par Yan de Kerorguen

 

 

Force est de constater, au regard de l’amplification médiatique du phénomène des gilets jaunes, que le spectacle de la violence produit des effets de sidération-fascination-répulsion qui empêchent de fonder un jugement serein sur les causes et le fonctionnement de ce mouvement. La particularité des gilets jaunes est d’être fortement marquée par les réseaux sociaux et donc d’être soumis à toutes sortes de manipulations. Mais cette irruption sociale inédite ne doit être ni sous-estimée, ni sur-estimée, car elle constitue le symptôme de quelque chose qui pourrait bien impacter fortement notre avenir politique, français et européen. Je crains qu’une des premières conséquences de cette colère sociale est que, au lieu de susciter un débat fécond, elle sème la discorde entre Français et divise la nation.

 

Un peuple Facebook ?

 

Tout est en effet parti d’une simple pétition sur Facebook contre l’augmentation des taxes et la fin de l’avantage gasoil annoncé en septembre 2018. Les internautes se sont ensuite répandus sur les réseaux sociaux pour affirmer bien d’autres revendications à géométrie variable, difficiles à énumérer, du prix de l’essence à l’augmentation des salaires en passant par le pouvoir d’achat, le RIC référendum d’initiative citoyenne et la démission du président. Difficile de cerner avec précision la dimension sociologique de ce mouvement aux exigences si variées. Les « gilets jaunes » ne forment en effet pas un mouvement homogène, et ne portent pas une parole monolithique. prétendent représenter les exclus de l’espace public qui n’ont pas voix au débat et qui grâce à la lutte collective peuvent prendre la parole. Ils se présentent comme des gens ordinaires, opprimés, en lutte contre une élite hautaine et corrompue, même si bon nombre d’entre eux ne sont ni pauvres ni opprimés. La plupart sont employés, abstentionnistes, retraités, jeunes sans emplois, déclassés, invisibles, anonymes, mais aussi artisans, patrons de PME, chausseurs et conducteurs de 4×4. Soit à peu près un échantillon représentatif de ce qui constitue la France profonde. Ils sont 64%, à rejeter les organisations syndicales. 81% pensent que les partis politiques n’ont pas leur place dans le mouvement. 33% se déclarent ni de gauche, ni de droite.

Le fait que ce mouvement soit né sur internet n’est pas indifférent à sa nature et à ses dérives. Polyphonique, protéiforme, marqué par des revendications contradictoires, il témoigne de la versatilité des opinions, de la banalisation des rumeurs sur la toile. Facebook est ainsi devenu un « outil d’opposition » particulièrement redoutable dont témoigne la sympathie accordée sur internet aux gilets jaunes. C’est ainsi que la puissance des réseaux sociaux paraît plus forte que la mobilisation effective.

Depuis plus de dix ans, une véritable industrie du mentir vrai s‘est installée en ligne, utilisant les ressorts de la technique et les tours de passe-passe rhétorique, informations tronquées, calomnies, rumeurs, complotisme. Au royaume des aveugles, la déraison des menteurs est une lumière qui permet aux ignorants de voir et aux extrémistes radicaux de prospérer. Des centaines de milliers de pages Facebook alimentent les usines à fausse information qui diffusent des théories complotistes et des canulars comme des faits avérés. Internet et ses centaines de sites de divertissement spécialisés dans la reprise de blagues se faisant passer pour des infos est en passe de devenir la première source d’information des Français, juste après la télé.

L’espace internet représente aujourd’hui l’opinion d’à peu près les trois quarts des Français. L’information traditionnelle, presse écrite et audivisuelle, se contente du quart restant de la population. Selon les spécialistes de l’univers du world wide web, nous ne parvenons à détecter que 50 % des mensonges auxquels nous sommes quotidiennement exposés à travers les sites en ligne. L’information émise par les professionnels des médias est en compétition directe avec les fausses nouvelles des blogers. La diffusion des fake news par des hackers habiles dotés de logiciels malveillants est désormais massive. Elle compromet le déroulement de la vie démocratique. Dans l’espace dérégulé de la radicalité qui prolifère sur internet, ceux qui parlent le plus fort sont les plus écoutés. La structure sociale des réseaux sociaux, produit des façons de voir simples et immédiates. Vous êtes d’accord, vous likez. Vous ne l’êtes pas, et vous pouvez proférer des insultes sans que vous soyez inquiétés.

