Sociologue, professeur à l’université Paris V, Roger Sue a particulièrement travaillé sur le renouveau du fait associatif et ses nouvelles formes. Dans son avant-dernier livre (1), il revient sur les idées de ceux qu’on appelait, au XIXe siècle, “socialistes utopistes”. Et montre qu’elles sont plus que jamais d’actualité.

Place Publique : Qui appelait-on “socialistes utopistes” et quelles idées professaient-ils ?
Roger Sue :
Le terme a été forgé par Karl Marx qui prétendait, justement, s’en distinguer en inventant le socialisme “scientifique”. Eux-mêmes ne se reconnaissaient pas dans cette expression et préféraient parler de “socialisme associationniste”. On peut englober dans cette mouvance des gens comme Saint-Simon, Fourier, Proudhon ou Leroux en France, Godwin ou Owen en Angleterre, Hess et Weitling en Allemagne.

Leur pensée est loin d’être monolithique. Mais le constat qu’ils dressent est, en gros, le même : c’est celui de l’échec de la révolution française, ou de son dévoiement et, en tout cas, de son inachèvement. Prenant la mesure du développement sans précédent de la misère sociale, Pierre Leroux écrit : “Entre l’égalité considérée comme un fait et l’égalité considérée comme un principe, il y a autant de distance qu’entre la terre et le ciel.”
L’originalité de leur pensée, c’est que, tout en ayant sous leurs yeux le spectacle de l’échec de l’individualisme libéral, ils pressentent également les impasses, voire les catastrophes, auxquelles risque de mener le “collectivisme”. C’est encore Pierre Leroux qui écrit : “Le socialisme absolu n’est pas moins abominable que l’individualisme absolu”. Ils ne veulent pas revenir sur les acquis de l’individualisme, et ils refusent – à l’instar de Proudhon, notamment – tout pouvoir imposé d’en haut. Enfin, ils accordent une large place à l’expérimentation, on dirait aujourd’hui aux pratiques “alternatives”.

P.P. : Et c’est ce qui rend leurs idées si actuelles, selon vous ?
R.S. :
Absolument. Il est clair qu’ils cherchent à ouvrir une authentique troisième voie, mais pas sur le mode “social-libéral” cher aujourd’hui à Tony Blair. Une voie non pas “entre” mais “au-delà” : au-delà de l’individualisme et du communautarisme, au-delà du libéralisme et du socialisme. C’est ce qui les fait se baptiser eux-mêmes “socialistes associationnistes”, le second terme étant à leurs yeux au moins aussi important que le premier.
Je vois deux autres points qui montrent l’actualité de leur pensée. D’abord, ils estiment que ce principe d’association, fondateur du lien social, doit se vivre au quotidien, dans toutes les activités de l’individu et notamment dans la sphère du travail. Pour eux, le pouvoir doit procéder de l’ensemble des associations de base qui s’associent elles-mêmes : leur vision de la démocratie est d’emblée de nature fédéraliste. Ensuite, ils ont une vision universelle de ce principe. Dans l’un de ses ouvrages, Proudhon évoque ainsi la construction de l’Europe. Pour ces socialistes, il est clair que le principe association ne réussira que s’il s’impose au niveau mondial. Car c’en sera alors fini des communautés closes sur elles-mêmes. L’actuel mouvement altermondialiste ne fait-il pas étrangement écho à ces idées ?

P.P. : Pourquoi donc n’ont-elles pas eu davantage d’influence sur le mouvement ouvrier naissant ?
R.S. :
Défait par le marxisme, l’associationnisme n’a jamais réussi à s’imposer sur la scène politique, si l’on excepte la très brève révolution de 1848, fortement influencée par ses idées. Je crois que son échec politique s’explique avant tout par les conditions sociologiques et culturelles de l’époque. En fait, les socialistes associationnistes butent sur le même écueil que les révolutionnaires de 1789 qu’ils prétendent dépasser.

Le nœud du problème, c’est que la société française, tout juste sortie de l’Ancien régime, n’est pas prête à adopter le lien associatif. Car celui-ci suppose autant les sentiments d’égalité et de liberté qu’il ne contribue à les réaliser. Et les gens, dans leur grande majorité, ne se sentent ni libres, ni égaux ! De plus, le type de développement économique – alors marqué par l’intense accumulation du capital matériel et la nécessaire division entre travail manuel et intellectuel – est incompatible avec le lien associatif. C’est en tout cela que les socialistes associationnistes sont “utopistes”… pour leur époque !

P.P. : Car ils ne le sont plus du tout aujourd’hui ?
R.S. :
Exactement. On peut même dire que les causes structurelles de leur échec hier sont devenues celles-là même qui, aujourd’hui, laissent augurer sinon de leur victoire, du moins d’une avancée décisive. D’abord, parce que nous sommes entrés dans une société où les gens se revendiquent comme des individus libres et égaux. Et qu’ils le manifestent de plus en plus dans le type de relations qu’ils nouent entre eux, à la base, au quotidien. Ensuite, parce que la base économique a changé : plus nous allons vers une production tirée par l’immatériel, et plus la nécessité s’impose de bâtir les rapports sociaux sur des bases de reconnaissance, de liberté, d’égalité… C’est ce qui explique le renouveau de l’économie sociale et solidaire, bien sûr. Mais aussi l’intérêt que de nombreuses entreprises commencent à porter au fait associatif.

P.P. : Cette utopie devenue réalisable, les associations sont-elles les mieux placées pour l’incarner ?
R.S. :
Sans doute, mais pas seules. Cela suppose aussi qu’elles comprennent bien l’essence du lien associatif et sa nature universelle. De nombreuses associations fonctionnent encore trop sur leur “fonds de commerce” et ont du mal à envisager elles-mêmes de s’associer. Dans bien des cas, les individus, dans leurs relations entre eux, incarnent mieux le principe associationniste que les associations elles-mêmes, dont le fonctionnement s’inspire encore trop souvent des principes contractuels ou communautaires. Il faut qu’elles réalisent pleinement que la forme que prend actuellement le lien social rend désormais possible ce qui n’était hier qu’une utopie.

Propos recueillis par Philippe Merlant

(1) Renouer le lien social. Liberté, égalité, association (Odile Jacob, 2001).

Au sujet de Philippe Merlant

Journaliste professionnel depuis 1975 (France Inter, L’Equipe, Libération, Autrement, L’Entreprise, L’Expansion, Tranversales Science Culture et aujourd’hui La Vie) et co-fondateur du site Internet Place publique, Philippe Merlant travaille depuis 1996 sur les conditions d’émergence d’une information « citoyenne ». Il a été le co-auteur ou le coordinateur de plusieurs livres collectifs, notamment : Histoire(s) d’innover (avec l’Anvar, Paris, InterEditions, 1992), Sortir de l’économisme (avec René Passet et Jacques Robin, Ivry-sur-Seine, Editions de l’Atelier, 2003) et Où va le mouvement altermondialisation ? (avec les revues Mouvements et Transversales, Paris, La Découverte, 2003).

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