Quand le conflit s’étend en Bosnie, en 1992, promu général, Ratko Mladic devient l’homme du siège de Sarajevo, où bombes et snipers feront 10.000 morts en trois ans. Radovan Karadzic, condamné par la justice internationale à 40 ans de prison pour génocide, en fut un théoricien fanatique

Récit : C’était il y a près de 25 ans

« En temps normal, tout bon guide touristique qui se respecte commence la visite d’un site par une vue panoramique ». C’est à peu près de cette façon que le très populaire général à la retraite, Jovan Divjak, ex-numéro 2 de l’Armija bosniaque (Armée de libération bosniaque) pendant la guerre, crut bon, par une belle journée d’août 2008, expliquer la géographie du siège de Sarajevo à ses interlocuteurs. A Sarajevo, il est vrai, les guides et les touristes sont des gens chanceux, car regarder la ville d’en haut, par exemple du fameux restaurant « Parc des Princes » ou bien de la forteresse ottomane Bijela Tabija perchée au dessus du quartier de Vratnik, est un grand plaisir. On comprend mieux, en observant, plus haut encore, de la ligne de crête, la ville en bas, quelle jouissance quasi érotique et quel sentiment de puissance virile ont du éprouver les agresseurs armés lorsqu’ils préparèrent le siège. L’un de ces poètes épiques qui régnait en maître sur le mont Trebevic, où se trouvaient les principales batteries, comparait Sarajevo à une femme à ses pieds qu’il lui plaisait de violenter. La beauté de Sarajevo laisse voir ses plus belles formes du haut de ses collines environnantes. Mais aujourd’hui, en cette année 1992, ces mêmes collines servent le viseur du tireur de l’ombre, le violeur de villes. « Et ce n’est plus la beauté que l’on contemple, c’est la nudité de la désolation qui apparaît » murmure Divjak, le regard lointain.

Pauvre Vucko ! Le petit loup mascotte des Jeux Olympiques d’hiver de 1984 n’aurait jamais imaginé que le Boléro de Ravel, dansé dans la patinoire de Zetra par le couple glamour, Jayne Torvill et Christopher Dean, deviendrait, huit ans plus tard, une terrible nostalgie pour les habitants de Sarajevo. Aucun d’entre eux n’aurait pu croire que la répétition incantatoire d’une seule ligne mélodique finirait par évoquer non plus le ballet de deux amants mais la danse macabre des flammes dans un bâtiment bombardé.

Les intentions des maîtres des collines, Radovan Karadzic et Ratko Mladic, sont claires : détruire Sarajevo. « Dans deux, trois jours, Sarajevo va disparaître. Il y aura 500 000 morts » indique Karadzic dans un message radio intercepté par les Bosniaques. « Fais savoir aux soldats qu’il va y avoir un séisme à Sarajevo. J’ai complètement bloqué la ville. Ca va être une vraie souricière », explique Mladic à l’un de ses officiers » dans un autre message radio également intercepté.

Privilège des collines. Il suffit de « jeter » les obus sur la ville, comme on jette une cigarette par terre. Les projectiles sont sûrs d’atteindre un objectif. Peu importe lequel. Jusqu’à ce que les habitants désarmés, dans la vallée, craquent. La puissance des armes semble suffire à assurer le siège. Spectacle désarmant. On fait la guerre comme on tire un coup, avec une facilité déconcertante et une régularité maniaque. Les salves de mortiers partant du mont Trebevic n’ont même pas besoin de viser. Des lignes d’encerclement, l’agresseur peut très précisément voir les rues de la ville, les fenêtres des maisons, les gens à l’intérieur. Le tireur de l’ombre sur la colline s’amusera à cribler les minarets qui surgissent comme des points d’exclamation au-dessus des maisons avec leurs balcons à encorbellement. A la jumelle ou dans le viseur, le snijper voit jusqu’aux traits les visages de ceux qu’il a choisi pour cible et la grimace de ceux qu’il atteint. Il les voit chez eux, dans leur appartement, dans la rue, en train de s’embrasser, de courir, de porter des seaux d’eau. Il les voit encore courir dans la vieille ville au milieu des boutiques de babioles et de breloques. Toutes fermées. Le carton du tireur de l’ombre peut rapporter entre 100 et 500 marks. Ces tireurs étaient souvent des mercenaires qui empochaient une prime pour chaque carton. Quand leur proie était une jeune fille ou une fillette, la prime reçue était double, car cela faisait une « mère porteuse » potentielle en moins. Cette dimension intime et désinvolte de la terreur exercée sur les populations est une des spécificités tragiques des 43 mois de siège qui vont suivre. Ceux qui tirent connaissent quelquefois ceux qu’ils visent. Ainsi, une nouvelle guerre est en train de naître : une « guerre assassinat domestique ».

