Devenu célèbre avec l’album Le Chat du rabbin, Joann Sfar, auteur de bande-dessinée, a fait d’une histoire très singulière un conte universel. Portrait d’un dessinateur juif qui n’aime ni les clichés ni le folklore !

Quand Petit vampire va à l’école, la nuit, en compagnie d’enfants de monstres et de fantômes divers, il occupe la place d’un garçon prénommé Michel, élevé par ses grands-parents. Le matin, lorsque Michel retrouve sa place, il réalise à de menus signes laissés par Petit vampire qu’il existe un autre monde, peuplé de créatures étranges. Un monde où ceux qu’on aime continuent à vivre bien qu’ils aient disparu.

Les disparus, Joann Sfar, auteur de Petit vampire, n’hésite pas aujourd’hui à les évoquer. Et d’abord celle qu’il appelle encore à 32 ans sa « maman », et dont il raconte que « le créateur  » la lui a prise, alors qu’il avait seulement trois ans. Pas question, à l’époque, d’en parler. Et pour cause : on lui a fait croire pendant de longues années qu’elle était partie en voyage dans un lieu mystérieux, d’où il se demandait bien pourquoi elle ne pouvait pas lui téléphoner.

En allant chez Sfar…

Sfar, riche et célèbre depuis que le premier volume du Chat du rabbin, publié par Dargaud, s’est vendu à 65 000 exemplaires, reste modeste : quand on lui demande si cette bande-dessinée est un conte universel, il répond « non, c’est une histoire avec mon chat dedans ! « .

En allant chez les Sfar (Joann et sa femme Sandrina), on est en effet certain de rencontrer le chat du rabbin tel qu’en lui-même, acheté peu de temps avant la genèse de l’album.

Reste, la portée universelle des histoires de ce dessinateur juif est belle et bien présente. Rejetant  » le folklore « , Sfar s’énerve quand, par exemple, on l’invite sur un plateau de télévision en compagnie de la dessinatrice iranienne Marjan Satrapi, qu’il « adore », mais avec qui les journalistes ont voulu monter un tête-à-tête « juif-musulman ».

D’ailleurs, la scène du dernier volume du Chat du rabbin (L’exode), où l’on voit le personnage du vieux rabbin faire une orgie de charcuterie, se réfère pour lui avant tout à l’Histoire sainte, « où la transgression est un thème central, puisque les prophètes font régulièrement des conneries dans l’espoir d’avoir un signe, une réponse de Dieu ! « 

Il ne croit pas non plus que Le Chat du rabbin soit un album « plus juif que les autres ». Dans Grand vampire déjà (avec notamment le magnifique Mortelles en tête, paru chez Delcourt), il puisait dans une imagerie expressionniste « très ashkénaze(1) ».

De mère ashkénaze, et de père séfarade, il connaît bien le judaïsme. Son grand-père faillit être rabbin, avant de perdre la foi en perdant tous les siens en Pologne. Ce grand-père, qui devint finalement médecin, lui a transmis son érudition, et Joann a consacré sa maîtrise de philo, intitulée Le complexe du Golem (2), à la figuration chez les peintres juifs. Alors, quand il a vu La vérité si je mens, et réalisé que, pour beaucoup, la culture séfarade se résumait aux clichés sur le Sentier, il a voulu montrer à quel point « c’est une culture poétique, dont sont issues des figures comme le Golem, né en Espagne, et non à Prague ! ».

Lui qui n’a jamais mis les pieds en Algérie a décidé d’y situer l’intrigue du Chat du rabbin : son plus grand succès. Mais aussi l’album le plus exigeant, avoue le dessinateur, car l’intrigue ne recourt qu’en partie au surnaturel : « contrairement à mes autres séries, fait-il remarquer, les personnages évoluent. Le temps passe, et ils vieillissent… »

Vive le marché !

