Dès sa création, en 1996, Place Publique affirmait sa volonté de « promouvoir et valoriser toutes les idées, les actions et les projets susceptibles de redonner à chacun confiance en sa capacité à maîtriser sa propre vie et l’avenir de la société » [ [Charte de Place Publique ]]. Une invitation à « changer de lunettes » pour voir les énergies positives à l’œuvre. Dix ans plus tard, où en sommes-nous ? Vertus et limites, politiques et journalistiques, de cette approche « positive ».

« Pour un nouvel optimisme ». C’était le titre du premier éditorial de Cité, magazine conçu en même temps et sur les mêmes finalités que Place Publique et qui, hélas, disparut, lui, dès ce premier numéro (février 1997), faute de trouver les financements nécessaires pour le pérenniser. « Le monde se façonne aussi en fonction de la manière dont on le voit », affirmions-nous dans le même édito. Une invitation à « changer de lunettes » pour ne plus voir la société seulement à travers le prisme de ce qui ne va pas, mais aussi avec la lorgnette des signaux porteurs d’un avenir meilleur. Dix ans plus tard, Cité n’est plus qu’un souvenir. Mais Place Publique est toujours là, témoin de la volonté de l’équipe fondatrice de porter un regard neuf sur le monde pour mieux le transformer.

Le bilan de ces dix années, aujourd’hui, ne peut être que politique – au sens large, ou noble, du terme – et journalistique à la fois. Car les deux facettes ont toujours été indissociables dans notre projet.

Citoyens engagés, nous avons toujours cherché quels modes d’action et d’intervention pouvaient se révéler efficaces pour aller vers une société plus juste, plus solidaire et plus démocratique. Journalistes, nous n’avons cessé de nous demander comment la production de l’information pouvait servir la citoyenneté, c’est-à-dire favoriser « la capacité des personnes à participer au plus près à l’élaboration des décisions qui les concernent, à tous les niveaux et dans tous les domaines de la vie en société ? » [ [« Médias et citoyenneté: un cocktail impossible ? » ]]. Enfin, cette vision d’une « information citoyenne » était elle-même assise sur un certain nombre de présupposés, éthiques, philosophiques ou simplement humains.

De ces présupposés, que reste-t-il après dix ans de pratique ? Certains semblent toujours valides, ne demandant qu’à être approfondis ou systématisés. D’autres, en revanche, posent question, car les impasses auxquels ils pouvaient conduire ont été, depuis, mises en lumière. C’est la loi de la vie : expérimenter et, en découvrant et reconnaissant ses erreurs et limites, savoir corriger le tir. Pour rebondir et connaître dix années d’un nouveau développement, Place Publique a sans doute besoin de revisiter ses fondamentaux. Ce texte entend ouvrir quelques pistes de réflexion en ce sens.

Des intuitions valides

1. Une co-production de l’information est possible

Nous n’avons jamais nié que le journalisme soit un métier bien spécifique, assis sur des compétences particulières. Mais la production de l’information – activité bien plus large que le seul journalisme – concerne une multiplicité d’acteurs, économiques, politiques, sociaux, culturels…

Conscients du fossé qui se creuse entre les médias et les citoyens, nous avons cherché à jeter des passerelles entre les deux mondes, afin d’éviter que ne se fige un antagonisme fait de défiance, d’arrière-pensées et d’idées reçues mutuelles. De cette intuition initiale sont nés des outils concrets, qui ont prouvé leur validité au fil de ces dix ans.

Ainsi, les Places publiques locales montrent qu’une collectivité locale peut se lancer dans une démarche de co-production de l’information avec les citoyens et les acteurs associatifs. De même, nos « conférences de rédaction ouvertes » sont devenus l’un des fondements de l’identité de Place Publique.