Le déséquilibre des forces est flagrant. C’est le combat de David et Goliath ! La plupart des armureries et des principaux approvisionnements militaires d’armes dans la ville étaient sous le contrôle de Serbes. Quand la ville se trouve prise sous le feu de l’agresseur, la Bosnie n’a pas encore d’armée. Le président de Bosnie&Herzégovine, Alija Izetbegovic, ne connaît pas le proverbe latin « Si vis pacem, pra bellum » (Si tu veux la paix prépare la guerre). La défense de la ville s’organise, tant bien que mal, autour des unités de police fidèles à la ville, de quelques voyous et de citoyens rassemblés au sein de la « ligue patriotique ». L’armement se limite à quelques fusils de la dernière guerre mondiale et à quelques armes artisanales fabriquées dans la manufacture Behar. Vers la mi-avril, plusieurs dizaines d’officiers de l’armée fédérale yougoslave, des Musulmans, des Croates, mais aussi quelques Serbes anti-nationalistes rejoignent la Défense Territoire bosniaque qui se transformera en armée de résistance de la Bosnie en juillet 92.

Le rapport de force militaire est nettement en défaveur des Bosniaques. Leur seule supériorité est numérique. Du haut de la colline de Grdonj où se trouvait une position d’artillerie ennemie, le général Divjak désigne du doigt la ligne de front où la résistance bosniaque a mené des batailles : « Debello Brdo, Hum, Vogosca, Igman. La résistance pouvait compter en 1993 sur quelques 40 000 militaires et policiers, raconte-t-il». Une armée de fortune, seulement dotée de 7 vieux tanks soviétiques T-35, d’une douzaine de petits véhicules blindés, d’une quinzaine de pièces d’obus de 85, 122 et 155, de 40 mortiers, d’environ 4000 fusils, de 4 mitrailleuses anti-aériennes, d’une petite dizaine de lance-roquettes et de quelques armes artisanales confectionnées avec des bouts de tuyaux. « Les incursions dans les positions serbes ont, à certaines occasions, fourni un renfort en armement non négligeable. Mais sans comparaison avec les moyens de l’ennemi », enchaîne-t-il.

De son côté, l’armée yougoslave, aux mains des officiers serbes, dispose de pas moins de 1000 transporteurs blindés, 700 chars, 500 hélicoptères, une centaine d’avions, 2000 canons d’une portée de 30 kilomètres et 100 000 soldats répartis sur le territoire bosniaque. Les nationalistes serbes de Bosnie utilisent une partie de cet arsenal et en particulier de la plus importante usine de munitions de l’ex-Yougoslavie, dont ils se sont emparés, dans la banlieue de Vogosca, située à 10 kilomètres au nord de Sarajevo. Dans la ville, la plupart des armureries et des principaux approvisionnements militaires d’armes sont sous leur contrôle. Les sécessionistes disposent pour l’encerclement de la capitale de quelques 20 000 hommes, d’une cinquantaine de chars ainsi que de 85 blindés, 35 canons de 155 millimètres d’une portée de 20 kilomètres, une cinquantaine de 120 millimètres et 150 de 82 millimètres. Sans compter les centaines d’obus à fragmentation, et des milliers de fusils automatiques. Bien que mieux armés, les Bosno-serbes jugent que leur infériorité numérique ne leur permet pas de prendre la ville. Ils optent alors pour une stratégie d’usure afin d’affaiblir la défense de la ville. Plus d’un an après le début du siège, les rapports d’experts indiquent une moyenne d’environ 329 impacts d’obus par jour pendant le siège, avec un record de 3777 impacts pour le 22 juillet 1993. Après une année de guerre, plus de 30 kg de bombes ont été déversés par habitant. 80 000 projectiles ont été lancés, soit 24 000 tonnes de fer.

