* Directeur du département d’économie de l’Ecole Normale supérieure, agrégé de mathématiques et docteur d’état es Sciences Economiques, Daniel Cohen est spécialiste de la macroéconomie internationale et de la dette souveraine. Il a publié de nombreux ouvrages d’Economie dont « Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux », qui lui a valu le prix du livre d’économie en 2012. Cofondateur de l’École d’économie de Paris et Directeur du CEPREMAP, il anime un courant de jeunes économistes distingués pour leurs recherches, sur le plan international. Dans son dernier ouvrage « Le monde est clos et le désir infini », il analyse la crise de la croissance de la société moderne.

A partir de quand peut-on parler d’une crise?

La crise des « subprimes » est un exemple classique de crise locale qui tourne mal et qui, par contagion, met en danger le fonctionnement même des économies. Le point commun avec les crises sanitaires, c’est le processus de diffusion. La métaphore en dit long. Avec les prêts « subprimes », on parle bien de « produits toxiques » et de contamination.

Est-il possible d’identifier en amont les signes annonciateurs d’une crise ?

Par définition, une crise est difficilement prévisible. La prévoir, c’est déjà la précipiter. Personne n’a prévu l’amplification redoutable avec laquelle les produits toxiques se sont diffusés à l’échelle de la planète, débouchant sur une véritable crise économique mondiale. L’analogie avec la crise de 1929, même si elle s’est révélée heureusement excessive, a toutefois permis aux gouvernements d’agir dans le bon sens. L’effondrement du système bancaire qui s’était produit dans les années trente a été évité cette fois, ce qui explique que la crise des subprimes à proprement parler s’est finalement interrompu assez vite. Le drame est dans la gestion qui a été faite en Europe de cette crise, lorsqu’elle a frappé. Les erreurs des années trente ont été répétées: austérité, absence de prêteur en dernier ressort, rôle qui aurait du incomber à la banque centrale. Cela montre que les « erreurs » ne tiennent pas seulement à la mécompréhension intellectuelle de la crise, mais au jeu des institutions qui sont en charge de la gérer. Aux années trente, le Gold Standard, l’étalon or, avait joué le même rôle, d’écran à la compréhension des enjeux…

L’effet de sidération est-il inhérent à la notion de crise ?

Chaque décennie apporte son lot de transformation et de crises. Depuis la fin des Trente Glorieuses, il n’y a pas eu de paralysie économique mais plutôt du brouillage. Notre nouveau régime de croissance commence dans les années 70. Le choc pétrolier a masqué la fin du régime de croissance des années 45-75 et a brouillé le message économique. Nous avons traversé une période floue de fluctuations, d’essoufflements et de rebonds, période au cours de laquelle nous avons assisté au démantèlement du modèle fordiste et à l’émergence de la révolution financière des années 80. Puis, au milieu des années 90, a surgi, comme un coup de tonnerre, un nouveau paradigme technologique : Internet. Derrière le rideau de la bulle internet qui éclate autour des années 2000, il y a toutefois, déjà, une instabilité financière caractérisée par une pluralité de crises locales (Mexique, Asie, Argentine..) ou spécifiques (boursière, monétaire, bulle internet, bulle immobilière…NDLR. La libéralisation de la Chine et sa forte croissance dans le commerce international, ainsi que l’arrivée de l’Inde, dix
ans plus tard, ont donné une autre dimension aux choses : la mondialisation.

Quels enseignements tirez-vous de la façon dont la crise de 2008 a été gérée ?

La crise des « subprimes » est la première crise de la mondialisation. Alors qu’aux Etats-Unis, la crise a été maitrisée et qu’on a assisté à la relance de l’économie, en Europe, la crise a été mal gérée et sa durée sous estimée. On a utilisé le mauvais traitement, comme les médecins de Molière, en pratiquant une purge d’austérité. L’UE n’avait pas les instruments pour y faire face et n’a pas pris les bonnes mesures. On a fait une saignée et on a aggravé la maladie au lieu de la soigner.

La gestion de crise est elle une question de focale, d’angle de vue ?

Nous ne sommes plus dans un monde industriel et mécanique où il suffit de réparer la panne. Avec le numérique, la mondialisation et la finance, il est plus difficile d’avoir une prise sur les évolutions. L’ère numérique est immatérielle, plus erratique, moins inclusive. Elle est porteuse de précarité. Sa capacité
d’entrainement est plus incertaine. Il y a trop d’acteurs, trop de réseaux. Les centres de l’activité se déplacent.

Etes vous d’accord quand on dit que l’état de crise que chacun s’évertue à considérer comme une parenthèse avant un retour à la « norme », tend de plus en plus à être perçu comme un état naturel, permanent ?

La croissance dans l’économie numérique n’a pas les mêmes caractéristiques que la croissance du temps de l’électricité. Depuis la fin des 30 Glorieuses, les krachs, les booms et les bulles se succèdent. La croissance matérielle s’éloigne. La configuration du monde dans lequel on est désormais, est posée sur trois grands socles: la financiarisation de l’économie, la numérisation du monde et la mondialisation des échanges. Cette forme systémique peut déclencher des ondes de choc qui se diffusent très loin, en accéléré. Nous entrons dans un nouveau régime de croisière où il n’y a pas de programmation simple adossée à de nouveaux modèles, comme il y avait auparavant avec le fordisme ou le communisme. Nous évoluons dans un état d’instabilité permanente.

