La révolution post-industrielle des usines automatisées s’opère en silence*. Et la bonne nouvelle c’est que, dans les pays développés, le problème de la compétitivité et de la concurrence avec les pays émergents est en train de se résoudre. La mauvaise nouvelle, c’est que ce problème de compétitivité sera résolu sans les ouvriers. Pendant qu’on nous parle de la ré-industrialisation, qui ne créera que peu d’emplois, et de la compétitivité, destinée à faire pression sur l’ensemble des salaires (ceux des ouvriers étant à terme condamnés), la révolution post-industrielle s’opère déjà discrètement, sans débat public.

De petites usines automatisées, installées près des nœuds de communication. Des petites usines très spécialisées, pour réussir la meilleure automatisation possible. Et des usines petites, pour que les investissements soient accessibles à l’initiative individuelle d’entrepreneurs de PMI-PME. Tel est le scénario Il ne s’agit pas d’exclure les Etats (qui peuvent prendre des mesures incitatives) ou les grands groupes (qui ont déjà des filiales automatisées et en créent de nouvelles), mais il faut que le changement puisse venir de la base pour concerner tous les secteurs de production, tous les territoires, toutes les ressources et tous les produits. Le but : occuper des niches de l’économie mondiale en créant, à jet continu, des produits bien conçus et peu chers. Pourquoi un réseau européen ? Pour bénéficier des ressources nombreuses et diversifiées, à une échelle continentale de proximité, grâce aux nœuds de communication.

Les usines automatisées existent déjà par milliers dans le monde

Pour le constater il suffit d’entrer « usines automatisées » dans Google pour avoir des centaines d’exemples très divers qui vont de la multinationale à la PMI-PME. Voyons quelques-uns de ces exemples.

La première occurrence est une page du site Alibaba.com, qui concerne la vente d’une usine de mortier, entièrement automatisée, et livrée clefs en main en 4 mois par la China Coal Rainbow Machinery Equipment Co., Ltd. Les capacités de production proposées vont de 100 000 à 400 000 tonnes par an et l’offre comprend un service après-vente. On peut joindre directement le commercial par email, pour un devis en 24h, selon les quantités de mortier à produire. Suivent d’innombrables autres exemples. Siemens (Munich) et Fives Groupe (Lille) produisent des usines automatisées dans le monde entier. Michelin a automatisé sa fabrication de caoutchouc synthétique. Le ministère du Redressement productif nous présente l’usine automatisée d’embouteillage de Coca Cola, située à Grigny (91), pour promouvoir le poste de « conducteur d’installations automatisées » (accessible avec un bac pro). La société Delkor (du groupe australien Tenova) présente ses usines automatisées dans le domaine de la séparation solide/liquide pour les marchés minéraux de produits chimiques et industriels, qu’elle vend à l’échelle mondiale. Le groupe chinois CBE propose ses usines automatisées de pièces en béton pour les chantiers de métro, routes, chemin de fer, transport de fluides, ports, aéroports, etc.

Et la liste de continuer interminablement : maisons en bois (energiehome.eu), modules photovoltaïques (BISOL Groupe, investissement de 2 millions d’euros à Chambéry) ; porcelaines Guy Degrenne à Limoges ; Sidel.fr et de ses boissons au Mexique ; fonderie des Fabrications Automatiques Gerbelot en Haute Savoie (coût : 4 millions d’euros) ; production automatisée de panneaux solaires du groupe Fonroche (implanté sur la commune de Roquefort dans le Lot-et-Garonne) ; la RATP, qui a automatisé les lignes 1 et 14 du métro parisien, etc., etc., etc. Des milliers de pages web, pleines d’exemples d’industries et de produits automatisés. Tout cela sans compter l’automatisation du commerce et des services sur Internet.

Notons qu’il n’y a pas seulement des usines automatisées, il y a aussi des entreprises spécialisées dans la fourniture d’usines automatisées ! De grands groupes anglo-saxons, chinois, allemands, français, etc., couvrent l’ensemble des secteurs industriels avec des systèmes industriels intégrés, des solutions logicielles, des services d’après-vente, de formation, d’assistance. En intégrant ces projets à leur politique industrielle, les Etats pourraient inciter ces créateurs d’usines automatisées à intégrer, dès la conception, les apports du développement durable, de l’économie circulaire et de l’économie positive (becitizen.com), qui anticipent le recyclage des ressources, des déchets et des matériaux pour gérer l’impact de l’industrie sur l’environnement. Aux Etats-Unis et au Japon, se développe le « light-out manufacturing » : des usines entièrement automatisées qui fonctionnent dans le noir. La révolution post-industrielle est déjà là !

