eux se plaignent d’être assignés à des taches de discipline et de police dans une environnement étriqué ou il est difficile de tenir en place. Peut-on parler de mission éducative quand les jeunes passent le plus clair de leur temps derrière un pupitre à suivre des cours, proposent des formats uniques, dispensés par des gens qui sont eux-mêmes confinés dans l’espace réduit des murs de l’école ? Ivan Illich n’a-t-il pas un peu raison quand il écrit : « Dans le monde entier, l’école nuit à l’éducation parce qu’on la considère comme seule capable de s’en charger. » (« Une société sans école ») ? Une croyance veut nous persuader que la connaissance n’a de valeur que si elle nous est imposée.
Dans « Le maître ignorant » (1987), Jacques Rancière s’emporte contre « le vieux maître obtus qui bourre le crâne de ses élèves de connaissances indigestes ». Il souligne que l’important n’est pas la science du maître mais sa capacité à engager les élèves dans l’émancipation de leur intelligence. Le philosophe est ainsi convaincu que tous ces chercheurs en herbe peuvent apprendre. Encore faut-il leur donner le goût de l’apprentissage.