L’embargo sur les armes décrété par la communauté internationale dans l’ex-Yougoslavie, en septembre 1991, a une incidence considérable sur le début du siège, ne laissant aucune chance à des populations civiles désarmées, devenues objectifs de guerre. Instauré en Croatie, cet embargo a vite concerné l’ensemble du territoire yougoslave. Se référant à l’article 51 de la Charte des Nations Unies qui reconnaît comme naturel le droit des peuples à la légitime défense, le gouvernement bosniaque a demandé la levée de cet embargo, étant donné que cette guerre était qualifiée de guerre d’agression par les Nations Unies et que la Bosnie, reconnue comme indépendante par ces mêmes Nations Unies, il n’y a aucune raison qu’elle ne soit pas protégée par le droit international qui prévoit l’assistance à pays en danger. Il n’existait pas, selon le gouvernement d’Izetbegovic, d’obstacles légaux à la livraison d’armes à la Bosnie afin que la république agressée puisse établir un équilibre armé susceptible de convaincre les Serbes d’accepter de négocier. Néanmoins, la France, la Russie et la Grande-Bretagne s’y sont opposées. La présidence de Bosnie-Herzégovine – au sein de laquelle siègent des dirigeants croates, serbes (antinationalistes) et musulmans – a eu beau demandé durant les premiers jours du siège « une aide militaire de l’étranger », en s’adressant à la CSCE (Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe) à Helsinki, rien n’y a fait. Les Sarajéviens ne devront compter que sur eux-mêmes pour se défendre contre les « maîtres des collines ».

Le quartier général de ces maîtres est à Palé ! 16000 habitants, au delà du Mont Trebevic. Palé ou Seseljovo ! C’est aussi comme cela que les Sarajéviens surnomment cette petite bourgade tranquille, du nom de Vojislav Seselj, le chef du Parti radical, aujourd’hui déféré devant la justice internationale. Ou encore le « sanatorium » ! Sur le plan géographique, c’est la Suisse. Dans son état normal, Palé est une petite ville peuplée à 70% de Serbes. Mais dans son état anormal, comme en ce mois d’avril, Palé est un décor pour mauvais film de guerre, un camp retranché où séjournent des féodaux fièvreux qui se sont trompés de siècle. On pense à Fiume. Les Serbes séparatistes de Palé ont des rêves de d’Annunzio pleins les obus. D’Annunzio ou Zarathoustra ! Ils partagent avec eux la recherche du surhomme impavide et pastoral. Mais aussi l’orgueil, le mépris de la mort, l’exaltation de l’action robuste, le culte de la force rustique. Autant de motifs que l’on trouve dans « Le Triomphe de la mort » et dans « La cité morte ». Titres bien à propos. Mais ces apprentis dictateurs à l’ego bien enflé ont le talent littéraire en moins. Ils s’appellent Radovan Karadzic, Ratko Mladic, Nikola Koljevic, Momcilo Krajisnik et viennent de proclamer fébrilement la naissance de la Republika Srpska et la condamnation à mort de Sarajevo, cette « créature contre nature » comme la surnomme Karadzic. Ils se font filmer, triomphant, sur les hauteurs du Trebevic, observant à la jumelle, le déroulement du siège. Ils ont des grandes cartes sur lesquelles ils colorient en bleu les villes et les villages ethniquement nettoyés. Ils écrivent aussi des poèmes et chantent : « Serbie, Serbie chérie, mes souffrances t’appartiennent, comme t’appartient le sang versé. Ici sont tes ancêtres ».