La redistribution des richesses

Reste à repenser les emplois de demain. Et c’est bien là le problème ! La révolution post-industrielle augmente la richesse, mais elle détruit les emplois industriels. Tous les économistes, les experts et les journalistes spécialisés le savent. Tous savent également que les usines automatisées se multiplient. Or, dans la presse, vous trouverez bien quelques articles concernant ces usines automatisées, mais aucun article, aucun débat, sur les enjeux sociaux de cette mutation. Nous comprenons facilement que les propriétaires de ces usines restent discrets pour éviter de susciter des réactions sociales négatives. En revanche, il est difficile de croire qu’en Europe, la presse n’ait pas lancé le débat et, surtout, que les Etats n’aient pas intégré ce phénomène à leurs politiques industrielles et sociales. Serait-ce qu’en France, par exemple, l’Etat ne veuille pas désespérer Gandrange ? Ou encore les Bonnets Rouges ? Trop tard ! Serait-ce qu’on ne veuille pas dire la vérité : que c’en est fini des emplois non qualifiés dans l’industrie ? Pourquoi ne pas le dire, pour prendre le problème à bras-le-corps ? Prend-on les ouvriers pour des imbéciles ?

Pensons-nous qu’il faut continuer à mentir aux ouvriers sur une ré-industrialisation qui ne rendra jamais les emplois du passé, plutôt que de les former aux emplois et aux métiers de l’avenir ?
Dans un précédent article, je parlais de créer des emplois à partir de territoires boostés par la redistribution d’une partie des richesses créées par les usines automatisées. Les emplois de demain se jouent dans la proximité, et ce dans de nombreux domaines. D’abord, dans les services liés à ces usines automatisées. Nous avions cru que les services remplaceraient les industries, nous avons appris que les services se développent à partir des industries, comme nous le montrent les pays émergents qui déploient aujourd’hui leurs propres services. Ensuite, les emplois de demain se développeront aussi dans les services « classiques », dans les PME, le commerce, le bâtiment, l’artisanat, les professions libérales, le secteur associatif, l’économie solidaire, etc. Enfin, de nombreux emplois sont nécessaires dans le secteur public ! L’éducation, la recherche, la santé, la protection sociale, la création d’infrastructures, créent de la richesse, améliorent la vie des populations et stimulent la croissance !

Dans le résumé du scénario présenté aux Entretiens de Varsovie, j’écrivais : les Services Publics créent de la richesse ! Pour qu’une poussée économique globale de l’Europe soit possible, les États doivent l’accompagner en revitalisant tous les services publics pour améliorer l’existence des populations. Il faut réformer l’administration, notamment ses comportements régaliens et bureaucratiques, mais il faut aussi la renforcer. Pour avoir une population bien formée et motivée au travail, les services publics doivent fournir une éducation et une recherche de qualité, des soins médicaux performants, des aides sociales aux plus défavorisés, des retraites, etc. C’est une question de cohésion sociale : il ne peut y avoir d’effort collectif quand les inégalités sont fortes. Et, surtout, il faut cesser de voir les services publics comme des coûts : en nous éduquant, en nous soignant, en nous secourant, ils créent de la richesse. Les politiques de rigueur diminuent les dépenses publiques, alors qu’il faudrait les augmenter. Les Etats et les régions doivent aussi investir dans les meilleures infrastructures de transport et de communication pour que les citoyens et les entreprises puissent travailler le plus efficacement possible. En aidant les peuples à mieux vivre et à mieux travailler, les services publics augmentent le bien commun. Il n’y a pas opposition mais complémentarité entre les richesses produites par le privé et le public. Les deux tirent les populations vers le haut.

Mais dans le contexte européen d’une idéologie libérale d’austérité, les Etats peuvent-ils s’engager à redistribuer de la richesse ?

Ils n’en prennent pas le chemin. Souhaitent-ils avancer sur les questions du salaire universel ou du revenu universel, actuellement débattues par les économistes ? Certainement pas ! Dans cette crise de transition, les Etats sont en panne d’idées. Alors ils continuent de mentir, notamment sur la ré-industrialisation qui ne créera très peu d’emplois !

La révolution post-industrielle peut très bien se faire sans contrepartie sociale, en creusant encore les inégalités. C’est d’ailleurs ce qui est en train de se passer. Mais comment les entreprises pourraient-elles croître à long terme en appauvrissant les marchés dont elles dépendent ? Nous savons que les entreprises ont du mal à penser à long terme, au-delà d’un business plan. C’est donc à l’Europe, aux Etats et aux collectivités territoriales de mettre en œuvre les politiques sociales qui vont stimuler le développement des territoires et des emplois de demain.

Nous vivons une révolution post-industrielle silencieuse et, avant même de trouver les réponses aux questions sociales de demain, il faut nous assurer que le débat se déroule au grand jour. Faute de quoi, le rejet de l’Europe, des politiciens et des élites s’accentuera jusqu’au chaos.

* Cet article est déja paru sur le BLOG de Bernard Nadoulek . Nous remercions l’auteur de nous autoriser sa parution

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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ECONOMIE

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