Le hasard, l’imagination, la vision, le long terme, la responsabilité, la coopération…autant de vecteurs pour une innovation dont le dénominateur commun est la liberté de recherche

Parler d’innovation revient souvent à passer « d’une insensible dégradation du clair à l’obscur » comme disait André Gide.

D’un côté, l’innovation est brandie comme le flambeau de la croissance. L’innovation a longtemps été mis du côté de la compétitivité, du toujours plus d’options, de nouveau, mais beaucoup moins du côté de la qualité, du mieux, de la responsabilité sociale. Par la mise au point de nouveaux produits et services, l’innovation est, en effet susceptible de susciter de nouvelles demandes, de trouver des marchés nouveaux et par conséquent de déboucher sur des emplois.

De l’autre, l’innovation est négligée par les décideurs dès qu’il s’agit de passer aux actes. Et là, nous rentrons dans la grisaille. Surtout en France ! Une morosité qui est également soumise aux difficiles interrogations sur les risques technologiques

Avec les questions posées par l’amiante, les OGM, les nanoparticules, les agrocarburants, les éoliennes, les antennes relais, nous sommes désormais amenés à interroger publiquement le rôle de la connaissance scientifique et de l’expertise.

Il s’agit d’examiner en quoi l’innovation n’est pas qu’un processus de validation par l’expertise mais un processus critique évalué dans le cadre d’un examen délibératif plus ouvert, intégrant tous les acteurs : entrepreneurs, scientifiques, experts, publics.

Comment faire pour accorder ces différentes logiques à l‘œuvre dans l’innovation que sont la logique marchande entrepreneuriale, la logique scientifique, technologique, le rapport au savoir et la logique citoyenne du processus démocratique pour arriver à une innovation responsable ou les 3 niveaux s’enrichissent mutuellement ?

7 clés nous ouvrent les portes de cette innovation responsable.

1ère clé : la sérendipité.

Les avancées les plus prometteuses sont largement liées aux applications nouvelles, aux comportements marginaux, à l’exploitation créative de l’imprévu, aux découvertes inattendues et aux coïncidences heureuses, aux usages discrets, invisibles, détournés, liés à telle ou telle recherche ou invention technologique.

C’est au hasard d’un savoir faire, dans le geste quotidien de l‘artisan, dans l’usage détourné qu’on peut faire d’un objet, d’une machine que se trouve la solution. Les microproducteurs sont souvent les inventeurs.

L’imprimante à jet d’encre (Canon),
le stimulateur cardiaque (pacemaker), le Walkman, le Viagra,le Post-It, le nylon, le teflon sont des inventions faites par sérendipidté.

L’entreprise est réfractaire à cette ouverture. On ne va pas laisser le hasard décider du business-plan ! L’entreprise ne s’intéresse qu’à 5% de sa population, c’est-à-dire à sa population étiquetée « innovation », qui, parce que trop formatée, produit souvent des fruits secs.

Le désintérêt pour les talents originaux risque de laisser les entreprises sans solutions. On serait bien inspiré, pense David Courpasson, professeur de sociologie à l’EM Lyon, de s’intéresser aux « pépites ouvrières » qui existent à la base de l’entreprise. Certains personnels, pour peu qu’ils soient valorisés ont des savoir faire qui ne demandent qu’à être reconnus et utilisés. Encore faut-il savoir détecter ce ferment. Ce conservatisme qui privilégie une approche uniforme représente un gâchis considérable d’altérité et de diversité.

Pour le paléoanthropologue Pascal Picq, « en France, nous savons développer des filières existantes. Mais nous n’avons pas encore bien assimilé le message de Darwin. Pour qu’une entreprise ait des chances de faire émerger de nouvelles filières, il faut qu’elle accepte de laisser s’exprimer des « variations ».

Et les chimpanzés dans tout ça ? Nous ne leur ressemblons pas assez. Les entreprises et les administrations françaises fonctionnent comme des groupes de macaques, très hiérarchisés, où l’innovation a du mal à se faire son chemin. Les chefs chimpanzés, beaucoup plus subtils, savent tolérer la diffusion horizontale de l’innovation, dont ils savent qu’ils auront leur part le moment venu.

2ème clé : le désordre, l’imagination.

L’innovation ne nait pas de l’ordre mais du désordre. « Le foutoir possède de grandes vertus», affirme Eric Abrahamson, professeur à l’université de Columbia aux USA.

Pour ce dernier, trop d’organisation tue l’organisation. Et ce dernier de recommander aux dirigeants d’entreprises d’être davantage en prise avec l’environnement instable en réduisant les hiérarchies et les procédures qui les empêchent de voir le monde tel qu’il est.

Dans un monde où la technologie évolue sans cesse, la trop grande planification de la recherche développement passe à côté d’occasions multiples de créer.

La rigidité des directions de R&D les empêche trop souvent de se réinventer, de proposer des visions, de prendre des risques, de choisir des personnels de recherche originaux et astucieux, de percevoir les jeux possibles offerts par le monde en ébullition.