Autre caractéristique pernicieuse des réseaux sociaux, les algorithmes en usage ramènent toujours au même endroit. « On se laisse alors guider par des croyances étayées par des biais cognitifs auxquels notre cerveau est enclin, à commencer par le biais de confirmation, qui incite à aller rechercher d’abord les informations qui vont dans notre sens  » explique Gérald Bronner, auteur de « La démocratie des crédules » ( PUF). Les algoritmes nous dirigent ainsi vers des individus qui nous ressemblent et dont les propos confortent nos idées. Cela créé un fort sentiment d’identité. Ainsi chez les gilets jaunes, Facebook produit un effet d’enfermement, de radicalité et de puissance. Ce sentiment d’identité est amplifié par l’impact visuel de l’uniformité du gilet jaune.

Dans ce mouvement spontané, sans leader et sans organisation, les administrateurs de groupes Facebook ont pris le rôle de porte-paroles, en concurrence avec d’autres administrateurs d’autres groupes. Un internaute anonyme, à lui seul, grâce à son blog, peut faire bouger beaucoup de monde. Il n’y a pas de gardes fous sur la toile et pas de limites dans l’outrance. On peut tout voir, tout dire, à tout le monde, en un rien de temps. La délation, le lynchage verbal, les théories conspirationnistes y vont bon train, en temps réel. Pas besoin d’entraînement pour pratiquer l’insulte, l’humiliation, l’atteinte à l’honneur, et le mépris. C’est si simple quand on est anonyme sur twitter. Un vrai embrouillamini mental où maîtres menteurs et plates-formes internet s’arrangent à qui mieux mieux pour créer la confusion et jeter le discrédit.

Ironie de l’histoire. Les gilets jaunes sont des fournisseurs de données bénévoles pour les superstructures que sont les géants du numérique, ceux-là même qui échappent aux règlements européens sur les taxes, alors que les petites entreprises payent plein pot.  Depuis le blocage des rond-points, la croissance du trafic en ligne, liée à la mobilisation des gilets jaunes, fait ainsi les affaires de Facebook, Amazon et autres géants du commerce en ligne. Ces derniers sont les grands gagnants des manifestations de gilets jaunes. Les grands perdants sont les petits commerces et les artisans. Pourquoi donc, les gilets jaunes n’exigent-ils pas que ces « profiteurs » soient imposés pour financer les demandes des manifestants ? Une taxation normale de ces géants procurerait plusieurs milliards d’euros, bien utiles pour remplacer en France l’augmentation des taxes et financer l’inéluctable transition écologique. Curieusement cette mesure de justice fiscale est absente des revendications.  Etrangement, les hauts dirigeants et les majors de l’industrie, muets sur le conflit,  ne font pas partie de leurs cibles. Ils sont pourtant en première ligne pour contribuer à l’augmentation des salaires et à l’amélioration des conditions de vie. En vérité, la cible, c’est l’état et la représentation nationale!

La police des rond-points

Chacun se souvient de ce sketch de Raymond Devos sur les carrefours giratoires. Dans ce sketch la route par laquelle on arrive, comme les trois autres rues, est à sens unique : on peut entrer sur le rond-point, mais pas en sortir. «  Monsieur l’Agent ! Il n’y a que quatre rues et elles sont toutes en sens interdit. Il me dit : » Je sais…c’est une erreur. » Je lui dit « Mais alors…pour sortir ?… » Il me dit  » Vous ne pouvez pas ! » , « Alors ? Qu’est-ce que je vais faire ? », « Tournez avec les autres », « Ils tournent depuis combien de temps ? », « Il y en a, ça fait plus d’un mois. », « Ils ne disent rien ? », « Que voulez-vous qu’ils disent !…ils ont l’essence…Ils sont nourris…ils sont contents ! » (R.Devos)

Dans l’imagerie traditionnelle, le rond-point représente le mouvement. A la fois départ et arrivée de plusieurs voies de circulation. C’est sur ces voies circulaires qui, en temps normal , sont décriées par les automobilistes pressés, que les gilets jaunes campent et se relayent jour et nuit pour bloquer les routes. Mais ces carrefours giratoires sont aussi le symbole de l’indécision, de la contradiction, entre absurdité et bon sens, quand plusieurs voies sont possibles et qu’on ne sait vers laquelle s’engager. En occupant les carrefours, les gilets jaunes empêchent l’accès à d’autres voies. Ils obligent les conducteurs à tourner en rond ou à stopper pour montrer patte blanche.

