A l’évidence, le web est devenu une source d’informations incontournable. Mais est-il un espace de connaissance? Pour que le savoir puisse se sentir bien sur la toile, trois conditions sont requises: faire attention, prêter attention et développer l’attention.

Depuis une dizaine d’années, un espace s’est imposé dans le paysage de la médiation : le web. Plus d’un milliard d’individus utilise aujourd’hui le réseau en ligne. 15% de la population mondiale a accès à Internet. La toile est désormais pratiquée quotidiennement par un Français sur deux, contre plus d’un sur trois il y a encore deux ans.

Tout couvrir, tout connecter, telle semble être la voie naturelle du world wide web. Impossible de passer à côté du potentiel que représente cette « foule solitaire » pour l’avenir des échanges humains. C’est ce qu’ont bien compris les spécialistes du marketing. D’ici à 2015, pratiquement tous les réseaux fixes de communication et de diffusions seront fédérés en ligne. Et ce chiffre ne fera qu’augmenter, apportant avec lui des transformations sociétales importantes et irréversibles. Le fait que de 20 à 60% de la population des pays développés utilise quotidiennement ce média sur des sujets liés, par exemple au futur de nos sociétés, a inéluctablement des conséquences sur l’ensemble de la vie démocratique. Les internautes ne sont plus spectateurs de l’événement, ils y participent.

Qu’on le regrette (en déplorant le déclin de l’information papier) ou qu’on s’en réjouisse (en saluant la créativité des nouveaux médias), le fait est là : le web est désormais un composite de médias dont il ne faut pas négliger l’intérêt et la puissance. De nombreux publics le savent bien. Selon une étude effectuée à l’échelon européen par Weber Shandwick (Les réseaux sociaux : plus qu’utiles, indispensables pour les entreprises. 2009), les sources d’information jugées les plus importantes par les professionnels qui achètent ou investissent dans le numérique, les biotechnologies, les énergies et autres clean techs sont d’abord la presse d’information professionnelle (50%) puis les sites web (40%), les campagnes gouvernementales (26%), la publicité (13%) et les médias traditionnels (9%).

La presse internet est également aujourd’hui le principal média des moins de 35 ans. Les jeunes générations esquissent déjà les habitudes à venir. Presse gratuite, blogs, podcast, twitters sont leurs principales sources. Le sondage CSA cité plus haut sur « les Français et la science » est éloquent sur le rôle joué par internet. Les articles sur internet arrivent en 3ème position des médias qui informent aujourd’hui le plus sur les enjeux de la recherche, après la télévision et la presse spécialisée. Mais il arrive en 2ème position après la presse spécialisée mais avant la télévision chez les jeunes de 15 à 24 ans. Et il n’est pas loin d’occuper la première place chez ces jeunes. L’enjeu de l’information sur internet est donc d’importance.

« Cette mutation en cours va déterminer considérablement notre relation au pouvoir, modifier l’organisation de la cité, influer sur le processus de délibération démocratique » souligne Jean-Louis Missika, sociologue, chargé à la mairie de Paris de l’innovation, de la recherche et des universités (Intervention. J. L Missika, Colloque sur l’innovation responsable. Collège de France 29 avril 2009).

Comme l’indique une étude récente de Chicago Booth (« Ideological Segregation Online and Offline »), Internet est plus diversifié d’un point de vue idéologique que les journaux papier ou les rencontres interpersonnelles. L’étude révèle également que les internautes se rendent très régulièrement sur de grands sites, relativement centristes, tels que AOL ou Yahoo News, mais surfent aussi en grande partie sur des sites qui ne reflètent pas nécessairement leurs affinités politiques, sortant ainsi fréquemment de leurs groupes d’appartenance. En d’autres termes, Internet est loin d’être cloisonné et les internautes, curieux, recherchent la confrontation d’idées. Les auteurs avancent qu’avec Internet la connaissance circule davantage et tout le monde peut avoir une vision planétaire. « Tout est possible pour le plus grand nombre, Toutes les informations sont accessibles. Cela rend les gens plus informés, donc plus citoyens » confirme Daniel Schneiderman, journaliste, (producteur de www.arretsurimage.com).

Cette participation n’est pas sans reproches. L’agora électronique planétaire risque de dégénérer en gigantesque brouhaha. En plaçant sur le même plan l’émetteur et le récepteur, internet forme un espace horizontal où tout paraît équivalent. Le risque est présent qu’en place d’informations, de faits, l’hyperchoix qui existe sur le web ne soit qu’un « n’importe quoi », « hyperréactif », « dépêché ». Aussi bien, cet espace ne doit pas être boudé. Il doit être travaillé, régulé et trouver sa propre cohérence.

