« La nature est ce qu’elle est. Et comme notre intelligence, qui fait partie de la nature, est moins vaste qu’elle, il est douteux qu’aucune de nos idées actuelles soit assez large pour l’embrasser. Travaillons donc à dilater notre pensée ; forçons notre entendement ; brisons, s’il le faut, nos cadres ; mais ne prétendons pas rétrécir la réalité à la mesure de nos idées, alors que c’est à nos idées de se modeler, agrandies, sur la réalité. » (Henri Bergson. La pensée et le mouvant)

Une culture de la prévention pour mieux organiser l’urgence

Dans un monde contemporain dont la course folle est régie par la volatilité et la versatilité, réduire l’incertitude quant à l’avenir est un impératif qui appelle l’anticipation. Il est étrange que le retour des épidémies et la multiplication des risques planétaires ne nous alertent pas davantage sur la nécessité d’identifier bien en amont les défis auxquels les sociétés doivent faire face.  Notamment en ce qui concerne l’humain dans ce qu’il a de plus précieux : sa santé, son environnement. Pas question de revivre ces « âges noirs » où l’humanité était incapable de contrôler les maladies infectieuses transmissibles et se trouvait sans recours face aux désastres. D’où l’impératif de prévention afin d’anticiper la propagation des maux (famines, tremblements de terre, tsunamis, réduction de la biodiversité, pénurie d’eau…) et d’en diminuer les risques.

La prévention est le vecteur de confiance qui permet de penser les crises en privilégiant le facteur temps. Elle introduit la dimension du temps scientifique, qui est l’espace approprié de l’observation des crises. La connaissance de l’Etre dans son amplitude philosophique est la base de toute prévention fondamentale. A ce titre, la prévention par la recherche est quasiment un prérequis, bien plus productif que la psychologie individuelle, ou que la morale collective de la précaution-responsabilité. Alors que le principe de précaution concerne les cas d’incertitude scientifique, le principe de prévention lui, s’occupe des risques identifiés. En privilégiant les politiques de prévention, en mobilisant à la source les moyens de recherche, prêts à l’emploi, il est plus rapide de juguler l’apparition, l’aggravation ou l’extension d’un danger, d’un accident, d’une maladie ou, plus généralement, de toute situation (sanitaire, sociale, environnementale, économique, etc.) dommageable comme une épidémie, un conflit, une catastrophe, une crise. Cette culture de l’anticipation manque aux sociétés modernes comme on l’a vu à l’occasion de la pandémie de la COVID-19. « On n’a pas, finalement, de données très claires. On ne s’est pas donné les moyens de faire ces études. Il faut que notre pays devienne un pays de prévention, pas uniquement un pays thérapeutique », souligne Philippe Sansonetti, microbiologiste, auteur du Retour des épidémies (PUF. 2015)

Si la question de la prévention ne se limite pas aux risques sanitaires, ceux-ci y occupent une place centrale, vue l’apreté des questions qu’ils soulèvent. La mobilisation massive des intelligences scientifiques et techniques dans les Etats modernes fournit, à n’en pas douter, l’assurance la plus solide dans le dépistage des nouvelles maladies graves auxquelles sont confrontés les humains. La lutte contre les virus constitue « une urgence de santé publique mondiale. Et un combat de toutes les générations ! L’espoir ultime le plus sérieux, mesurable, quantifiable, est dans les avancées de la  science. Il y aura des maladies infectieuses nouvelles […]. C’est un fait fatal », écrivait Charles Nicolle dans son livre « Destin des maladies infectieuses ».

Dans un texte sur la politique de la recherche, Catherine Jessus et Francis-André Wollman, directeurs de recherche au CNRS, soulignent l’importance de la prévention comme base de résolution des enjeux concernant la santé et l’environnement. Selon les deux biologistes, elle permet aux activités de recherchedêtre plus réactives et plus souples. Mais pour œuvrer dans l’urgence, précisent-ils, il faut paradoxalement beaucoup de temps, une sorte d’avance sur allumage. « L’expérience de la pandémie actuelle nous enseigne que les mesures institutionnelles, lestées d’une administration complexe, ont un temps de réponse moins bien adapté à l’urgence en temps de crise, car elles ne sont pas nourries par le terreau de la prévention. Faute de culture de prévention, difficile de mobiliser sur des bases de réflexion solide et d’organiser l’urgence ».