A la pause, on les croise dans les hôtels panoramiques construits à l’occasion des Jeux Olympiques. Non loin, la station de Jahorina accueille le « Parlement » des Serbes de Bosnie. C’est là que Stjepan Djulabic a skié la dernière fois. Dans ce qui fut le site du ski alpin des JO, se dégage une impression de désoeuvrement. Pour l’un de ces maîtres des collines, un ancien lecteur de littérature à l’Université de Poitiers et chef du bureau de propagande serbe SRNA, la guerre a commencé en 1804 avec le soulèvement de Karageorge contre les troupes du Sultan. Comme tous les « vrais » serbes, il a lu « Le temps de la mort » du président-écrivain Dobrica Cosic. C’est le récit du destin tragique des Serbes pendant la Première guerre mondiale. A Sarajevo, on le surnomme « le tueur ». Au début du siège, le responsable de SRNA prend un malin plaisir à menacer au téléphone d’anciens amis, collègues ou professeurs de l’autre camp, en leur annonçant leur fin prochaine. Dans la soirée du samedi 18 avril, Goran Milic, le fondateur de la télévision indépendante Yutel reçoit un coup de fil de Palé. C’est le chef de la propagande! Il le somme de lui attribuer une fréquence radio, faute de quoi, il demandera le bombardement de la télévision dans dix minutes. Refus catégorique du journaliste. Dix minutes plus tard, des obus de mortier tombent sur le bâtiment de la TV. Nouveau coup de téléphone: « Comment ça va chez vous ? ». Le chef de l’information serbe nationaliste n’avoue éprouver aucune émotion à l’idée de voir Sarajevo réduit en cendres. « C’est une ville laide, c’est une ville turque », confie-t-il. Un jour, avant la guerre, Abdulah Sidran, considéré comme le plus grand poète bosniaque actuel, eut une discussion avec le responsable de SRNA. Ce dernier affirmait qu’il fallait diviser Sarajevo en zones ethniques : « Ainsi toi, tu habiteras la zone musulmane et moi la zone serbe ». A quoi Sidran répondit : « déplacer la population, c’est comme un baiser au nom de la virginité ». Par la suite, Sidran expliqua que le comportement des chefs nationalistes et leur volonté de détruire la Bosnie correspond au « comportement d’un alcoolique qui, pour rembourser ses dettes, casse la tire-lire de ses gosses. Vivre dans un état « uniethnique » c’est la vie d’un poisson dans un aquarium ».

Une chose est sûre, personne n’aurait jamais entendu parler de Palé s’il n’y avait eu Radovan Karadzic. Le 14 octobre, après plusieurs mois de paralysie, le Parlement bosniaque met au vote une Déclaration de souveraineté de la Bosnie&Herzégovine. Radovan Karadzic menace : « La voie que vous avez choisie, l’indépendance, est la même autoroute qui a mené la Croatie en enfer, à ceci près que cet enfer de la guerre sera plus grave encore en Bosnie&Herzégovine, et que la nation musulmane pourrait y disparaître ». A ses moments perdus, Karadzic écrit des poèmes nécrophiles où il est question de « fleurs égorgées ». Dans un de ses poèmes anciens, intitulé « La ville », il rêve de la ville détruite. Il n’est pas le seul. Il séduit bien d’autres admirateurs, comme Edouard Limonov, un écrivain russe en quête d’émotion qu’on voit, dans une séquence vidéo, tirer sur Sarajevo. A la question : qu’est ce qu’ont les Serbes de si exceptionnels et uniques ? Cet écrivain national-bolchevik, fasciné par le nationalisme serbe, n’a pas hésité à répondre : « la lumière qui émane de leur regard et de leur visage, lumière qui est le signe d’une vitalité inflexible et invincible ». Vivement impressionné par sa rencontre avec Karadzic, il le décrit comme « une personnalité de la meilleure trempe, caractéristique de l’ethnos et de l’ethos serbes, comme un chef de peuple dont la puissance est empreinte d’une saine terreur ». La « grandeur serbe » fascine aussi des auteurs français : Patrick Besson, Jean Dutourd, Wladimir Volkoff, parmi d’autres.