2. L’information citoyenne se décline en pratiques concrètes

Ces pratiques, ce sont déjà, précisément, les conférences de rédaction ouvertes. Le principe ? Chacun – qui veut ! – vient avec ses idées d’articles, de sujets à traiter, de thèmes à débattre, de contacts à partager… Tous ensemble, nous construisons le sommaire d’un magazine en ligne, un vrai magazine et non un simple « café du commerce » ou un espace d’expression libre.

La conférence de rédaction ouverte permet ainsi un double mouvement. D’un côté, les journalistes s’ouvrent à des préoccupations, des manières de voir ou de penser, des interrogations issues de la société civile mais peu usuelles au sein des rédactions. En sens inverse, ils aident les non-professionnels à affiner leurs sujets, à leur associer un angle et un mode de traitement, à trouver les contacts pertinents… bref, ils transmettent leurs techniques, mais aussi leurs contraintes et leurs exigences (rédactionnelles ou éthiques) à des citoyens ordinaires.

Ces pratiques, ce sont aussi des modes de travail inédits pour déterminer les sujets, les angles et les modes de traitement. Nous avons ainsi identifié trois fonctions principales d’une information citoyenne [ [« Médias et citoyenneté: un cocktail impossible ? » ]] : cultiver l’esprit critique et promouvoir la diversité (afin de s’opposer à toute imposition d’une « pensée unique ») ; pousser les lecteurs-auditeurs-téléspectateurs à l’action (pour ne pas se complaire dans la passivité et la résignation) ; et devenir un outil du débat public démocratique. Ces trois fondements se déclinent eux-mêmes en pratiques concrètes, preuve, là encore, qu’un autre journalisme est possible, susceptible de contribuer à la démocratisation de nos sociétés.

3. La priorité politique consiste à créer du lien social

Petites ou grandes, locales ou mondiales, personnelles ou collectives, caritatives ou politiques… nous n’avons jamais cherché à hiérarchiser les initiatives de citoyenneté. Car la capacité de transformation, sociale et politique, est toujours présente dans une expérience dès qu’elle tente d’être cohérente avec ses hypothèses de départ. Et agir dans l' »ici et maintenant » est parfois plus pertinent que les projections dans un avenir meilleur.

Les dégâts qui affectent aujourd’hui Attac – qui a pourtant semblé, des années durant, l’un des mouvements les plus prometteurs traversant la société française – le prouvent : construite pour créer du politique « non partidaire », et ayant rencontré l’adhésion enthousiaste de nombreux citoyens sur cette base-là, Attac se trouve désormais engluée dans le même type de conflits que les partis. Moralité : la cohérence est tout aussi importante que la taille d’une expérience.

Autre intuition initiale de Place Publique : la mission que nous nous étions donnée de mettre en contact les initiatives citoyennes les unes avec les autres, de les faire échanger et débattre, bref de créer du lien au sein d’un univers dont les principaux protagonistes ont parfois tendance à s’ignorer. Surtout dès que l’on veut mélanger les différents domaines d’intervention : les militants de l’humanitaire connaissent rarement les acteurs de l’économie sociale et solidaire, lesquels ne fréquentent guère les artisans de la coopération internationale, et ainsi de suite.

En affirmant sa volonté de rester généraliste, en refusant de se spécialiser dans telle ou telle sphère, Place Publique a confirmé que sa vocation était bien de créer du lien entre les différents univers et leurs acteurs. Nous ne sommes pas si nombreux à le faire: cela mérite d’être poursuivi.

4. La confiance est au cœur de tout processus transformateur

Notre « optimisme » avait un dernier fondement, politique celui-là, que nous avions du mal à formuler au départ mais que l’expérience, ultérieure, des Forums sociaux mondiaux nous a aidés à expliciter. Très vite, il nous est apparu que la dynamique des Forums s’inspirait d’une approche similaire à celle que, bien modestement, nous nous efforcions de faire vivre à notre échelle: miser sur les « spirales vertueuses ».