Carrefour de l’ambiguïté et de la dissension, le lieu de ralliement des gilets jaunes est marqué par l’ambivalence. D’un côté, un rond-point de la fraternité où se reconstitue du lien social et de la convivialité. Certains y trouvent un espace de solidarité qu’ils ne trouvent pas là où ils vivent. Le terre-plein central se transforme en place publique, café de village et lieu possible de discussions entre conducteurs et gilets jaunes. De l’autre côté, rond-point de l’hostilité avec nombre de phénomènes d’intolérance : obligation faites aux automobilistes de signer une pétition de soutien, astreintes à montrer son gilet jaune, ordre de klaxonner pour déboutonner sa sympathie, refus de discuter avec ceux qui ne partagent pas leur opinion, blocage des livraisons de journaux  critiques à leur égard, radars vandalisés. Pour régler la circulation sur les rond-point, les gilets jaunes se sont montrés particulièrement zélés, mais pas toujours à la hauteur du code de bonne conduite, accordant des droits ici, prononçant des interdits là, faisant la loi. Les dérives racistes et xénophobes, les relents de haine ont été fréquents, dénaturant le mouvement.

La contradiction est intrinsèque au mouvement qui refuse de se doter de représentants pour négocier. De façon anonyme, les plus véhéments n’hésitent pas à menacer de mort les gilets jaunes modérés qui se résolvent à discuter avec les autorités publiques. La menace s’étend à la presse et aux parlementaires dont certains ont été directement ciblés dans leur vie personnelle. Mépris des syndicats et corps intermédiaires, menaces à la presse, rejet de la classe politique en termes agressifs et humiliants. Autre piège qui guette l’avenir de ce mouvement: la récupération par les partis extrémistes. Parti des Insoumis et Rassemblement national y font leur fromage. Qu’on ne s’y trompe pas; plusieurs porte-paroles auto-désignés sont en fait des militants identitaires éprouvés!

La tentation nihiliste et autoritaire

Quel est l’avenir de ce mouvement social? La fin d’un mois signifie parfois la fin d’un monde. Les gilets jaunes éprouvent le sentiment confus d’être des moins que rien, en fin de cycle, sans avenir. Peut-être les derniers représentants d’une époque. Ils ne croient plus vraiment en rien et ne savent plus à quelle société ils appartiennent. Pour la première fois, la  question sociale fusionne avec la question de l’identité.  Inédit! Le phénomène traduit les soubresauts d’un monde en voie de disparition, sacrifié sur l’autel des robots et de la mondialisation. Tocqueville observe, en parlant de ses contemporains américains que « aussitôt qu’ils ont perdu l’usage de placer leurs espérances à long terme, ils sont portés à vouloir réaliser leurs moindres désirs, et il semble que du moment où ils désespèrent de vivre une éternité, ils sont disposés à agir  comme s’ils ne devaient exister qu’un seul jour« . Aussi les manifestants se raccrochent-ils à ce qui paraît éternel, la mystique du Peuple, de la Résistance ou de l’Insurrection. Un peu exagéré tout de même!

Arrive un moment où la rhétorique insurrectionnelle s’épuise, quand aucune régulation n’intervient, quand l’intermédiation se fait attendre et quand le  mouvement essouflé se divise laissant au désordre le soin de donner le cap. Alors la tentation autoritaire prend le dessus. L’obsession paradoxale des gilets jaunes à ne vouloir s’adresser qu’au Président, avec menaces glaçantes ( échafaud, pendaison..) tout en réclamant sa démission, traduit un idéal politique en phase avec le totalitarisme. On connaît le genre de système qui peut émerger de cette dérive: le système autoritaire. Le scénario à l’italienne est présent dans les esprits. La ressemblance avec le mouvement populiste 5 étoiles est vérifiable en de nombreux points :  naissance sur internet, défense des méprisés et des déclassés, refus des taxes, rejet de la classe politique, ni droite ni gauche, racisme et xénophobie, absence de programme et de propositions concrètes, appel à la démocratie directe, et …choix de la couleur : le jaune !

Une chose est sûre, la question de la vérité ne coïncide jamais avec celle de l’ordre social, aussi authentique soit-il. Telle est l’impasse des rond-points qui se veulent des places publiques. Tout l’enjeu est de parvenir à sortir de la discorde par le débat démocratique, en réintroduisant dans le jeu politique les corps intermédiaires, dans l’espoir d’une concorde citoyenne. Le grand débat public annoncé bien tardivement par le gouvernement, alors que Laurent Berger de la CFDT l’avait dès le début des blocages proposé, constitue un des chemins pour sortir des rond-points. Moment de vérité qui nous en dira plus sur la réelle implication politique des gilets jaunes et sur les promesses incertaines d’une démocratie participative. En attendant, la Grande récup a commencé. Dans les starting blocks: Mélenchon, Le Pen, Dupont Saint-Aignan, Wauquier, Philippot…   Bbrrrrr!!!

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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