indiens.jpg A l’occasion du contre-sommet « anti-G8 » d’Evian, cinq reprĂ©sentant(e)s de communautĂ©s mexicaines en lutte contre le gouvernement Fox sont venu(e)s tĂ©moigner de leurs combats. Rencontre avec des militant(e)s pour qui le « nĂ©o-libĂ©ralisme », loin d’Ăªtre un slogan idĂ©ologique, traduit une rĂ©alitĂ© vĂ©cue au quotidien.

Donner une autre vision du Mexique que celle du nĂ©o-libĂ©ralisme incarnĂ© par leur prĂ©sident Vicente Fox : telle est l’ambition de Carmen, Procoro, CĂ©sar, Martha et SaĂ¹l. Cinq Mexicains qui ont fait le voyage vers la France, Ă  l’invitation de la CNT (ConfĂ©dĂ©ration nationale du travail, anarcho-syndicaliste), pour venir rencontrer les altermondialistes dans le cadre des diffĂ©rents rassemblements et manifestations organisĂ©s en marge du sommet du G8 Ă  Evian (1er-3 juin). Pour eux, la signification d’une telle rĂ©union des chefs d’Etat et de gouvernement des pays les plus riches de la planète est parfaitement claire : «Les gouvernements sont lĂ  pour rendre les riches encore plus riches, et les pauvres encore plus pauvres, explique Carmen, femme indigène de l’Etat de Oaxaca. C’est ça la logique du nĂ©o-libĂ©ralisme.»

NĂ©o-libĂ©ralisme. Pour ces militants d’un type nouveau qui, s’inscrivant dans la logique des zapatistes, se mĂ©fient de toute forme de pouvoir et rejettent les formes d’organisation politique « classiques », l’ennemi est clairement dĂ©signĂ©. «Ce que le gouvernement Vicente essaye de nous voler, sous prĂ©texte d’Ă©galitĂ©, ce sont nos terres, nos minĂ©raux, nos bois et nos droits.», poursuit Carmen.
Avec ses « frères » Procoro et CĂ©sar, elle forme la commission que le Cipo (conseil indigène populaire d’Oaxaxa) a dĂ©cidĂ© – par consensus, comme toujours au sein de cette organisation – d’envoyer en Europe «pour dĂ©noncer le climat de rĂ©pression et de violence que l’on vit dans la totalitĂ© des communautĂ©s indigènes du Mexique, et particulièrement chez ceux qui, comme nous, n’acceptent pas de vendre leur dignitĂ© au prix de la soumission Ă  la volontĂ© de ceux qui ont le pouvoir».

Des communautés libertaires autogérées

Dans l’Etat d’Oaxaca, l’organisation des communautĂ©s indiennes remonte Ă  plus de mille ans. «Mais elle a Ă©tĂ© fortement attaquĂ©e depuis la crĂ©ation de l’Etat mexicain», explique CĂ©sar, autre membre de la commission du Cipo. De nombreuses communautĂ©s indiennes, au Oaxaca comme dans le reste du Mexique, tentent de rĂ©sister Ă  l’uniformisation voulue par l’administration centrale en dĂ©fendant leurs terres, leur organisation et leurs coutumes. «La politique du gouvernement fracture tout et dĂ©truit la force communautaire, affirme Procoro. Par exemple, le gouvernement veut diviser en parcelles les terres communes, dĂ©velopper du maĂ¯s transgĂ©nique et mettre en Å“uvre des programmes de dĂ©forestation financĂ©s par la Banque mondiale.»

Créé en 1997, dans la foulĂ©e du soulèvement zapatiste au Chiapas, le Cipo regroupe aujourd’hui une vingtaine de communautĂ©s de base, soit 13 500 habitants de quatre « nations » indiennes diffĂ©rentes. Et il offre une double spĂ©cificitĂ© : son orientation « libertaire » et son souhait de privilĂ©gier l’action directe.

La fibre libertaire ? Elle vient directement des thĂ©ories Ă©laborĂ©es par Ricardo Flores Magon, rĂ©volutionnaire anarchiste du dĂ©but du XXe siècle, natif du Oaxaca et qui prĂ´nait l’Ă©mancipation des femmes et l’auto-organisation des communautĂ©s indigènes. «Il Ă©tait contemporain de Zapata, très proche de lui, mais plus thĂ©oricien, explique CĂ©sar. Nous n’avons pas d’idole, mais il reprĂ©sente une pensĂ©e oĂ¹ nous pouvons puiser pour dĂ©velopper nos pratiques quotidiennes.»