En général, dans la gestion des catastrophes sanitaires, les réponses de la recherche sont souvent réactionnelles, bousculées par les injonctions institutionnelles, industrielles ou médiatiques. L’expertise est souvent prise au dépourvu, en particulier dans le domaine des épidémies. Pourtant, on sait que les épisodes viraux se reproduisent régulièrement et qu’il est bon d’avoir en réserve, un stock disponible de connaissances et de compétences mobilisables rapidement. Le lien scientifique avec les évènements changeants est fragile. C’est le cas, en particulier, lorsque la crise se mondialise. Les politiques de santé et d’environnement traversent des contrariétés telles qu’il est bon de se prémunir contre le pire. Mieux comprendre les causes pour mieux prévenir,  combler les écarts de connaissances entre l’application de la science et la prévention des catastrophes, permettant ainsi de réduire les risques Ainsi en est-il de pandémie de la COVID-19.

Il est temps d’anticiper

L’anticipation est au centre des débats qu’ont à résoudre les praticiens de la santé et les décideurs politiques. Malgré la répétition des crises, l’impréparation des décideurs est patent. Le travail de fond n’est pas accompli et les moyens apportés sont peu intégrés dans les agendas. La prévention et la recherche fondamentale nécessitent du temps et de la constance qui dépendent des savoirs accumulées par le passé.

Etudes de modélisation, création de vigies et de marqueurs, identification des défis sanitaires, écologiques, sociales… autant de techniques utiles à la prévention. Le rôle d’une éthique de l’anticipation sera d’identifier les conséquences, de clarifier le contexte, de mettre en lumière les valeurs et les finalités des différentes formes d’attention envers le futur. Une prospective s’appuyant sur une solide culture générale ouvre le spectre de la réflexion et habitue à penser que l’histoire, la science et la technique ne sont pas toujours linéaires et sont souvent « intriquées ». Les scénarios et modèles de prédiction sont les outils à mettre au premier rang des priorités pour affronter les crises qui affectent la population mondiale. Il s’agit aussi de fournir des données solides sur lesquelles les autorités publiques pourront se baser afin de décider de la meilleure gestion sanitaire. Seulement, ce n’est pas si simple. « Il est très difficile de prévoir et d’anticiper l’émergence des agents infectieux à temps, » soutient Arnaud Fontanet chercheur à l’Institut Pasteur. Cela requiert cependant un nombre incalculable d’équipements, d’outils de dépistage, de médicaments, d’expertises appuyées par un système de surveillance coordonné capable de cartographier les phénomènes émergents.  Soit des organisations du type de celle du GIEC pour les crises liées au changement climatique. Il s’agit aussi de développer les moyens dans les secteurs clés de la vie : financer des projets importants pour les générations à venir, en assumant matériellement les conditions d’une authentique éthique du futur. Le contexte des crises sanitaires depuis quelques années offre quelques modèles de prévention organisée. En 2006, tirant enseignements de la crise de 2003 sur le plan de la recherche clinique . l’Europe a organisé un immense réseau de médecins autours des troubles respiratoires. En 2014, le projet PREPARE s’est donné pour but de préparer l’Europe à répondre en deux jours à toute épidémie grave.

Malgré les efforts, les résultats de telles initiatives se sont avérés mitigés, faute de débats publics. Un autre ennemi se dresse désormais contre l’intelligence prévisionnelle: le soupçon. Le phénomène est fréquent. Lorsque les défis sont mal préparés et mal conçus, le doute envahit l’opinion sur la gravité de la réalité qui se dessine. Cela se traduit par la défiance des populations envers la science et les institutions. Un mélange de mâle assurance et d’ignorance contribue à entretenir ce climat dont le complotisme est la traduction la plus déconcertante. Le physicien et philosophe Etienne Klein observe que nombre de personnes parlent avec assurance de choses qu’ils ignorent et assènent « leurs » vérités sur la façon de gérer la pandémie, sans s’appuyer sur la science mais uniquement sur des convictions, souvent mal acquises au gré des lectures ou des discussions. Pour lever ces doutes, il faut pouvoir disposer d’un cadre rationnel et démocratique d’information et de débat.