C’est du désordre que sont nées les grandes découvertes : la pénicilline, les plastiques conducteurs ….

Les innovations récentes en informatique viennent, pour une bonne part, de la culture anticonformiste du logiciel libre. Les gens désorganisés sont davantage capables d’adaptation du fait de leur souplesse organique. Ils sont aussi plus résistants.

Associée au désordre, la liberté d’imagination. « L’imagination est d’une importance capitale car elle permet de rendre visible l’invisible et potentiellement, elle change notre façon de penser de ressentir et d’agir » souligne Mika Aaltonen est professeur à l’Université de technologie de Helsinki (Finlande).

Dans nos sociétés occidentales, on nous a conditionné à penser que tout ce qui est ordre est bon et que cet ordre doit être maintenu. Il y a peu de place laissée à la réflexion non linéaire reposant sur notre faculté de visualiser.

Selon Mika Aaltonen :  » la façon de penser affecte la façon dont nous agissons, il n’y a rien de surprenant dans les choix stratégiques que nous effectuons. Ces derniers restent marqués par l’ordre et cela appauvrit notre champ de perception ».

3ème clé : la cartographie.

La méthode cartographique permet de rassembler sur un même plan un ensemble d’expériences et de découvrir des chemins nouveaux entre des idées qui n’avaient pour certaines pas été reliées jusqu’alors.

C’est un outil précieux pour innover dans la société complexe que nous connaissons, car à l’heure d’Internet et du foisonnement de l’information, il faut pouvoir gérer une multitude de points de vue. Les défis du développement durable, de la crise économique, de la société de la connaissance nous obligent à prendre en compte un grand nombre de facteurs.

« Notre cerveau est constitué de telle façon qu’il est difficile
d’enchaîner plus de trois idées différentes. On a surmonté ce problème en inventant un langage symbolique qui permet de réalimenter cette mémoire à court terme », explique Jean-Michel Cornu, directeur scientifique de la Fondation Internet Nouvelle Génération.

Mais sur ce parcours, notre intelligence est vite limitée par la linéarité, par un point de départ et un point d’arrivée. Dans ce labyrinthe, on est vite perdu.

Plusieurs découvertes dans les sciences cognitives mais aussi en Anthropologie et en Histoire nous montrent que nous n’avons pas un seul mode de pensée mais au moins deux. «L’Histoire du Moyen Age nous append que les moines utilisaient les cathédrales comme un outil de la pensée. Chaque chapiteau, chaque statue, chaque frise représente quelque chose. Les moines connaissaient par cœur cette cathédrale et ce qu’ils mettaient sur chaque élément décoratif ou architectural restait gravée dans leur mémoire. Ils associaient les idées auxquelles ils voulaient penser à ces « lieux de mémoire » dans la cathédrale. Ils pouvaient donc relier entre elles 200 ou 300 idées au lieu de 4 ou 5 »

Imaginons d’autres cartes que les cathédrales, propose Jean-Michel Cornu. Dans le monde de l’information que nous connaissons, pouvoir relier 200 ou 300 idées entre elles dans un temps court serait un progrès considérable pour l’innovation, comparé aux 4 ou 5 idées que nous sommes en mesure d’intégrer.

Mais quoi utiliser comme « plan »? « En place de cathédrale, j’utilise la carte d’une l’île (Cf. biblioprospectic.fing.org), indique Jean-Michel Cornu . A force de me promener dans cette île, elle s’est installée dans ma mémoire à long terme. J’ai pu placer dans ce décor ce qui est déterminant sur le plan technologique et scientifique pour les années à venir. Utiliser cet outil de mémorisation m’a permis de découvrir des liens nouveaux. Une fois muni d’une carte commune pour y déposer nos idées, nous pouvons collaborer à plusieurs ».

Le courant de l’open source démontre par l’exemple qu’on peut contrairement à ce qu’on dit collaborer à plus de douze. Le peer to peer, les réseaux sur internet offrent des modes de coopération qui dépassent la centaine.

L’open source est un modèle résiliant, qui s’adapte. Il ne vise pas l’efficacité mais l’adaptabilité. Ce qui se passe dans le domaine des logiciels libres est en train de s’adapter à bien d’autres aspects de la connaissance : la biologie, les sciences cognitives, l’économie, les échanges monétaires

4ème clé. Les signaux faibles et la vision prospective.

La prospective des signaux faibles appellent notre attention sur les informations partielles, indices fragmentaires ou signes d’alerte précoces permettant d’identifier les facteurs de crise potentielle et les solutions à ces crises, qu’il s’agisse d’un problème d’image ou de difficultés sur un plan social et environnemental.

De son côté, « le re-imagineering est un processus permanent de questionnement des finalités et des pratiques du management. Il pose systématiquement la question du pourquoi avant d’examiner le comment » explique Gérard Schoun, auteur de l’ouvrage du même nom.

Il s’agit dans un premier temps de ré-imaginer l’avenir hors des chemins balisés. Autrement dit de développer une « vision ». Gérard Schoun estime qu' »il n’y a pas eu vraiment de travail des chefs d’entreprise dans ce domaine. Ils se sont cantonnés à développer des projets sur papier glacé. Leur métier, c’est pourtant de prendre du temps pour penser le futur ».

