Tout n’est pas simple dans la société des paradoxes. Dans le contexte post-moderne où règnent compétitivité, performance et puissance, on le devine aisément, modestie, faiblesse, décence, humilité et empathie sont des bien vilains défauts.

Les modestes n’ont pas la cote

 

« Périssent les faibles et les ratés ! Et il faut même les y aider ! » disait Nietszche ( in L’antéchrist . GF Flammarion. 2006) qui faisait, à sa guise, de la philosophie « à coups de marteaux » et se rangeait du côté des forts. Salauds de pauvres ! Pas de chance pour ceux qui n’ont pas de réserves ou de ressorts pour se mesurer aux autres, ni le bras de la justice pour les seconder et veiller à leur offrir les mêmes chances. Mais il est parfois des bons offices pour leur prêter main forte. Michel Onfray rend hommage aux gens simples qui en savent plus sur le monde que les philosophes : « le paysan, l’agriculteur, l’horticulteur, l’apiculteur, le marin, l’éleveur, le cultivateur, le fermier, le campagnard, le sylviculteur, car ils n’ignorent pas les racines naturelles de l’être » (Cosmos. Flammarion. 2015). Les bienveillants ne se poussent pas au portillon pour assister les démunis. C’est assez mal vu, semble-t-il. La compassion et le sentimentalisme ont mauvaise presse. Les gens sympathiques et velléitaires et autres âmes charitables sont aujourd’hui traités de niais. Pleurnicheries que ces discours des droits de l’homme, pertes de temps que ces actions humanitaires qui ont pour noms : antiracisme, féminisme, bien-pensance et autres idéalismes bavards comme la gentillesse et l’humanisme. Il faut dire : la bienveillance est devenue une foire à la brocante, comme le bonheur et la pensée positive. Y tiennent échoppe les charlatans et marchands d’illusions.

Critique expéditive, pas toujours mal venue, à laquelle adhèrent les sceptiques et les cyniques. Tel le philosophe Yves Michaud qui, au nom de la lucidité, a bâti un pan entier de sa doctrine sur ce qu’il appelle le « mantra » de l’angélisme soit en termes plus ironiques : la « pensée bisounours » ( Contre la bienveillance. Editions Stock. 2016). Bref, à écouter ceux qui se présentent comme non dupes, mieux vaut être riche et bien portant que pauvre et malade. A l’appui de cette assertion, ce constat indiscuté : les enfants de Nietzsche, parés de la puissance, du prestige et de la richesse, sont aux commandes. Dans tous les acabits, ils occupent les allées du pouvoir et y vont à coups de marteaux… piqueurs. Qu’on doute de l’efficience de la bienveillance, cela se conçoit, mais lorsque c’est avec aigreur et mauvais esprit, le débat risque de perdre son sens. On ne bâtit pas un contrat social avec une telle acrimonie et tant d’excès. Accusée de tyrannie des bons sentiments, la bienveillance se trouve mal assurée pour faire entendre sa raison. Pourtant, certaines consciences nous incitent à remettre à leur place les conformistes de la provocation malveillante et à percevoir dans le sensible et dans l’empathie un des aspects de la raison. C’est avec intérêt qu’on peut accueillir certains paradoxes, comme l’audace du modeste, la radicalité du petit, le génie de l’homme ordinaire. Ces paradoxes témoignent que les plus pauvres ne sont pas des victimes. Ils ont encore l’humour et l’ironie comme le dit si bien Jankélévitch, en parlant de « la force des faibles » (in L’ironie. Flammarion. Champs. 2011)

 

Considération des gens ordinaires

 

On fait généralement passer l’esprit de répartie pour de l’intelligence et la lenteur pour de la niaiserie. Il n’y en a que pour les brillants mais les modestes sont-ils si insignifiants ?
La thèse ici défendue n’y va pas par quatre chemins : les modestes, les humbles, ceux qui ont démarré dans la vie avec un handicap ou qui n’ont pas su ou voulu devenir performants au sens de la modernité économique, ont un avenir. Voire même un avenir prometteur. Car la loi du plus fort, aux mains du marketing et de la finance, n’est, à bien des égards, pas aussi puissante qu’on le croit. Elle est même extrêmement faillible.