Gouverner, c’est prévoir, dit le dicton. Le marché commun de l’Europe est particulièrement coupable de n’avoir pas su se constituer une intelligence prévisionnelle afin d’agir de concert et en temps voulu. Témoignant d’un manque de volonté politique, l’UE n’a pas su organiser une démarche concertée, incapable de tenir une ligne et de mobiliser les ressources nécessaires à l’action. Ce manque s’est traduit par un défaut de coordination, une dispersion des moyens et une absence de solidarité des pays membres. En effet, « seule une réponse internationale coordonnée peut aider à affronter ces risques et périls inédits. Le monde est irrévocablement interdépendant et seule une contribution de ce genre peut nous permettre de faire face à la prochaine crise » écrit Eva Illouz, Directrice à l’EHESS. On aurait ainsi attendu plus d’entraide, de synergie des moyens, de matériel et d’équipements hospitaliers, entre autres.

Anticiper le futur de la santé, ou le futur du climat, ce n’est pas seulement avoir à disposition immédiate un champ de possibilités pour résoudre les crises, c’est aussi relever les enjeux éthiques que cela implique. Ainsi une coordination européenne dédiée aux urgences sanitaires et écologiques, conçue sous forme d’agence, s’appliquant à l’échelle de l’Europe à anticiper les problèmes et rassembler les expertises, constituerait un précieux outil pour faire face aux défis à venir. Tel est le sens d’un projet lancé par 76 scientifiques de 14 pays d’Europe : la création d’une Fondation Européenne de Prévention des Crises Environnementales et Sanitaires » « Une bonne gestion de crise exige une coordination (nationale, européenne et internationale) mais son succès dépend étroitement des connaissances accumulées par le passé. Plus elles sont nombreuses, plus elles seront mobilisables de façon à produire des résultats dans le temps court…/… estime Francis-André Wollman, l’un des initiateurs de ce projet « Combattre un agent pathogène, virus, bactérie, champignon et autres parasites, nécessite d’en avoir une connaissance intime. Comment combattre un adversaire si on n’en connaît pas les forces et les faiblesses, la stratégie de survie et d’attaque ? Comprendre la biologie de ces êtres microscopiques, c’est connaître la structure fine de l’agent, son cycle de vie, ses moyens moléculaires de pénétrer les organismes parasités, son génome, sa reproduction et sa propagation, son histoire évolutive, son comportement immunologique, etc. Cela nécessite des approches multiples, de l’énergie, de la patience, et du temps, beaucoup de temps. »

Durant les différentes époques de l’histoire, les guerres, les cataclysmes et les catastrophes sanitaires ont été utilisés par certains pouvoirs pour mener des réformes, redéfinir avec les populations des principes et des valeurs de vie en commun et se reconstruire. Elles ont été instrumentalisés par d’autres pour édifier un nouvel ordre social, renforcer un régime autoritaire, promulguer des lois d’exception. Les approches et les méthodes pour régler les problèmes de contamination sont les reflets des pays qui les adoptent.  Elles sont en général liées à la nature du pouvoir des pays : démocratie sociale, pouvoir absolu, système libéral…Aussi bien la prévention est non seulement un entretien de la connaissance, elle est aussi un gage de la confiance et de l’espoir. 

Le vaccin, un poison vital

Définition : « Une vaccination préventive consiste à administrer à un individuen bonne santé une forme atténuée ou inactivée d’un agent infectieux(ou certains de ses composants).  L’objectif est de déclencher une réaction immunitaire permettant d’éviter une contamination ultérieure ».

Il faut du temps, beaucoup de temps pour construire une réponse adaptée à la crise pandémique, capable d’éradiquer les virus. A chaque grippe, des dizaines d’entreprises et de laboratoires de recherche dans le monde sont sur le pont pour trouver des médicaments afin d’atténuer les souffrances des patients, freiner la contamination, et guérir. On trouve sur le chemin de la prévention un panel d’instruments servant de remparts aux déferlements des maladies contagieuses, fléaux et catastrophes humaines. On connaît les campagnes de sensibilisation, de dépistage, de prophylaxie, et d’hygiène qui ont considérablement fait progresser la santé publique. Mais c’est le vaccin qui symbolise le mieux la prévention occasionnant un progrès unique des connaissances sur les mécanismes de l’immunisation.

