L’économie sociale serait-elle la seule alternative globale crédible à la crise économique que nous traversons ? C’est ce que soutient Thierry Jeantet, directeur général d’Euresa, groupement de mutuelles d’assurance à l’échelon européen. Il a publié récemment « L’économie sociale : une alternative au capitalisme » (Editions Economica).

Qu’est ce qui différencie les entreprises de l’économie sociale des autres entreprises ?

Qu’il s’agisse des « charities » à l’anglosaxonne, des organisations autogérées allemandes, des « communautés » au Brésil ou des coopératives en France, l’économie sociale (ES) est animée par des principes communs qui forment une ligne de rupture avec le capitalisme. Ces principes sont la libre adhésion, la gestion démocratique (une personne, une voix ; et non une action, une voix comme dans les sociétés), la solidarité, la juste répartition de la création de richesse, l’indépendance vis-à-vis des états, les valeurs collectives de solidarité et l’épanouissement de la personne. On peut parler d’entreprise durable. On doit cela à la souplesse des organisations. Les statuts d’économie sociale sont souples. Ils essaiment dans des métiers très différents.

La financiarisation de l’économie a créé des entreprises figées et dogmatiques dans lesquelles c’est celui qui finance qui décide. Ainsi dans l’actionnariat, on pense d’abord à rémunérer ceux qui sont au capital, les salariés et consommateurs viennent au second plan. La course au profit se fait au détriment des salaires que les gouvernements et les entreprises n’ont pas su augmenter pour équilibrer le partage de la valeur ajoutée. Au détriment aussi des prix qui ne sont guère régulés. Dans l’ES, le projet est collectif et citoyen. Il n’appelle pas à l’accumulation du capital mais au souci du partage. Il n’est pas prisonnier de la Bourse. Mais si les organisations de l’ES se départissent du système financier traditionnel, elles ne rejettent pas le marché. Elles se caractérisent par une présence simultanée dans le domaine marchand et non-marchand. Ceux qui veulent la contraindre à renoncer à cela n’ont pas compris la nature même de l’économie sociale. Au-delà de cette souplesse, une de ses caractéristiques est d’être imaginative.

Les acteurs associatifs ou coopératifs ont permis de dynamiser nombre d’innovations sociales et économiques. Les services à la personne ont été initiés par des personnes de l’ES à travers des associations. L’économie sociale a aussi donné naissance au commerce équitable, en cherchant à structurer des relations d’équilibre entre consommateurs et producteurs. Les circuits courts de distribution sont aussi dans cette mouvance. Les finances solidaires doivent beaucoup à la créativité des entreprises et des associations qui pensent autrement les termes de l’échange et du partage.

En ces temps de remise en cause des systèmes financiers, quel rôle peut jouer l’économie sociale ?

Il convient déjà de faire face à certaines dérives ou tentations. Quelques mutuelles ou coopératives se sont banalisées par imitation. Certaines cherchent des outils y compris cotés en bourse pour se développer, faire comme les autres. L’objectif étant de rentrer dans la cour des grands, « récompensés » de leurs succès. Nous savons quelles difficultés sont nées de telles dérives ! D’autres voies pour se développer existent !
Un autre écueil est de faire de la figuration. Le capitalisme utilise de manière récurrente l’économie sociale pour panser ses plaies. Ce n’est pas la fonction de l’ES que d’être une roue de secours, pour éviter l’accident grave ou équilibrer les problèmes de cohésion sociale. L’ES a une vision de la société basée sur le rééquilibrage de l’organisation humaine. Le projet sans cesse renouvelé est de développer une vision sociétale, démocratique de la société et une économie accessible à tout le monde. Sa vraie liberté, c’est d’être un vrai projet politique. L’ES, ce n’est pas seulement une myriade d’entreprises dans le monde mais un modèle structurant de la société. Elle puise sa force et son imagination dans les mouvements de la société qui innove. Je suis convaincu que l’économie sociale est la seule alternative globale crédible à la crise économique que nous traversons. C’est une alternative déjà bien rodée dans un espace mondial ouvert à des systèmes différents.

Quels sont les défis auxquels est confronté le secteur de l’économie sociale?

Une réflexion sur le montage de véhicules financiers est nécessaire. Un des défis est celui de la nécessaire invention d’outils adaptés aux principes de l’économie sociale et permettant un développement économique fort. Les coopératives dans le domaine de la finance solidaire contribuent à relever ce défi. L’ES doit réfléchir à ses statuts, les simplifier, les moderniser. Il y a une timidité de l’ES. Elle s’est sentie très isolée. Elle doit se muscler.
Ce qui lui manque aussi est la volonté prospective de construire son avenir, et aussi de faire connaître et reconnaître – via les médias, l’école, l’université – l’alternative qu’elle représente. Un autre défi est donc celui de la communication. Depuis 20 ans, les entreprises de l’économise sociale ne cessent de progresser, tant par le nombre de sociétaires que par leurs positions économiques. Il faut marquer l’essai. L’ES doit gagner en visibilité et mettre en avant ses réussites. Il faut qu’elle parle plus fort sur la place publique et qu’elle se débarrasse de sa timidité.
Enfin c’est aussi un défi de reconnaissance « politique ». L’ES commence à sortir du bois avec des initiatives comme les « Rencontres du Mont Blanc ». Le dernier sommet, en 2007, a permis de mieux appréhender les problèmes et les enjeux liés au changement climatiques et à la nouvelle donne énergétique. Les dirigeants de l’économie sociale, réunis à cette occasion, ont invoqué “un new deal planétaire”, et appelé à un véritable dialogue social dans les grandes instances de régulation mondiale. Les prochaines Rencontres du Mont Blanc se tiendront les 9 et 10 novembre 2009, autour du thème : “Comment nourrir la planète ? Quel rôle pour l’économie sociale ? ”. Les questions posées montrent combien le combat contre les inégalités reste central et combien le multi-développement mondial nous est cher.
L’économie sociale doit, à de telles occasions, montrer qu’elle porte une vision globale de l’organisation des activités humaines, des échanges, dans le cadre d’une mondialisation qu’elle doit imprégner de ses principes.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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ECONOMIE