La contradiction qui caractérise l’esprit français échoue parfois dans l’immobilisme stérile, la mauvaise foi et le relativisme, alors qu’elle est un outil de la raison pour trouver des solutions justes et équilibrées.

Les Français qui, pourtant, sont fiers de leur pays, sont souvent enclins à préférer le discours du déclin. A tort et à travers. Il arrive aussi à Place Publique, dont la ligne éditoriale est de défendre l’optimisme citoyen, de céder à la tentation pessimiste. La violence djihadiste, la menace frontiste d’extrême droite, la montée de l’antisémitisme, ont récemment amené une bonne partie de nos concitoyens à voir le monde en noir. Pour sûr, il y a de bonnes raisons de s’inquiéter. Le chômage reste le premier motif de désespérance. Les inégalités s’accroissent comme jamais. La croissance est en berne. La crise économique s’éternise depuis 40 ans. Les intérêts privés se construisent des forteresses sécurisés pour leurs proches. Le népotisme, le copinage, le renvoi d’ascenseurs remplacent les règles et le mérite. Dans l’obsession du déclin, la société est bloquée.

Et pourtant que de vitalité, ici et là, dans les associations, au sein des entreprises, dans les laboratoires et dans nos villes, pour peu qu’on garde l’esprit ouvert. N’en déplaise aux Cassandre qui, dans leur éditoriaux, brandissent l’épée de la peur, nous ne sommes pas au bord du gouffre et le potentiel est immense. Pas question en tous cas de se mêler au concert du French bashing qui n’a cessé de polluer l’atmosphère politique durant ces dernières années. C’est plutôt l’esprit républicain du 11 janvier, celui des manifestations pour la liberté d’expression et la laïcité, qui nous anime. Fugace ou durable ?

Pour mieux répondre, risquons une passion française: le sens de la contradiction. C’est connu, l’amour des contraires, le frisson des extrêmes, la mélancolie et le triomphe sont des traits qui semblent caractériser l’esprit français. Pour le meilleur et pour le pire! « Notre façon, c’est d’aller après les inclinations de notre appétit, à gauche, à dextre, contre-mont, contre-bas, selon que le vent des occasions nous emporte, écrit Montaigne. Nous ne pensons ce que nous voulons, qu’à l’instant que nous le voulons, et changeons comme cet animal qui prend la couleur du lieu où on le couche. Ce que nous avons à cette heure proposé, nous le changeons tantôt, et tantôt encore retournons sur nos pas : ce n’est que branle et inconstance ».

Tout à la fois très conservateurs et en même temps animés par le sentiment de la révolte, nombre de citoyens sont amateurs de paradoxes, d’ambivalence, d’antinomie. Historiquement, la culture de l’intérêt général a structuré le corps social mais pas toujours suffisamment pour contrer la tendance à s’arcquebouter sur le conservatisme et l’égoïsme. Les Français veulent le bien commun mais en même temps préserver leurs intérêts particuliers. En témoigne la recrudescence des démonstrations corporatistes. La peur du changement, de la mutation, de la métamorphose, le manque de visibilité, l’incapacité à penser l’avenir présente un paysage politique ou la défiance a remplacé la confiance. Dans ce monde du râle permanent et de la blague en bandoulière, nous perdons la boule et nous oublions les Lumières. La grogne l’emporte sur le débat.

Force est d’admettre : la dualité, le relativisme sont devenus un principe de fonctionnement. Comment vivre dans une société où l’on dit tout et son contraire, avec parfois une grande légèreté? Comment progresser dans une société où ce qu’on fait un jour, on le défait le lendemain, où quand on dit blanc puis noir, cela revient au même. Le type même du relativiste est l’égo, le « moi » qui vit ses contradictions dans une logique d’intérêt particulier, d’image. L’homme ou la femme qui ne considère que son égo, peu lui chaut de penser, de se casser la tête. Car ce qu’il vise, c’est justement l’image incassable. Le moi retourne sa veste. Il a la contradiction frivole. Il est différent du « je » qui revendique le réel, la responsabilité, le choix, le rapport à autrui. Le mauvais usage de la contradiction des « moi » dans l’action politique aboutit à l’incohérence et offre le portrait d’un pays qui hésite, faute de maîtriser l’intelligence des situations. Pays bloqué, immobilisé par son incapacité à prendre le risque que la contradiction suppose. En fait, la contradiction, dans sa version pessimiste, tétanise. Ce serait paresse et facilité que de céder à notre nature contradictoire comme guide. Cette paresse de l’esprit mène presque toujours au relativisme. Blanc bonnet, bonnet blanc, tout se vaut. C’est l’annulation de l’intelligence, la défaite, l’immobilisme, le piétinement.