La découverte du vaccin, par Edward Jenner et Louis Pasteur, accomplit un tournant considérable dans l’histoire de l’humanité, participant, comme outil de santé publique, à la construction des États modernes. Le principe de la vaccination , dit Pasteur consiste à innoculer « des virus affaiblis ayant le caractère de ne jamais tuer, de donner une maladie bénigne qui préserve de la maladie mortelle ». Cette double face du pharmakon  qui est à la fois le poison et le remède, la mort et la vie, le danger et ce qui sauve, est sans doute ce qui fait peur aux esprits inquiets. Le pharmakon est à la fois ce qui permet de prendre soin et ce dont il faut prendre soin. Il est au cœur de la dualité entre la vie et la mort.

Il y a une connivence entre ces deux refus, « ni masques, ni vaccins » proférés par les sceptiques et les complotistes. Ils  sont surtout fondés sur une défiance contre toute forme d’injonction de l’autorité étatique. Pour ces derniers, seule la nature est vraie. La  substance instillée dans les veines a bien du mal à se départir des préjugés populaires ( surtout en France). Pourtant, on le sait depuis la petite école, la vaccination est une contribution majeure au recul des maladies infectieuses. L’adoption du vaccin comme outil de santé publique fait partie intégrante des responsabilités de l’État régalien et des progrès de la santé. L’UNICEF a lancé le Programme étendu de Vaccination (PEV), comportant cinq vaccins essentiels, diphtérie-tétanos-polio-coqueluche-BCG, auxquels se sont adjoints ensuite d’autres vaccins comme celui contre la rougeole. Aux vaccins antibactériens contre le tétanos, la diphtérie, la coqueluche, sont venus s’ajouter les vaccins antiviraux contre la rougeole, la rubéole, les oreillons. Le péril des maladies infectieuses semblait en passe d’être conjuré et les programmes d’éradication des principales d’entre elles, polio, tuberculose, lèpre, syphilis et pian, prenaient leur essor. La circulation des virus recompose sans cesse le paysage épidémiologique pendant que nous parlons.  Dans le contexte d’un retour annoncé des épidémies (voir le livre éponyme de Philippe Sansonetti. op.cit), cette dynamique de vaccination est un élément clé de la prévention

On aimerait que la vaccinaton serve à bien d’autres maux de la société. Principalement, qu’elle nous délivre des mensonges et mystifications. Ah, qu’il serait appréciable d’avoir à disposition des vaccins spirituels contre l’ignorance, la suffisance, l’indifférence, l’illusion, le complotisme. Dans un article plein d’humour, paru dans Les Echos (10 janv. 2018), le journaliste et chercheur Roger Pol-Droit, convoque les philosophes, ceux qui ont ciblé des maladies qu’ils se sont engagés à combattre : « On se procure aisément, chez Rousseau, apothicaire à Genève, le vaccin contre l’indifférence. Il est disponible sous plusieurs dénominations : « coeur », « pitié », « humanité », « nature ». Une injection évite de succomber aux toxines de la rationalité pure, qui finissent par scléroser les sentiments, atrophier les émotions, voire nécroser tout à fait le lien qui nous unit à tout ce qui vit. Chez Schopenhauer, thérapeute à Francfort, on trouve un produit similaire, la pitié comme fondement de la morale, mais son vaccin à lui garantit, en outre, contre les ravages de l’illusion. Croire que le monde est uniquement bel et bon, toujours en progrès, forcément radieux, un jour, au bout du voyage, voilà encore une pathologie bien souvent mortelle, dont protège efficacement la découverte du maître du pessimisme ». La liste est longue, ajoute Roger Pol-Droit : « On se vaccine chez Epicure contre l’angoisse de mourir, chez Sénèque contre l’attachement à l’argent, chez Voltaire contre le fanatisme. Chez Descartes contre le flou, chez Hume contre l’illusion du moi, chez Nietzsche contre les aveuglements de la morale ».

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

Catégorie(s)

A la une, Philo & Débat