Débonnaire, Sfar se moque de lui-même quand il confie que la couverture de L’Exode était faite pour conquérir le marché pied-noir. Il provoque peut-être quand il se glorifie d’avoir vendu à Bouygues Télécom le personnage du chat comme animation payante pour téléphone portable ! Puis, il rappelle qu’il a grandi à Nice, où il n’y avait pas de festival de BD, et qu’il aime bien que « la démarche artistique se heurte à la réalité économique. Sinon, on tombe dans l’art subventionné ! Ma grand-mère était dans les fers et métaux après la guerre, raconte-t-il, et récupérait les armes des Allemands pour les vendre. Alors, les lois du commerce, je les respecte ». Même ses albums « les plus bizarres », ajoute-t-il fièrement, n’ont jamais fait perdre un centime à un éditeur.

Bizarres en effet certaines de ses histoires… Ainsi, Professeur Bell, sorte de Sherlock Holmes (il entretient la même habitude de se piquer avec une seringue), est en prise avec des mystères surnaturels, des clients impossibles, comme ce Mexicain à deux têtes, qui veut désespérément être heureux.

Des signes plein les albums

Dans l’œuvre de Sfar, se retrouvent des figures récurrentes appartenant à sa mythologie propre : l’homme-arbre ou ces belles revenantes en robes longues qui errent dans leur chambre. Là encore, Sfar reste pragmatique. Il a été un passionné de jeux de rôles, et a recyclé sa passion dans la série Donjon (écrite avec Lewis Trodheim, chez Delcourt). Aussi, dit-il, « quand j’invente un de mes bonhommes, je ne peux pas le laisser en plan. Je travaille les personnages de mes albums comme s’ils étaient des jouets, me demandant lequel je vais prendre aujourd’hui, et ce qui va lui arriver. »

Et pourtant, la signification intime de ses histoires ne lui échappe pas : « Le Chat du rabbin, c’est un peu moi. J’ai été un enfant interdit de certaines paroles et ça animalise beaucoup… »

Bavard, aimant parler au point de se contredire en quelques phrases, il cite Platon pour expliquer que ses histoires sont écrites d’avance quelque part dans un lieu dont il ignore l’emplacement… Avant d’évoquer son père, qu’il appelle également « mon papa », et qu’il compare au personnage du jeune rabbin, un peu rigide, et jalousé par le chat parce qu’il a séduit sa maîtresse.

Le monde de Joann Sfar est un monde bourré de sens et plein d’humour. Un univers parsemé de signes et de ruses qui s’insinuent jusque dans le contour des bulles quand Petit vampire et son alter-ego Michel, un orphelin baignant dans toutes sortes d’histoires que lui racontent ses grands-parents, évoluent dans des cases en forme de nuage.

(1) Juif originaire d’Europe centrale

(2) Golem : dans la tradition juive d’Europe orientale, Etre artificiel à forme humaine que l’on dote momentanément de vie en fixant sur son front le texte d’un verset biblique.

L’actualité de Sfar
Un dessin animé tiré de Petit vampire sera diffusé sur France 3 à partir de la rentrée 2004. Le troisième volume du Chat du rabbin – L’exode, chez Dargaud, est paru début octobre 2003. Le quatrième volume de Professeur Bell, Promenade des Anglaises, avec des dessins de Tanquerelle, chez Delcourt, est paru fin octobre 2003. Et un film tiré des aventures de Grand vampire, scénarisé par Sfar et sa femme Sandrina, est actuellement en projet. A lire également les six tomes de Pascin, chez L’association, dont le septième reste à paraître.

Au sujet de Naïri Nahapetian

Naïri Nahapétian est née à Téhéran de parents arméniens. Elle a quitté l'Iran à l'âge de 9 ans, après la Révolution islamique. Elle vit à Paris. Journaliste free-lance durant plusieurs années, elle travaille actuellement pour le mensuel Alternatives économiques. Elle est l'auteure de l'essai L'Usine à vingt ans paru dans la collection « Bruits » (Les petits matins/Arte éditions, 2006) et publie régulièrement des nouvelles, notamment dans les revues Rue Saint Ambroise

Catégorie(s)

Le Magazine

Etiquette(s)

, , ,