Tel est le point de vue de Jean-Marie Pelt, exprimé dans « L’Origine des espèces », (Fayard. 2009), livre publié au moment même où l’on célébrait en 2009, le 150ème anniversaire de la théorie de l’évolution, fondée par Charles Darwin. L’auteur, biologiste et président de l’Institut européen d’écologie (aujourd’hui disparu), s’emploie à récuser la fameuse « loi de la jungle » qui, dans une nature réputée « cruelle », serait le seul moteur de l’évolution. Foisonnant d’anecdotes récoltées au cœur du monde animal et végétal, « la loi du plus faible », décrit l’extraordinaire énergie déployée par les gens ordinaires. L’auteur montre qu’il existe une raison du plus petit : tout au long de l’histoire de la vie sur terre, des premières bactéries jusqu’à l’homme, là où les plus gros et les plus forts n’ont pas su résister aux grands cataclysmes et aux changements climatiques, ce sont souvent les créatures les plus modestes qui ont survécu. Dans les crises, les petits survivent alors que les gros, ceux qui voient le monde comme une prédation continue, soumis aux modèles de la concurrence ou de la lutte des classes, eux ne survivent pas. Les plus fragiles, comme le mince roseau peuvent ployer sous le vent, alors que le chêne casse. C’est aussi parmi les plus faillibles que sont nées les plus belles histoires de solidarité, par la symbiose. L’entraide est ce qui a permis aux femmes des camps de concentration de tenir plus longtemps en vie en s’organisant tour à tour pour partager leurs maigres ressources,  raconte Marceline Loridan, survivante d’Auschwitz ( in L’amour après. Grasset. 2017). « Considérer la fraternité et la considérer élargit notre humanité », dit Jean-Marie Pelt. Dans Repenser la solidarité (PUF. 2007), le sociologue Serge Paugam invite à réévaluer la solidarité, à l’aune des défis auxquels les sociétés modernes sont confrontées en ce début du XXIe siècle. Enfin, dans son essai visant à réhabiliter l’idée de « fraternité », (Le moment fraternité. Gallimard. 2009), Régis Debray explique que cette notion ne relève pas des bons sentiments, c’est une notion exigeante, combative et subversive.  Elle est l’art de remplacer ce qui est de l’ordre de l’ordre du destin par du volontaire, l’art de fonder une famille avec ceux qui ne sont pas de sa famille, l’art de coopérer avec des gens qu’on ne connait pas forcément.

 

Le concept de solidarité n’est pas nouveau.

 

Il est né au milieu du XIXème, sous l’influence de penseurs comme Pierre Kropotkine qui a développé l’idée d’entraide en tant que lien démocratique social permettant d’échapper à l’autoritarisme de l’état et à l’individualisme. Dans un livre justement appelé « L’entraide, un facteur de l’évolution » (Du Sextant.2010), le géographe russe remet en cause l’accent mis par le darwinisme sur la compétition et la lutte entre les animaux d’une même espèce comme facteur d’évolution. Il entend démontrer que s’aider mutuellement contribue davantage à la création et la prospérité des sociétés humaines que la compétition de chacun contre tous. Pour Kropotkine, la compétition n’est pas, à ses yeux, la force motrice. Les hommes sont naturellement prédisposés à s’entraider sans le besoin d’un chef.  Ceux qui survivent ne sont pas ceux qui sont les plus compétitifs mais les plus « coopératifs. Au cours de ses voyages, Kropotkine se rend compte que les peuples traditionnels étaient naturellement sociables… sans l’aide de l’Etat. C’est l’état qui réprime notre enclin naturel à coopérer. Il donne l’exemple des « guides » du Moyen-Age, ces groupes ad hoc, improvisés et coopératifs, formés temporairement par le rassemblement d’individus partageant un but et un espace commun. Mettant l´accent sur l´instinct de sociabilité de l´homme, il dénonce l´individualisme qui imprègne la société bourgeoise et les théories de la lutte pour la vie. Il conçoit une société nouvelle fondée sur de libres associations. On retrouve dans le livre de Jean-Marie Pelt de tels développements sur l’intelligence régulatrice de la nature. « Dureté et rigidité sont compagnons de la mort. Fragilité et souplesse sont compagnons de la vie » disait Lao-Tseu. Jean-Marie Pelt explique ainsi que notre société humaine, livrée à un esprit de compétition exacerbé, où les « tueurs » de la guerre économique sont venus renforcer les rangs des guerriers dans la lutte pour le « toujours plus », est promise aux cataclysmes, financiers ou nucléaires, si elle n’entend pas cette leçon de la nature qui fait de l’égoïsme la maladie mortelle des plus forts et de la solidarité la force indéfectible des faibles. La grandeur du modeste, la force du faible, le discret, le pudique, illustrent le combat des Apolliniens contre les Dyonisiens.