Peut-on envisager une sortie de l’instabilité et miser sur une nouvelle configuration, un nouveau modèle ?

La transition actuelle du monde moderne au monde post-moderne est de même importance systémique et instable que le passage de l’agraire à l’industriel au XIX siècle. Dans ce dernier cas, le Fordisme avait stabilisé les choses. Un nouvel équilibre était né. Aujourd’hui, la question centrale est la suivante : est ce qu’on est dans ne phase de transition d’un modèle A vers un modèle B ? Ou bien vivra–t-on désormais dans un régime d’insécurité permanente, qui semble être dans la nature de la société numérique ? Il devient impossible, par exemple, de se projeter dans un emploi à vie. Pour s’en sortir, « soyez inventifs, soyez autonomes », dit-on aux nouvelles générations. Tout job routinier est potentiellement menacé car il peut être codifié par l’informatique et confié à une machine. L’injonction catégorique d’être créatif est un facteur d’anxiété et d’insécurité.

Concrètement, quelles solutions envisager pour sortir de cette crise de croissance ?

Certains pays ont mis en place une nouvelle forme d’état providence. Les entreprises se sont réorganisées pour trouver de nouvelles manières d’insérer les formes de travail plus fluides. Le modèle de capitalisme qui semble le mieux résister à la transition que nous connaissons est le modèle scandinave, qui est parvenu à allier innovation et protection. La nouvelle économie post industrielle portée par la transition numérique se développe selon 3 registres. D’abord, elle gère le service après vente des objets de consommation de la société industrielle. On partage les frais de la voiture ou du logement mais on ne résout pas la question des embouteillages, de la pollution, etc… Le seul objet neuf, disruptif, qui marque un changement de dimension, c’est le smartphone. Le 2 ème axe plein de promesse, c’est le domaine de la santé, les prothèses, les cellules souches, les biotechnologies…. Mais cette économie de la santé est considérée comme un coût, parce qu’elle se finance avec des cotisations. il y a ici une question politique plus qu’économique pour expliquer que la santé n’est pas un bien qui coûte mais un bien tout court. Enfin, le troisième registre est celui de la socialisation. La société de consommation se transforme en consommation de la société. Dans la société de consommation, la marchandise était un médiateur. Dans la société des réseaux, le collectif, les rapports sociaux, l’intime sont les objets à consommer sans médiation.

Qu’est ce qu’un économiste peut apprendre de l’observation de crises qui surviennent en dehors de son champs d’activité. Par exemple d’une crise sanitaire. Y a-t-il des points communs ?

Un économiste anglais, Andrew Hadalne, a montré que dans une économie en réseau, les crises financières ressemblent beaucoup aux crises sanitaires. Dans les deux cas, il n’ y a pas de linéarité. Il y a un seuil en deça duquel la diffusion du mal reste cantonné et n’affecte pas l’état de santé d’une population ou d’une nation. Mais il y a un point de rupture à partir duquel le mal devient épidémique. La métaphore du Sida vaut pour la crise des « subprimes ». Des produits toxiques ont été acquis par les banques et la plupart ont été contaminés. On peut faire un parallèle avec les réseaux électriques. Les réseaux sont connectés entre eux pour qu’en cas de manque ou de panne dans une zone, les autres réseaux, soient là en renfort pour suppléer. Mais tout à coup, on ne sait pas pourquoi, il y a surcharge. C’est le blackout. L’ensemble du réseau tombe en panne. Avec la mondialisation, les prêts « subprimes » ont été disséminés à l’ensemble de la finance dans l’idée de diversifier le risque. La mutualisation du risque qui voulait que pour éviter de faire perdre 100% à une banque, on fasse perdre 1% à 100 banques est devenu un élément de propagation du risque. Dans cette mise en réseau des risques, il a suffi qu’un module saute pour déclencher une crise mondiale. Le problème, c’est donc la contamination. Le moyen sanitaire simple de régler le problème est d’empêcher que les gens déplacent. Dans le cas de la finance, c’est plus compliqué. Les capitaux doivent continuer de circuler. L’appel à la prudence ruine les échanges. Hadalne en concluait qu’il faut agir vite et fort pour sauver les établissements d’importance systémique, ce qui exige aussi de les réguler davantage ex ante…

Dans la crise sanitaire comme le Sida, le Docteur Jean-François Delfraissy, directeur de l’ANR, indique que la place des patients est capitale. Quelle est la place des acteurs dans la gestion de la crise?

Si on prend la crise des « subprimes », des produits toxiques ont été acquis par toutes les banques qui se découvrent contaminés. Comment réagissent-elles ? En ne faisant plus confiance aux autres parce qu’elles y voient une métaphore de leurs propres erreurs. On peut comparer cela, pour reprendre le cas du SIDA, à quelqu’un qui ne veut plus avoir de rapport sexuel au motif qu’il ne fait plus confiance a personne, parce qu’il a devant lui l’image de la sexualité débridée qu’il a eue lui même. C’est un appel à la prudence mais ce n’est pas le bon car cela étouffe la dynamique des échanges. Pendant la crise, je pense que les comportements individuels ont plutôt tendance à aggraver le mal parce que ce sont en général des comportements de panique. C’est aux états, à la sécurité sociale et aux banques centrales, de trouver des solutions à l’insécurité générale et de mettre en place les moyens d’éviter les phénomènes de panique, les risques non contrôlés et le sentiment d’insécurité. C’est au pouvoir politique de réinventer un système de régulation qui rassure les gens.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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ECONOMIE

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