Au show des « visibles » qui peuplent les écrans dans le souci éternel de leur image, nous préférons le théâtre des « invisibles » qui, dans l’action quotidienne et discrète, sont les acteurs du changement . Artistes, chercheurs, associatifs, innovateurs enracinés dans l’univers du logiciel libre, à vos marques….

Observateur de l’actualité prospective et média des initiatives citoyennes, Place Publique s’est habitué à observer à plus long terme la météo des jours à venir. Mobilités, coopérations numériques et open data, transition énergétique, économie sociale et solidaire, solidarités intergénérations, tous ces sujets sont les fondamentaux de notre avenir.

Depuis plusieurs années, nous nous évertuons à couvrir ces initiatives démocratiques et participatives. Oui mais comment en parler ? De façon appliquée, dans le souci du format et de la formule, pour bien passer à l’écran et viser l’audimat? Ou bien en respectant le caractère essentiel des faits pour lui donner son amplitude sociétale par une approche raisonnée, sans céder aux caprices et à la versatilité des modes ?

Aux politologues et autres sondeurs patentés qui collent à l’opinion publique en temps réel, aux commentateurs des diners en ville, aux animateurs érigés en experts par le simple effet de leur visibilité, à tous ceux qui, nourris par leur ration de scandales, préemptent l’information pour la « peopoliser », nous privilégions les découvreurs qui trouvent leur légitimité dans une pratique sociale, scientifique ou culturelle, et les praticiens acteurs de leur destin. Aux « visibles » qui « font » semblant, affichant leur docte ignorance, nous recommandons les « invisibles », ceux qui « font » vraiment, c’est-à-dire les créateurs, les coopératifs, les « makers » du logiciel libre, en un mot les acteurs crédibles du changement. La est la différence entre l‘expert, plein de lui-même, et l’acteur de la société, plein des autres…dans l’action solidaire !

Tel est l’un de nos voeux les plus chers pour cette année 2013 : rompre avec le pouvoir des écrans pour retrouver le sens dans l’action. Oublier Depardieu, mobiliser l’intelligence.

L’expression « people » dit bien la dérive ambiante dans le monde des médias. Ce mot désigne l’ensemble des personnalités montantes dans un univers de stars où ils peuvent briller un temps mais dans lequel ils ne sont pas censés se trouver de par leur fonction. Les sportifs, les top chefs, les mannequins, les animateurs TV. Par définition, le people ressemble au commun des mortels (le peuple) . Mais dans le même temps sa visibilité lui procure le sentiment d’appartenir au monde des stars, du cinéma ou de la mode. La médiatisation lui donne cette occasion de se constituer un capital de visibilité en cumulant les postes. La peopolisation, c’est la proximité des gens de pouvoir avec les médias, c’est la constitution d’une cour.

Tout juste occupée à paraître savante devant le micro, l’expertise connaît une crise d’image qui ressemble à cette peopolisation.
Constituée en oligarchie, se suffisant à elle-même, elle se confond dans l’obsession quasi épidémique de se rendre visible à tout prix et de se constituer une image de marque. A force de se regarder dans le jeu de miroirs des cotations et des annonces médiatiques, elle ne voit plus rien du monde réel, sauf les défauts de communication, les mots de travers et les actes manqués de ceux qu’elle est censée analyser. Avec une morgue qui laisse parfois pantois. Avoir trop confiance en soi peut finir par éloigner de la réalité. A force de transformer la politique en spectacle, les commentateurs experts et communicants n’ont plus qu’une seule raison : la dérision. Ils organisent l’invasion de la société par le moi. Ce mal est délétère, car il n’a plus comme référent qu’une seule réalité : la visibilité !
Comme ceux qu’on appelait hier les diseux, les visibles « sont les bavards qui tels la mouche du coche tentent, malheureusement avec succès, de faire croire que c’est grâce à eux que tourne le monde. Ces diseux, faiseurs d’illusions ont pris le pouvoir » affirme Denis Ettighoffer. Ils ont le pouvoir dans la peau et leur seule visibilité les autorise, pleins d’eux-mêmes, à croire qu’ils pensent.

« Je pense donc je suis ». Cette sentence extraite du Discours de la méthode de René Descartes est l’une des citations philosophiques les plus connus au monde. On connait moins celle du philosophe irlandais qui a donné son nom à une célèbre ville universitaire en Californie, George Berkeley (1685-1753), « Etre, c’est être perçu ou percevoir « . Esse est percipi aut percipere Il ne savait évidemment pas que, moins de deux siècles plus tard, l’injonction à la visibilité allait devenir une des valeurs clés de l’hypermodernité. Aux 18ème et 19ème siècles, on taisait l’intime ; au 21ème siècle, on l’exhibe.

A l’heure d’internet, cette assertion revêt une actualité brûlante : « Je suis visible, donc je suis ». Nathalie Heinich auteur de « De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique », dans un livre magistral, revient sur ce sujet central qui impacte les enjeux et pratiques de la communication aujourd’hui. Elle montre que l’injonction à la visibilité, à l’époque contemporaine, aboutit au fait que ce qui n’est pas visible ne peut être reconnu.

« La visibilité devient substitut à l’éternité » souligne, pour sa part, Nicole Aubert. Ceux qui passent leur temps à cumuler l’image d’eux mêmes dans les talk shows et autres débats, répétant la même scène depuis qu’ils ont élu domicile derrière l’écran, voient peu à peu leur moi hypertrophié devenir leur seule référence. Plus rien n’existe derrière l’image: « La société hypermoderne, qui rêve avoir dépassé la modernité, semble s’engloutir dans la contemplation enivrée d’un imaginaire visuel. Elle se regarde avidement dans le spectacle qu’elle se donne à elle-même, c’est une société sur écrans qui met le monde sur écrans, prend l’écran pour le monde et se prend elle-même pour ce qu’elle a mis sur écrans … Désormais, l’émotion remplace le sens (p. 25) » écrit Jacqueline Barus-Michel .

« Nous sommes arrivés au moment d’achèvement sans limite de la société ». Ce que Guy Debord avait pronostiqué il y a plus de 50 ans dans son livre La société du spectacle (1971) est aujourd’hui la réalité. L’espace social contemporain est une grande scène de théâtre disséminée et permanente, sans la moindre limite.

Alors faut-il laisser le visible occuper le terrain ? Bien sûr que non. Les taiseux et les invisibles ont leur mot à dire. Encore faut-il l’entendre ? Se taire est un art, quand la parole et le silence, fuyant le champ du visible deviennent, par la magie de l’invisible, source d’intensité du savoir. Les taiseux savent nous faire sentir la force du silence et le pouvoir discret de la connaissance. Les invisibles savent nous faire ressentir la puissance de l’action. Pour une raison bien simple : taiseux et invisibles sont occupés à faire sens, à agir dans le réel, grâce à leur force tranquille.

Heureusement, « la visibilité n’est durable que si elle est marquée du sceau de l’exception, qu’il s’agisse de la fortune, de la beauté ou du talent », rappelle opportunément Nathalie Heinich. Soyons clairs. Si le narcissisme -indispensable à la confiance en soi- est un ingrédient essentiel à la réussite, sachons qu’un peu trop de visibilité et l’image se floute.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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