 

Le sens de la mesure

 

Un autre aspect vient ici concrétiser la dimension politique du phénomène de l’intelligence ordinaire et de la force des faibles : « armonia», l’équilibre. L’équilibre est un apprentissage qui devrait s’apprendre au moment où les enfants se mettent à utiliser la règle et l’équerre. L’équilibre n’est ni médiocrité, ni conservatisme, comme le pensent les Occidentaux qui ont particulièrement méprisé l’équilibre. L’équilibre est au contraire « principe de raison », mise en harmonie des forces et des tensions, juste proportion, exercice de la sagesse contre l’excès dont abusent nos sociétés inéquitables et orgueilleuses. Quelques chiffres parlent d’eux-mêmes. 64 personnes détiennent les 50% de la richesse mondiale. Alors que la thèse officielle du capitalisme abreuve l’opinion de tout un arsenal d’arbitrage rationnel, se référant au prétendu équilibre des marchés financiers, se réclamant de la raison et de la rigueur pour stabiliser l’économie, force est de constater que la réalité présente un attirail contraire, celui de l’hybris, de la démesure : déraisonnable et outrancier.

L’exubérance irrationnelle des circuits de la finance qui fait loi et aboutit aux écarts de fortune défie la raison. Hyperdirigisme d’un côté, ultracapitalisme de l’autre, conduisent aux inégalités dont les sociétés sont atteintes, à grands coups de dérégulations et de logiques autoritaires. La maladie de la démesure est au coeur du dérèglement de nos rapports à la nature. Dans la société contradictoire, les individus peinent à imaginer comment se comporter face aux excès, qu’il s’agisse des abus de pouvoirs, de la puissance d’accélération des technologies, de l’économie galopante, de la fréquence des épisodes extrêmes du climat, de la poussée démographique dans les mégalopoles, du creusement des inégalités entre riches et pauvres et bien d’autres forces difficilement maîtrisables.

La démesure est aujourd’hui la cause même des crises économiques et sociales, du dérèglement environnemental et des autres désordres fondamentaux. Elle correspond à peu près à ce qu’Aristote appelait la chrématistique  (la richesse) qu’il oppose à « l’oïkos nomos », qui veut dire « l’organisation de la maison », rappelle le philosophe Patrick Viveret dans « La sobriété heureuse » (Conférence du cycle 5 juin 2009: « Développement durable, la croissance verte : comment ? »). N’est-ce pas de démesure dont il s’agit quand on apprend que la fortune personnelle de 225 personnes les plus riches de la planète, est égale au revenu de deux milliards et demi d’êtres humains ou que la fortune des trois individus les plus fortunés est égale à la richesse (PIB) des 48 pays les plus pauvres, indique Viveret. Une « richesse monétaire » qui n’a plus aucun rapport avec une quelconque économie domestique, ni à un quelconque travail, un mérite ou un effort est une forme de disjonction du réel. Evoquant la démesure du crack de 1987, le Wall Street Journal éditait dans un éditorial « Wall Street ne connaît que deux sentiments : l’euphorie ou la panique ». Cette forme de bipolarité économique semble devenir la norme.