Plutôt que de mettre l’accent sur les processus d’aliénation et de fausse conscience, le processus du FSM parie sur la capacité des personnes et des groupes d’aller vers le partage, la justice, la solidarité, la coopération… Certes, l’homme peut être « un loup pour l’homme », mais il peut aussi, dans certaines situations, faire émerger le meilleur de l’humanité [ [« La rupture de Porto Alegre » ]]. Bien que l’on promette régulièrement son essoufflement, le mouvement altermondialiste continue d’aller de l’avant et d’élargir son assise géographique. Cela prouve les vertus de ce pari sur les spirales vertueuses.

Des limites aux impasses

1. Le positif, c’est toujours de la com’

« Positivez » : c’était le titre d’une campagne de pub proposée par Carrefour. Ces dix dernières années, ne le cachons pas, ont aussi été marquées par le développement de la « positive attitude » : pas de vagues, pas d’aspérités, surtout pas de sujets « anxyogènes » pour les lecteurs…

Dans un récent livre, L’information responsable [[Editions Charles-Léopold Mayer, mai 2006, 18 €.]], où il propose des mesures concrètes pour favoriser l’avènement d’un journalisme citoyen, Jean-Luc Martin-Lagardette s’efforce, dans un tableau particulièrement instructif, de montrer en quoi les critères de la presse se distinguent de ceux de la communication (pp. 84-86). Le verdict de l’une des cases de ce tableau est sans appel: à la com’, qui promeut une information « positive », la presse doit opposer une information critique, c’est-à-dire à la fois négative et positive.

Cette tendance à l’optimisme naïf, béat ou bêlant serait-il l’apanage du monde de l’entreprise et de la pub ? Pas sûr, car il croise un vieux fond du militantisme de gauche qui, depuis des décennies, nous a enjoints de « ne pas désespérer Billancourt » (phrase de Jean-Paul Sartre devant les usines Renault en grève en mai 68). Autrement dit, les militants se donnaient pour obligation – quels que soient leurs états d’âme personnels – de faire passer un message optimiste à la classe ouvrière.

Cette conception repose sur une séparation radicale du militant et du citoyen – le premier ayant naturellement le pouvoir sur le second – qu’il nous semble urgent – en raison même des dérives qu’elle a générées hier – de dépasser aujourd’hui. Si nous sommes tous, pareillement et à égalité, simples citoyens et simples humains, nous avons le droit – si tel nous semble la réalité du monde – de « désespérer Billancourt »…

2.Il n’y a pas que des solutions dans la vie

L’information positive prend parfois un autre nom : celui d’information « porteuse de solutions ». Il ne s’agit plus d’affirmer que tout va bien, mais de montrer que tout problème est susceptible de trouver une issue positive. Cité et Place Publique se sont clairement inscrits dans cette logique. Ainsi, quand le numéro 1 du magazine papier titrait l’une de ses enquêtes « On peut faire reculer le Front national », il s’agissait de montrer que la montée du parti de Jean-Marie Le Pen n’était pas inéluctable et que, plutôt que de pronostiquer à l’infini de nouvelles victoires du FN, on ferait mieux d’analyser les endroits – même rares – où il avait déjà reculé pour en tirer des leçons généralisables.

Aujourd’hui, si nous ne récusons pas cette logique de « recherche de solutions », il nous semble nécessaire d’y apporter quelques bémols. Et de pointer, pour commencer, les risques qu’il y aurait à prétendre que tout problème a une solution à portée de main. Mieux ne vaudrait-il pas commencer par admettre que certains problèmes, en l’état actuel, n’ont pas de solution ?

Dans un autre domaine, les techniques du théâtre-forum permettent de comprendre la différence entre « apporter des solutions » et « s’entraîner à l’action transformatrice ». Dans un spectacle de théâtre-forum, toute scène est jouée une première fois pour montrer les enjeux d’une situation. Elle est ensuite rejouée, et chaque spectateur est invité à dire « stop », puis à venir sur scène tenter d’infléchir le cours des choses. Les interventions se succèdent les unes les autres construisant ainsi un débat sur les stratégies possibles.

