La fable de la liberté d’expression

Depuis la rentrée de septembre, je réponds tous les lundis aux questions de David Pujadas sur la chaîne d’informations continues LCI. Le 11 janvier, j’ai consacré la première partie de ce bloc-notes télévisuel à ce qu’il est convenu d’appeler l’affaire « Olivier Duhamel ». Le soir même, le compte Twitter « Balance ton média », spécialisé dans la manipulation a diffusé sur la toile un court extrait décontextualisé de l’émission. Des internautes ont aussitôt exprimé leur dégoût dans des messages d’une violence et d’une vulgarité extrêmes (« lui et sa mère, la pute qui l’a mis au monde par le cul : Finkielkraut » ; « je propose qu’on se rassemble pour brûler cet ordure de Finkielkraut » ; « il est temps que le COVID s’occupe de cette merde », etc… etc…). A midi, le patron du groupe TF1 décidait d’arrêter ma chronique. J’étais débarqué. En début de soirée le dirigeant qui m’avait engagé m’a dit au téléphone que le discours que j’avais tenu était contraire à « la ligne de LCI » (sic).

Aux lecteurs qui font peut-être parti du million de personnes ayant vu les images tronquées de l’émission, je voudrais résumer mon propos. Ainsi ils pourront juger sur pièces. Je suis même contraint de prendre la plume puisque LCI m’a livré en pâture à la haine en retirant l’émission de son site. J’ai commencé par rappeler la phrase du père d’Albert Camus : « un homme, ça s’empêche ». Si, saisi par une passion brûlante ou une pulsion irrépressible, Olivier Duhamel n’a pas pu, pas su ou pas voulu s’empêcher, il est totalement inexcusable. Ce qu’il a fait est très grave. En même temps, ai-je ajouté, notre époque dévore goulûment au moins un M le Maudit tous les trois mois. Au lieu de se gargariser sans fin de sa moralité supérieure, elle devrait commencer par se poser des questions sur son régime alimentaire. M le Maudit, je le rappelle, est un tueur de petites filles. Mais, comme le montre le film génial de Fritz Lang, quand la justice sort des prétoires, elle sort aussi de la civilisation même si le coupable est un monstre.

Pour connaître la vérité, la justice pénale passe par l’épreuve du contradictoire et elle fait des distinctions. Pour ce type de crimes, elle cherche à savoir, s’il y a eu ou non consentement de la victime. Сe consentement éventuel n’atténue pas la responsabilité de l’adulte, elle permet de la circonscrire : viol ? Atteinte sexuelle ? Et même dans ce cas, celui qui exerce une autorité morale sur l’adolescent encourt dix ans de prison. C’est parce que j’ai dit cela que j’ai été cloué au pilori sur les réseaux sociaux. Or il ne s’agissait nullement pour moi d’excuser Olivier Duhamel ni même de minimiser ses actes, je rappelais seulement l’état actuel du droit. Des associations réclament depuis quelque temps la présomption de non-consentement pour les mineurs de 15 ans. Elles n’ont jusqu’à présent pas obtenu satisfaction car les juges veulent garder leur pouvoir souverain de statuer au cas par cas. Leur but, je le répète, n’est évidemment pas de chercher des circonstances atténuantes mais de caractériser le crime et de prononcer la peine la plus adéquate possible. Sous le coup de l’émotion, la loi va sans doute changer demain. Beaucoup s’en réjouiront comme d’une avancée décisive. Je ne suis pas sûr pour ma part, que l’uniformisation des expériences soit vraiment un progrès. Les Grecs appelaient phronesis l’intelligence des situations particulières. Cette sagesse pratique est au cœur de la justice pénale. Et elle est de moins en moins tolérée par une époque en proie à ce que Michelet appelait « la furie de la pitié » et qui voit dans la présomption d’innocence un affront à la souffrance des victimes et dans les minuties de la justice des entraves scandaleuses à la justice véritable. Bref, la justice pénale fait des distinctions, la justice médiatique abolit toutes les distinctions et prononce, sans qu’il y ait débat, la peine capitale. Même la différence entre l’enfant et l’adolescent ne survit pas à ce grand effacement compassionnel. Enveloppant son voyeurisme dans la noblesse de la cause défendue, cette justice veut tout savoir des turpitudes intimes des gens célèbres et elle ne veut rien savoir de la spécificité du crime qui suscite sa colère vengeresse. Elle n’a pas de temps à perdre avec les énigmes de l’existence. La justice hors des prétoires n’est pas une réflexion, c’est un instinct et cet instinct, pour s’épanouir, a besoin de s’émanciper de la discipline du droit. En parlant comme je l’ai fait, je n’ai, à aucun moment, pris le parti d’Olivier Duhamel ni voulu « relativiser » ses actes comme l’a dit une journaliste du Monde, j’ai pris le parti du droit contre l’instinct de justice. Visiblement, l’instinct l’a emporté. J’en subis les conséquences. Mais c’est surtout une mauvaise nouvelle pour la civilisation.

Il y a un an, après une attaque à la hache devant les anciens locaux de Charlie Hebdo, tous les grands médias dont le groupe TF1 ont publié une tribune proclamant leur attachement indéfectible à la liberté d’expression. Ce texte est une fable et même une farce. La censure ne s’exerce plus sur la presse, elle émane des patrons de presse. Ce n’est pas, comme on le répète à satiété depuis le début de la pandémie, le pouvoir politique qui est liberticide, c’est un pouvoir médiatique lui-même esclave de l’hystérie du temps. 

Alain Finkielkraut