Le sens de la mesure, la tempérance, l’équilibre, la régulation, autant de facultés qui permettent de résister à l’épreuve du temps et surmonter l’hybris. En biologie, l’horloge centrale est l’une des fonctions primordiales de la vie quotidienne. « Dès que notre horloge biologique qui rythme les comportements alimentaires, la pression artérielle, la température corporelle, le sommeil se dérègle, nos corps sont plus exposés aux maladies. L’exemple qui vient aussitôt à l’esprit est celui du jet lag. Le décalage horaire en avion déconnecte le cycle régulier du sommeil dans un cycle de vingt-quatre heures. Résultat: cela va prendre plusieurs jours pour que vos cellules se réajustent. L’équilibre est ce à quoi veut aboutir l’être humain, prêt à passer du temps pour tailler, polir de beaux outils et faire quelque chose de bien, d’harmonieux. «  Un pithécanthrope n’aurait pas pu tailler ses cailloux sans en avoir le besoin. Il n’aurait pu leur donner une forme aussi belle et régulière qu’il la fait s’il n’avait obtenu que cet outil fut équilibré, symétrique, bien fait » écrit André Leroy-Gourhan ( Les racines du ciel. Belfond. 1982).  Le sens de l’équilibre est un des credo du philosophe Jean-Michel Besnier, auteur de « La sagesse ordinaire » ( Editions du Pommier. 2016). Ce dernier appelle à une sagesse active de l’ordinaire en initiant une forme de résistance à la puissance du magister technologique par des micro-actions allant dans le détail des choses. La sagesse est forcément ordinaire, insiste-t-il, « elle porte les valeurs soucieuses de préserver la vulnérabilité et la conscience de la fragilité, qui sont le véritable privilège de l’humain ». Et le philosophe de prôner “la sobriété à l’endroit des offres technologiques, l’humilité devant la démesure des promesses, la tempérance dans l’usage des machines ou le souci de l’autre toujours menacé d‘immersion dans l’anonymat numérique…”. La notion d’« équilibre de Nash » développée par le mathématicien éponyme (John Nash), représente le stade, pendant un jeu, où chaque joueur, amené à faire un choix, en arrivant correctement à prévoir ce que va faire l’autre, maximise son gain, compte tenu de cette prévision et peut ainsi rationnellement se déclarer satisfait par le résultat. Le raisonnement est qu’aucun d’entre eux ne peut changer son choix sans affaiblir sa situation personnelle. Autre maître dans l’art de l’équilibre : Spinoza (op.cit. Ethique), pour qui le véritable équilibre est en mouvement. Il est le produit de rééquilibrages en perpétuel mouvement, de fluctuation. L’équilibre est en risque constant de déséquilibre. Sa plasticité est sa qualité. Sa mobilité est sa force. Pour éviter le piège de l’équilibre immobile, passif et improductif, deux alternatives se présentent : faire acte de volonté en exerçant son libre arbitre mais au risque de l’illusion, ou bien faire preuve de raison, en utilisant sa plasticité imaginative et sa sensibilité. Pour Spinoza, le bien et le mal ne sont pas forcément des illusions de la conscience comme le pense Nietzsche. Il explique simplement qu’il ne faut pas les prendre pour des absolus.

 

Se fâcher est facile, se modérer plus difficile

 

Très ennuyeux est l’homme modéré répétait l’écrivain Jean d’Ormesson parlant de lui, comme il se doit. Ennuyeux, pas tant que ça et sans doute moins qu’il n’y paraît. Peut-être moins ennuyeux que certains esprits bouillonnants qui utilisent la violence ou la brutalité pour se faire entendre. Ceux-là sont légions et d’une affligeante banalité à notre époque qui cultive la provocation comme vérité. Ne parlez pas d’équilibre ou de mesure aux gens brillants, ils comprendront médiocrité. Mais tandis qu’ils brillent, si vous  éteignez la lumière, alors ils sont perdus. Quant aux extrémistes, ils se rejoignent pour créer le déséquilibre à force d’alimenter les peurs. Ceux dont la principale ligne de pensée est de moquer le sens de la mesure et l’harmonie, au nom du principe de l’efficacité se trompent. La « basse température des grenouilles froides » comme l’évoque Nietzsche (in La volonté de puissance. Tel Gallimard. 1995) n’est pas si terre à terre. Loin de là.  En réalité, l’action politique du modéré, avec ses airs de comptable zélé, peut se révéler hautement bénéfique. « Ces chercheurs et microscopistes de l’âme sont fondamentalement des animaux courageux, magnanimes et orgueilleux, qui savent tenir en bride leur cœur et leur douleur et sont éduqués à sacrifier tout souhait idéaliste à la vérité, à toute vérité, même à la vérité simple, amère, laide, repoussante, non chrétienne, immorale…Car il y a des vérités de ce genre »( Nietzsche/ La généologie de la morale. Classique de Poche. 2000).