5ème clé : la gestion délibérative de l’incertitude.

Gary Hamel l’a bien montré dans son livre, La fin du management, «l’ère du progrès conventionnel et linéaire est révolue». En effet, l’environnement instable de l’économie nécessite « un système d’innovation qui ne soit pas seulement bâti sur du connu, des solutions éprouvées ou opportunistes mais un système capable de se confronter à l’incertitude, au risque, à la turbulence ».

Sous l’appellation de « post normal science », se profile une méthodologie visant d’une part : à identifier les formes de risques dans des situations spécifiques ou les problématiques sont complexes, comme dans le domaine du développement durable, et d’autre part : à intégrer l’évaluation des connaissances dans les processus de délibération.

« Il s’agit en fait de pouvoir prendre des décisions, dans un contexte où les pressions politiques sont fortes, et les valeurs contestées, sans qu’on soit arrivé à des conclusions scientifiques probantes,  » explique Jeroen Van der Sluijs, professeur à l’Institut Copernicus de l’Université d’Utrecht aux Pays-Bas.

L’impact des mauvaises décisions peut être dramatique.

Les principales caractéristiques de la science post-normale sont une gestion appropriée de l’incertitude, une reconnaissance de la pluralité de perspectives concernant les problèmes de risques, une extension de la communauté de pairs aux acteurs de la société civile (industries, académies, ONG, groupes d’intérêts, experts non scientifiques, journaux d’investigation etc.). Elle met l’accent sur le rôle clé de réflexion critique que peut jouer le contexte sociétal dans la connaissance

6ème clé : la coopération.

Les living labs sont des dispositifs d’innovation qui connaissent actuellement un franc succès en Europe et ailleurs. « Ce sont des dispositifs à la fois d’open innovation (en ce sens qu’ils sont multipartenaires) et d’innovation ascendante (en ce sens qu’ils mettent les usagers-citoyens au coeur du processus d’innovation) », explique Eric Seulliet, directeur de La Fabrique du Futur, coordinateur de 3D Living innovation.

Grâce à ces dispositifs, les living labs sont des moyens performants pour co-produire des solutions nouvelles dans tous les domaines, y compris dans le domaine sociétal. La démarche de Living Lab associe les consommateurs, les entreprises, la formation, la recherche et les collectivités locales dans une démarche de co-création pour le développement de services nouveaux.

Basés sur Internet, les services offerts par les Livings Labs permettent aux utilisateurs de prendre une part active dans la recherche et l’innovation. Le partage des idées, la stimulation réciproque, les échanges de trouvailles, le croisement des savoir faire, tel est l’essence d’une innovation coopérative.

7ème clé : le long terme

Nous attendons souvent des raisons utilitaires ou économiques pour justifier la nécessité de la recherche. Il ne peut y avoir de recherche appliquée, sans recherche fondamentale.

Pas de startup sans bibliothèques scientifiques, pas d’ingénierie sans mathématiques, pas d’organisation sociale sans sciences humaines. «

Comment aurait-on fait des puces à ADN sans avoir décrypté les séquences biologiques et l’aurait-on fait si vite sans les séquenceurs robotisés ? Y aurait-il des lasers chirurgicaux si l’on n’avait pas essayé de comprendre la nature de la lumière ?

Il faut donc faire de la recherche fondamentale pour continuer à faire de la recherche appliquée qui elle même sert à faire avancer la première dans beaucoup de domaines » souligne Alain Guénoche, chercheur en mathématiques au CNRS.

L’innovation est une affaire de long terme.

Dans certains pays comme la France, elle est victime de l’idéologie du résultat qui l’empêche de produire librement des effets souvent insoupçonnés. « Les investisseurs dans l’innovation sont intéressés par les résultats trimestriels alors que l’innovation durable c’est le futur souhaitable » souligne Philippe Lukacs. Directeur de Catalyser, et auteur de « stratégies pour un futur souhaitable ».

L’innovation comme la production scientifique nait de la liberté.

Les recherches innovantes sont plus nourries dans les laboratoires qui disposent d’une grande liberté financière qu’ailleurs, note une intéressante étude sur la “Motivation et la Créativité” dans la recherche scientifique.

Cette étude, signée des économistes Pierre Azoulay, Gustao Manso et Joshua Graff Zivin de la Sloan School, l’école de management du MIT, montre que les scientifiques sont plus susceptibles de produire des recherches innovantes s’ils bénéficient d’objectifs et de subventions à long terme, que s’ils s’inscrivent dans des projets à court terme. “Si vous voulez que les chercheurs se diversifient, explorent de nouvelles directions, alors il est important de prévoir leur horizon à long terme, pour leur donner le temps d’expérimenter et peut-être échouer”.

Les résultats de cette étude montrent que les subventions sur projets produisent moitié moins d’articles en quantité et en qualité, par rapport aux financements plus ouverts.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

Catégorie(s)

ETUDE, Le Magazine, Sciences et société

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