Il doit en être de même pour l’information citoyenne : il ne s’agit pas d’apporter une solution « clés en mains », mais de dévoiler la réalité et ses enjeux, d’éclairer les stratégies, d’ouvrir le débat sur ce qu’il est possible – et ce qu’il n’est pas possible – de faire dans une situation concrète.

3. Le processus de destruction continue

En dix ans, les initiatives citoyennes et solidaires ont suscité une véritable effervescence, en France et dans le monde. Cela a-t-il suffi à enrayer la course folle vers la marchandisation généralisée, l’accroissement des inégalités, la montée des intégrismes, l’accélération des dégâts écologiques ? La vérité oblige à dire que non. Même une dynamique aussi inespérée que celle des Forums sociaux mondiaux n’a pas suffi à inverser le cours des choses. Sans doute avons-nous surestimé les capacités de la dynamique sociale et citoyenne internationale. Ou, plutôt, sous-estimé les extraordinaires capacités du système.

De même, les processus de (re)connaissance mutuels et de liens renforcés entre les différents acteurs et réseaux ont été indéniables au cours de ces dix ans. Ils ne suffisent pas, alors que les gouvernements de droite successifs ont largement amputé le soutien au monde associatif, à organiser la résistance et la solidarité. Du coup, de nombreux militants se retrouvent confrontés au même sentiment d’impuissance et d’essoufflement qu’il y a dix ans. Tout cela pour rien ? Sans doute faut-il accepter que nous sommes dans une époque « obscure », sur la durée. Et, comme nous y invite le philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag, « se poser la question d’agir aujourd’hui en acceptant l’idée que ce ne sont pas les individus qui font l’Histoire? » [Voir le site du [Collectif Malgré Tout ]]. Mais rompre avec le mythe de la toute puissance n’est jamais facile, ni individuellement ni collectivement.

4. La bonne volonté ne suffit pas pour réguler l’information

Sans doute avons-nous pensé, au départ, que la bonne volonté des journalistes était la meilleure des garanties possibles pour mettre en œuvre une information citoyenne. C’est privilégier l’approche individuelle, éthique, au détriment des déterminants, économiques, sociaux, technologiques ou politiques. Dans un paysage médiatique dominé par les marchands d’armes, la bonne volonté et la responsabilité individuelle, toutes nécessaires qu’elles soient, ne sauraient suffire. A moins de se contenter de quelques oasis d’information citoyenne au milieu de déserts d’information formatée.

Acteurs d’un journalisme « alternatif », nous ne pouvons pas nous désintéresser pour autant des tendances et contraintes qui affectent l’ensemble du paysage médiatique. C’est d’ailleurs le sens de l’engagement de Place Publique au sein de l’Alliance internationale de journalistes, fondée à la suite des Forums sociaux mondiaux de Bombay et Porto Alegre. Ensemble, nous réfléchissons à toutes les formes de régulation (sociétés de rédacteurs, associations des lecteurs, conseils de presse, critères de responsabilité sociale et environnementale des entreprises de presse…) susceptibles de rendre l’information plus équitable et responsable.

Au sujet de Philippe Merlant

Journaliste professionnel depuis 1975 (France Inter, L’Equipe, Libération, Autrement, L’Entreprise, L’Expansion, Tranversales Science Culture et aujourd’hui La Vie) et co-fondateur du site Internet Place publique, Philippe Merlant travaille depuis 1996 sur les conditions d’émergence d’une information « citoyenne ». Il a été le co-auteur ou le coordinateur de plusieurs livres collectifs, notamment : Histoire(s) d’innover (avec l’Anvar, Paris, InterEditions, 1992), Sortir de l’économisme (avec René Passet et Jacques Robin, Ivry-sur-Seine, Editions de l’Atelier, 2003) et Où va le mouvement altermondialisation ? (avec les revues Mouvements et Transversales, Paris, La Découverte, 2003).

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