Singulariser le sens de l’équilibre et de la pondération, voilà une proposition qui semble surannée aux yeux des commentateurs cyniques, lesquels se plaisent à manifester leur suffisance ou à prôner la rivalité, au gré de leurs humeurs supérieures. La bienveillance et la modération sont des valeurs exigeantes. La conduite raisonnée, la tranquillité de celui qui ne court après rien, mais qui connaît ses limites sans chercher à les dépasser le rend plus assuré dans ses choix et plus libre. Il s’appartient. Le modeste est le contraire du médiocre. Modéré ne vaut pas dire sans colère ou sans caractère. La modération n’est pas la mollesse. Se fâcher est facile, se modérer plus difficile. Pour Albert Camus, « la mesure n’est pas le contraire de la révolte. C’est la révolte qui est la mesure » (L’homme révolté. Folio Gallimard. 1951.) Dans « Un coeur intelligent » (Gallimard. 2009) Alain Finkielkraut, oppose la  modération du Printemps de Prague, dont l’élan adulte est lié aux expériences historiques déçues, au spontanéisme de Mai 68 qui est le reflet d’une révolte de jeunes. Le printemps de Prague de 68 représente, à ses yeux, une « révolte modérée d’une génération adulte déçue par son expérience du communisme ». Elle en revient de ses idéaux. Pour éviter l’ivresse et le caniveau, la liberté a besoin d’être modeste. Accepter sa fragilité, préserver le sens de la mesure, savoir dire les choses au bon moment, raison garder, telle est la force du faible ! Telle est la force du révolté ! « Bien des rivières tranquilles sont à leur source d’impétueux torrents mais pas une ne bondit et n’écume jusqu’à la mer. Ce calme est souvent, sans qu’on s’en doute, un grand indice de force » observe Michail Lermontov dans Un héros de notre temps (Folio Gallimard. 1998). Bref, la notion d’équilibre est une chance quand nous voulons regarder les choses en face, avec bonne foi, chance dont il faut profiter.

Merveille d’équilibre géographique que la France, “ce pays à égale distance du pôle et de l’équateur » écrit l’économiste Bernard Maris (tragiquement disparu dans le massacre de Charlie Hebdo en janvier 2015) dans son ouvrage posthume Et si on aimait la France. (Ed. Grasset 2015). Merveille d’équilibre politique que la notion de laïcité qui sépare la société civique et la société religieuse, qui respecte l’égalité de tous devant la loi quelles que soient leurs croyances ou leurs convictions, qui garantit la liberté de conscience et celle de manifester ses convictions dans les limites du respect de l’ordre public. La France est le seul pays à en faire un modèle de vie en commun. Quand on aspire au pouvoir ou qu’on vise un grade, c’est chaque fois la démesure qui mène la danse, sans aucun égard pour les autres. Il en va différemment quand il n’y a pas d’enjeu. Alors les choses sont plus mesurées. Avec Spinoza nous voilà conduit vers l’attention aux équilibres, la proportionnalité dans les choix, le sens de la nuance, autant de voies vers la sagesse et le devoir d’intelligence. Dans l’harmonie naturelle, évoluent ces justes  et ces modestes qui expriment la forme de sagesse séculaire faisant aujourd’hui tant défaut.

 

Thémis ou métis: la bonne intelligence

 