Il y a méprise car en fait d’intelligence, la contradiction en est le meilleur artisan. Car la contradiction n’est pas une nature mais un outil, l’outil du « je ». Le sens de la contradiction est producteur de mobilité. Hegel a été l’un des premiers à souligner que les contradictions sont le moteur de la dynamique. « La vérité est dans la contradiction. » Contrairement à la logique formelle pour laquelle contradiction signifie erreur, la dialectique étudie les contradictions internes d’un système et y voit la base de la dynamique et de la fabrication de nouveauté qualitative, aujourd’hui nous dirions de l’émergence de structure.

Parfois triomphant par leurs cocoricos quelquefois mal placés, parfois mélancoliques avec leur incapacité à surmonter les difficultés et à se réformer, les Français sont d’humeur changeante. De cette alternance, il peut surgir ce qu’il y a de meilleure sur le plan quasi gymnastique : le sens de l’équilibre, la tolérance. L’intelligence du juste et du geste, telle est la ligne qu’il convient d’adopter! Nous sommes à la croisée des chemins. Il faut décider, réformer, démarrer, Nous sommes sur la ligne de crête de la mutation, à la frontière du vieux et du neuf, entre deux, sur la corde raide. Il faut y aller. Car la contradiction est créatrice, pour peu qu’on la travaille. Elle est politique. Politique au sens noble du terme, dans la force de la conviction. L’engagement est le garant de la cohérence. Il lui faut une morale.

Le « juste », celui qui travaille la contradiction, en exprime l’éthique, en éprouve la raison. Il manifeste la vérité de l’entre-deux. C’est un réformateur. Il adopte la réforme pour la forme. Et la révolution pour le fond. Anticipateur, avide de solutions, il possède la savoir de la mutation. Il est chercheur, artiste, passeur de culture, média, intermittent, intermédiaire. Il va plus loin. Il est cohérent. Anticipateur, il est aussi transmetteur. La transmission, l’éducation, la formation font partie de son paysage. Il est un équilibriste.

Le sens de l’équilibre ? Voilà une notion qui paraît parfois surannée aux frondeurs et railleurs que nous nous plaisons à être, au gré de nos humeurs. Et pourtant, cette notion est bien jolie quand nous voulons regarder les choses en face : douce France. Une merveille d’équilibre écrit Bernard Maris, dans son ouvrage. Merveille d’équilibre que ce pays à égale distance du pôle et de l’équateur »

Si nous écoutions davantage les visiteurs qui traversent notre pays, serions nous plus confiants ? Quelle chance vous avez de vivre dans un pays aussi équilibré et changeant nous disent-ils! Quelle bonne fortune que ce pays où existent tous les paysages, montagnes, plaines, rivages, vallées, où s’harmonise une diversité de cultures: le nord flamand, l’ouest celte, l’alsacien germanique le provençal latin, le normand viking ; et ce qui va avec, le beurre au nord, l’huile au sud, le blé et l’olivier. C’est ainsi que le regretté économiste Bernard Maris, assassiné dans les locaux de Charlie Hebdo, décrit dans un ouvrage posthume « et si on aimait la France », notre pays qu’on accuse trop souvent de tous les maux.

Cette France que le monde entier nous envie par ses paysages et sa qualité de vie est aussi ce pays unique où la mixité hommes/femmes est un art de vivre. La France est la seule nation en Europe qui connait autant de mariages mixtes (20%). A la différence de nos voisins, nous ne sommes pas une nation ethnique mais une nation marquée par l’hétérogénéité anthropologique quand on considère ses structures familiales. Il y a aussi cette exceptionnelle inclinaison au débat littéraire. Bien qu’on le dénie, la France est tolérante et elle est capable de surprendre, comme cela fut le cas en 1789. Elle a rêvé depuis les lumières d’un être universel et conçu l’impensable pour un pays aussi divers : l’unicité, une conscience homogène, une chose commune : la République !

Mais prenons garde à trop regarder la France dans le miroir. La France seule, c’est le risque de retomber dans le chauvinisme. Elle n’est admirable que lorsqu’elle joue l’altérité, l’ouverture, l’accueil, et qu’elle remplit son rôle au sein de l’Europe, contre l’identarisme, contre le communautarisme, contre le populisme. Telle est la France qui sait jouer de la contradiction sans se complaire dans tout et son contraire.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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