Quel est l’enjeu? L’enjeu est de mieux le connaître pour mieux s’en servir, de le faire évoluer. D’où la nécessité de définir une nouvelle forme de médiation et de concertation, régulant et facilitant les débats. Sans quoi Comme le souligne Hugues de Jouvenel, président de Futuribles, « il faudra bien qu’en ce domaine, il y ait des lieux de synthèse et de sélection ». Pour éviter de se noyer dans cet océan d’informations, il faudra bien des maîtres nageurs.

Prendre acte de la puissance d’internet dans la vie démocratique ne signifie pas boire la tasse. Toute innovation majeure impose vigilance et suppose à terme une régulation. Pour Katherine Hayles, enseignante à l’Université de Duke aux Etats-Unis, il n’y a pas d’internet radieux. Les internautes qui évoluent dans un environnement numérique de « rich media », ont plus de mal à accéder à ce qu’on appelle la « deep attention », c’est-à-dire, l’accès à l’esprit critique. (Lire Hyper and deep attention. www.nlajournab.org »). Derrière ce constat, l’universitaire décèle la crainte que ne disparaisse l’opinion publique. Elle attribue cette difficulté à ce qu’elle appelle « l’hyper attention ».

« Cette hyper attention est caractérisée par une sorte de zapping, « des oscillations rapides entre différentes taches, entre des flux d’informations multiples, recherchant un niveau élevé de stimulation et ayant une faible tolérance pour l’ennui ». A la différence, la « deep attention » se situe du côté de la durée, de la concentration, qui est la condition de la conscience critique. Les jeunes générations ont certes une habilité au touche à tout, à sauter sans cesse d’un objet à un autre. Elles savent être vigilantes mais au prix parfois de la confusion. Leur écoute reste flottante. L’information ne fait pas toujours sens, ni mémoire. Or sans mémoire, pas d’avenir, comme l’ont mis en évidence des chercheurs de l’Université de Washington à Saint-Louis, lesquels sont parvenus à la conclusion que lorsqu’on entretient pas la mémoire des choses passées, on éprouve plus de mal à imaginer le futur.

Prenant appui sur ce que décrit Katherine Hayles, le philosophe Bernard Stiegler (auteur de Prendre soin de la jeunesse et des générations. Flammarion), estime cependant qu’un agencement entre « deep attention » et « hyper attention » est nécessaire pour l’évolution du système éducatif. Pour lui comme pour d’autres analystes de l’impact des réseaux, internet et la numérisation forment un « next deal » qui « a la puissance de revitaliser le rôle joué par le peuple, de défendre la liberté de parole , et de définir une nouvelle responsabilité politique contre les industries de divertissement « imbécilisantes ». « Ce que les parents et les éducateurs forment patiemment, lentement, dès le plus jeune âge, et en se passant le relais d’année en année sur la base de ce que la civilisation a accumulé de plus précieux, les industries audiovisuelles le défont systématiquement, quotidiennement avec les techniques les plus brutales et les plus vulgaires tout en accusant les familles et le système éducatif de cet effondrement ». Selon Bernard Stiegler, cela implique « une conversion du consommateur pressé et passif, qui dispose d’un temps réduit pour absorber ce qu’on lui propose et analyser les flux d’information croissants qui les submergent, en citoyen éclairé ». Le philosophe lui donne un nom ; « l’amateur », celui qui veut savoir et s’individualiser.

Ce combat de la durée est en réalité celui de la connaissance, ce qui permet d’organiser les relations intergénérationnelles et leur reconnaissance mutuelle . Pour Stiegler, « la question n’est pas de rejeter les psychotechnologies, elle est de transformer les psychotechnologies en technologies de l’esprit ; de révolutionner ces industries, de les détourner. Il faut, d’après lui, tirer les conséquences des technologies collaboratives et de l’occasion qui est fournie, à travers les réseaux, « de réagencer des rapports entre générations, de re-former une attention ». Il s‘agit d’opposer au déballage des contributions privées et des égoïsmes, la revitalisation de l’espace public et de l’intérêt général. Ce nouvel espace est celui de la technologie qui libère du temps pour exercer son esprit, pour stimuler la politique et apprendre le discernement. Cet espace est celui de la préservation des fondamentaux éthiques. L’universalisation de l’esprit est en effet « la » condition pour éviter une mondialisation mue par les seuls intérêts techno-financiers qui uniformisent et sapent la culture.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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