Ces pratiques, justement, s’inspirent de l' »action directe ». Une expression bien Ă©loignĂ©e lĂ -bas des connotations que nous lui donnons ici : il faut plutĂ´t y lire une volontĂ© d’auto-organisation, d’autogestion. Ainsi, les magonistes du Cipo ont créé deux Ă©coles autonomes, parallèles aux Ă©coles officielles ; ils disposent d’une radio et mettent en Å“uvre un projet de sauvegarde de leurs langues ; ils pratiquent la mĂ©decine traditionnelle et dĂ©veloppent des projets Ă©conomiques pour valoriser leurs plantes ou produire du cafĂ© bio (1). «Plus qu’un projet politique, c’est un projet de vie, affirme Procoro. Qu’on fasse la fĂªte ou qu’on travaille, on le fait tous ensemble ! Et nous rĂ©glons tous les problèmes en assemblĂ©e, en dĂ©cidant par consensus.»

Les communautĂ©s indiennes du Cipo ne se reconnaissent ni chef, ni leader. «Chez nous, personne n’aspire au pouvoir, poursuit Carmen. Nous ne croyons ni aux partis politiques, ni au prosĂ©lytisme religieux.»

Le difficile combat des femmes

L’inspiration « magoniste » a aussi permis d’avancer sur la question de la place des femmes. «La vie communautaire que nous dĂ©fendons s’inspire des us et coutumes indigènes. Or, dans ces us et coutumes, la femme n’existe que pour s’occuper des enfants et de son mari», reconnaĂ®t Carmen. Depuis la crĂ©ation du Cipo, deux assemblĂ©es gĂ©nĂ©rales de femmes se sont rĂ©unies, pendant lesquelles le Cipo a pris en charge la nourriture et la garde des enfants afin de libĂ©rer les femmes de leurs tĂ¢ches quotidiennes. «Ce n’est pas facile car nous nous heurtons Ă  la rĂ©sistance de nos compagnons, raconte Carmen. Nous tĂ¢chons de faire entendre notre point de vue, mais nous n’oublions pas que nous sommes d’abord en lutte contre un ennemi commun.»

Car la rĂ©pression du gouvernement semble s’accentuer au fil des ans. Environ 250 « frères » et « sÅ“urs » du Cipo sont aujourd’hui sous le coup de mandats d’arrĂªt. Deux militants ont Ă©tĂ© assassinĂ©s l’an passĂ©. Et Ă  l’heure mĂªme oĂ¹ la commission Ă©tait en France, des groupes para-militaires ont envahi la maison d’un autre, Raul Gatica, pour tenter de l’assassiner : ne l’ayant pas trouvĂ©, ils sont partis en bombant des menaces de mort sur les murs de la maison.

Un projet d’aĂ©roport repoussĂ© par la lutte

La rĂ©pression musclĂ©e, Martha et SaĂ¹l – qui, au sein de la dĂ©lĂ©gation mexicaine au contre-sommet, reprĂ©sentent les habitants en lutte de San Salvador Atenco – l’ont aussi cĂ´toyĂ©e de près. Dans cette ville, situĂ©e Ă  70 kilomètres de la capitale, Mexico, le gouvernement avait dĂ©cidĂ© de crĂ©er un nouvel aĂ©roport international, doublĂ© d’un centre commercial et touristique. Le 22 octobre 2001, les paysans d’Atenco ont reçu un arrĂªtĂ© d’expropriation. «Face Ă  notre mobilisation, le gouvernement a commencĂ© par nier l’existence de son projet, raconte SaĂ¹l. Puis Ă  dire que, de toute façon, nos terres Ă©taient improductives et qu’on devait dĂ©jĂ  se considĂ©rer bien heureux qu’ils nous en proposent ce prix-lĂ .»