La vie en bonne intelligence et la coopération, décrites par Pierre Kropotkine dans son ouvrage sur L’entraide (op.cit.), sont les outils des simples et des modestes. Encore faut-il posséder un esprit ingénieux, exercé à la pratique des autres. A force de détournements, de tactiques, de subterfuges, l’homme ordinaire peut prétendre à des merveilles. En situation défavorable, le faible ou le modeste, n’ayant pas de lieu fixe où se situer, est sommé de bricoler avec les lieux, les évènements, les formes, les actes du quotidien. En cela, il se conduit à la façon d’un artisan, d’un locataire ou d’un nomade. Se différenciant du propriétaire sédentaire qui lui possède un espace dont il est le maître, l’homme ordinaire ne dispose pas d’un capital d’autorité. Son équipement est celui de la rhétorique dont il use pour se défendre. Son intelligence est celle des ruses. Ses outils sont les mots avec lesquels il façonne son argumentaire et son art de convaincre. La raison du faible s’appuie sur le style, les règles de la persuasion, l’humour. On retrouve dans cette adresse qui lui sert de manuel de savoir vivre, le jeu de la « métis», cette forme d’intelligence en acte, longtemps rejetée par les philosophes, que détaille Jean-Pierre Vernant et Marcel Détienne ( in « La métis chez les Grecs. Les ruses de l’intelligence ». Editions Champs libres. Flammarion).

Au sens commun, « métis » désigne une forme d’intelligence avisée. Comme nom propre elle incarne une divinité primordiale, fille d’Océan. Elle se  différencie de « thémis », la divinité de l’ordre établi, qui correspond à l’intelligence du dogme, à l’omniscience définitivement établie, aux vérités d’un texte déjà écrit. Aucun humour, chez Thémis, aucun esprit, elle est machine à conserver la pensée, se préservant des éléments aléatoires du devenir. Dans la thémis, nous sommes pénalisés par l’idée que tout se résoud par le langage, qu’il suffit d’engager sa parole, de promettre, pour que la confiance s’instaure.

 

Cette forme d’intelligence rusée des Grecs qu’est la métis ressemble à ce que les Chinois définissent comme les « arts de la guerre », théorisés par Sun Zi., au VIème siècle avant J.C. L’art de la guerre, c’est la « stratégie », (la « bingfa  qui veut qu’au combat face-à-face, il est préférable d’opposer la tactique discrète de contournement. « L’efficacité n’est pas modélisée ni projetée mais fonction de la situation, de la configuration des évènements, du terrain des opérations. Le stratège fait murir la situation en attendant qu’elle soit féconde. Pour les Chinois, confiance ne veut pas dire transparence.  A leurs yeux, la mise en confiance résulte de l’exercice de la durée, du cheminement, de l’endurance, de la maturation, non de la promesse d’un jour », précise le sinologue François Jullien  (Lire le Traité sur l’efficacité. Livre de poche. 2002). Pour gagner la bataille, qu’elle soit commerciale, militaire ou culturelle, il est nécessaire de penser en termes de potentiel de situation, de poser ses jalons, de nouer des contacts, de tisser un réseau. Le combat se livre avec un minimum de pertes humaines. La paix s’obtient sans violence. Grâce aux stratagèmes permettant d’éviter l’affrontement « Quand les points forts et les points faibles du concurrent sont détectés, quand l’aménagement des conditions en amont est prête, quand la situation et le moment sont favorables, ils engagent le combat. L’ennemi est déjà battu. Il suffit alors de « moissonner » ( Interview magazine dirigeant avril 2019)

Revenons auprès de Vernant et Détienne. La « métis », la raison des usages prédomine sur la raison du discours. Elle vise plus la justesse d’une action que la vérité de cette action. Flair, sagacité, souplesse d’esprit, débrouillardise, sens de l’opportunité, mobilité, art de la feinte, acuité, telles sont les principaux attributs dont use métis pour agir et tourner à son avantage les difficultés et les épreuves que l’on rencontre dans la vie courante. La métis est une arme de l’art, l’arme par laquelle le savoir du temps profite à ceux qui n’ont pas de force d’appui, ni lieu, ni science. Elle est l’art  pratique des faibles qui, avec un minimum de force et grâce à des secrets invisibles et sans se mettre en avant, peuvent créer un maximum d’effets. Traité, de chasse, traités de pêche, manuels de savoir-faire, autant de répertoires où sont consignés les milles tours de la métis. « L’habileté vaut mieux que l’intransigeance », disait le moraliste grec Théognis de Mégare, conseillant, pour apprendre à ruser, de prendre exemple sur le poulpe aux nombreux replis qui se confond à la roche sur laquelle il s’applique. Ainsi peut-il mieux capturer sa proie. La raison pratique impose sa sagacité face à la raison théorique. L’homme (ou l’animal) doué de métis n’est donc pas le sujet cartésien, suffisant et tout puissant, maître de sa volonté. Il est l’homme ordinaire du possible, de l’invention qui a plus d’un tour dans son sac. Le propre de la métis est d’être capable de choisir, à l’intérieur d’un espace binaire, une troisième voie tactique, un art de faire, une agilité qui se faufile dans l’entre deux. L’intelligence des familiers de la métis qui, dans l’adversité, simulent la niaiserie pour se protéger, apparait comme une menace aux forts. Elle réside dans l’éphémère et ne possède pas d’image d’elle-même. Les tactiques de la métis sont des permanences, des continuités reposant sur l’intelligence immémoriale. Une autre spécificité de la métis est qu’elle ne se reconnaît pas comme durable, elle est une arme qu’on jette après s’en être servie. Elle disparaît dans son acte comme perdue dans ce qu’elle fait, sans miroir qui la représente. Les sophistes sont les hommes grecs qui ont fait de la métis un véritable art de dire. Pour piéger leurs adversaires politiques dans leur propre filet, ils utilisent les figures de la rhétorique. Bien écrire, bien parler, plaire, persuader, la rhétorique des sophistes est un outil poétique de la vie publique. Ce sont les formes, les procédés, la richesse des tournures qui déconcertent les rivaux, les laissant interdits devant cette science des artifices, véritable catalogue pratique des jeux de langage.

La métis reprend aujourd’hui sa courbe. On redécouvre dans les crises que traversent la société contemporaine les vertus de la souplesse et du multiple, ici dans les tactiques de la vie quotidienne, là dans les récits et les « coups »  que les hommes modernes fomentent pour doubler la réalité ou résister à l’administration de la mécanique, enchâssée dans ses modèles de sécurité. La métis fait école. Plusieurs penseurs avertis du pouvoir exercé par le modèle de la cybernétique sur les façons de penser s’attachent à reformuler ces qualités ordinaires de l’ondoyante métis dont les artifices savants constituent un catalogue d’intelligence pratique répondant adroitement aux défauts des intelligences artificielles et leurs prétentions englobantes. Michel de Certeau, qui a consacré une part importante de son œuvre à la créativité ordinaire des gens de peu, souligne que la métis habite les pratiques microsociales, dans l’espace d’un quotidien irréductible. Elle dresse un inventaire de collages et de bricolages, détours par lesquels les usagers d’un système, à partir d’une donne qui leur est défavorable composent un jeu d’adresse qui leur permet de résister à la norme. Les Grecs, avec leur métis, riaient de leurs dieux et des choses sacrées. C’est leur humour et leur esprit qui a fait germer les grandes idées. Les hommes contemporains savent-ils rire des intelligences artificielles ? Sont-ils assez intelligents pour faire avec et les utiliser ? Evoquant le savoir des plus faibles, Michel de Certeau parle de production microbienne. Cette production relève plus de la physique quantique où à l’échelle nanométrique les matériaux se déforment. Dans « L’invention du quotidien » ( Edition 10/18. 1980 ), de Certeau, a su porter, au niveau de la politique du quotidien, la geste de ces marcheurs, bricoleurs, « métisseurs » et autres gens ordinaires, qui n’ont ni autorité, ni doctrine, ni institution, mais qui savent comment se réapproprier les espaces, résister, s’indigner. Les idées, le bric à brac des innovations viennent à 80% de ceux qui font, qui expérimentent, artisans, artistes, ouvriers, chercheurs, montrent les recherches sur l’innovation en entreprise.  Ainsi puisant dans la métis, le combat du faible est, à l’instar du geste du Juste, celui des usages, des détournements, des subtilités. « Mille pratiques inventives prouvent, à qui sait les voir, que la foule sans qualité n’est pas obéissante et passive. Ce ne sont pas les millions, ni même des milliards d’observations qui diront la liberté buissonnière par laquelle chacun tâche de vivre au mieux l’ordre social et la violence des choses. Ce sera l’intelligence qu’on mettra à les exploiter » ( op.cit. L’invention du quotidien). Dévouement, détachement, mesure, autant de qualités humaines constitutives de la grandeur du petit.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

Catégorie(s)

A LA UNE