Un « Front de dĂ©fense de la terre » est alors créé par les paysans en colère. Ils protestent contre le prix d’achat dĂ©risoire proposĂ© pour l’expropriation (7 pesos le mètre carrĂ©), mais prĂ©cisent qu’il ne s’agit pas pour eux de nĂ©gocier un plus juste prix : «Ce que nous voulons avant tout, c’est dĂ©fendre nos terres face aux spĂ©culateurs», prĂ©cise Martha. Les habitants d’Atenco commencent Ă  manifester. Et puis, via Internet, s’informent, se renseignent : ils comprennent notamment que ce projet fait partie d’un plan beaucoup plus vaste, connu sous le nom de « Pueblo Panama ». «C’est comme cela que nous avons appris comment notre gouvernement fĂ©dĂ©ral avait sĂ©duit des investisseurs Ă©trangers pour qu’ils soutiennent ce projet», explique SaĂ¹l.

Le 11 juillet 2002, une manifestation pacifique rassemble plusieurs centaines de paysans, Ă©quipĂ©s de machettes. «Le gouvernement voulait les interdire sous prĂ©texte que ce sont des armes, nous avons montrĂ© que c’Ă©tait d’abord notre outil de travail», poursuit SaĂ¹l. Tout un arsenal rĂ©pressif est mis en place : la police, l’armĂ©e, la police judiciaire, les chiens d’attaque et les hĂ©licoptères… De sĂ©rieux affrontements ont lieu, et une dizaine de manifestants sont arrĂªtĂ©s.

La lutte monte alors d’un cran. «C’est le gouvernement qui, le premier, a violĂ© l’Etat de droit : notre rĂ©ponse a Ă©tĂ© du mĂªme niveau», prĂ©cise Martha. Les habitants en colère enlèvent le substitut du procureur et quelques officiers de police, les emmènent avec eux Ă  Atenco et proposent au gouvernement… d’Ă©changer les prisonniers ! Le 13 juillet, les manifestants arrĂªtĂ©s sont libĂ©rĂ©s sous caution. Et le 1er aoĂ»t, le dĂ©cret d’expropriation est suspendu : le projet d’aĂ©roport semble arrĂªtĂ©, provisoirement tout au moins. «Nous voulons obtenir la libertĂ© dĂ©finitive pour tous ceux qui ont participĂ© au mouvement», ajoute Martha. Car plusieurs centaines d’entre eux font encore l’objet d’instructions ou de mandats d’arrĂªt.

Au Mexique, la lutte d’Atenco est devenu un symbole : c’est la première victoire obtenue contre un projet gouvernemental favorisant l’investissement financier au dĂ©triment des intĂ©rĂªts indigènes. Et mĂªme s’ils ne sont pas « magonistes », mĂªme s’ils n’appartiennent pas Ă  des communautĂ©s indigènes autonomes, Martha et SaĂ¹l se reconnaissent dans la dynamique politique enclenchĂ©e par les reprĂ©sentants du Cipo. «Nous avons dĂ©couvert Ă  travers notre propre chemin ce que peut faire le nĂ©o-libĂ©ralisme des Ăªtres humains. C’est une politique qui nous dĂ©pouille de notre identitĂ©, de notre culture, de nos terres et de nos ressources naturelles. DĂ©sormais, nous sommes en rĂ©sistance permanente contre lui», conclut Martha.

(1) Autant de projets autour desquels les communautés du Cipo tentent de tisser des liens avec les réseaux européens de commerce équitable.

Au sujet de Philippe Merlant

Journaliste professionnel depuis 1975 (France Inter, L’Equipe, LibĂ©ration, Autrement, L’Entreprise, L’Expansion, Tranversales Science Culture et aujourd’hui La Vie) et co-fondateur du site Internet Place publique, Philippe Merlant travaille depuis 1996 sur les conditions d’émergence d’une information « citoyenne ». Il a Ă©tĂ© le co-auteur ou le coordinateur de plusieurs livres collectifs, notamment : Histoire(s) d’innover (avec l’Anvar, Paris, InterEditions, 1992), Sortir de l’économisme (avec RenĂ© Passet et Jacques Robin, Ivry-sur-Seine, Editions de l’Atelier, 2003) et OĂ¹ va le mouvement altermondialisation ? (avec les revues Mouvements et Transversales, Paris, La DĂ©couverte, 2003).

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