Nous sommes le 1er mai 1992. Le temps qu’il faisait ce jour-là, Stjepan Djulabic ne s’en souvient pas. Sûrement très gris. Tandis que dans d’autres capitales, on fête le muguet ou le travail, à Sarajevo, Stjepan compte les jours. Cela fait maintenant quelques semaines que la ville est totalement bouclée. Les séparatistes bosno-serbes appuyés par la JNA, s’emparent des quartiers résidentiels près de l’aéroport. Cette zone de HLM deviendra le lieu des snijpers qui des fenêtres de immeubles de béton ajustent leur viseur puis appliquent leur besogne. Les routes principales conduisant à la ville ont été bloquées. L’eau, le gaz et l’électricité sont coupés. La plupart des entrepôts de munitions et lieux d’approvisionnement militaires sont sous contrôle serbe.

Un événement important va marquer ce début du mois de mai. Le 2ème Corps de la JNA composé de militaires serbes, sous le commandement du Général Milutin Kukanjac, occupe toujours un bâtiment au centre de la ville et se trouve coincé. Des formations de volontaires bosniaques et des habitants de la ville ont l’idée d’encercler l’immeuble où se trouvent ces 400 soldats, les sommant de rendre leur armement. Cette caserne située dans le quartier de Bistrik, au cœur du vieux Sarajevo, est stratégique. Enfermé dans l’enceinte du bâtiment, le général Kukanjac demande alors à son collègue, également serbe, le général Djurdjevac dont les troupes ceinturent la ville, de kidnapper le président Izetbegovic. Il se trouve que ce samedi 2 mai, le chef de l’état bosniaque est justement de retour de la Conférence de paix de Lisbonne et son avion s’apprête à atterrir. Il suffit de le cueillir en bas de la passerelle et de le prendre en otage. Aussitôt dit, aussitôt fait. Iztbegovic est pris en otage. Le lendemain, dimanche, l’échange des otages est organisé, à Bistrik même : le président bosniaque contre le général serbe Kukanjac, ainsi que plusieurs dizaines d’officiers de l’armée fédérale, avec tous leurs équipements. Une colonne militaire s’ébranle dans la ville, sous le couvert d’un sauf-conduit, sous la protection de l’ONU et de la CEE. Le convoi est escorté par un blindé de l’ONU dans lequel ont pris place Izetbegovic et Kukanjac. Au détour d’une rue, une centaine de patriotes bosniaques postés en embuscade font feu, et bloquent la queue du cortège dans laquelle se trouvent les armes. Les militaires serbes sont vite neutralisés et la cargaison emportée tandis que Alija Izetbegovic rejoint la présidence.

C’est à cette action d’éclat que Vahid Karavelic doit sa liberté. Cette première victoire des défenseurs de Sarajevo est décisive pour celui qui deviendra le vice-commandant du corps d’armée de Sarajevo. Il s’en souviendra toute sa vie. « Grâce à elle, j’ai été libéré de la prison de Mitrovica en Serbie où j’étais condamné à mort, puis conduit en hélicoptère, au Quartier Général de Palé afin d’être échangé ». Les combats reprennent le lundi. La JNA exige la libération de ses hommes. Des blindés serbes descendent alors vers le grand centre commercial de Skenderija, traversent le pont sur la Miljacka et s’apprêtent à couper la ville en deux, du nord au sud. Mais des formations paramilitaires de Sarajevo tirent sur les blindés et les détruisent. A cause de cet acte de résistance d’envergure, le projet serbe de division de la ville se trouve contrarié. D’autant que le quartier de Grbavica sur la même rive que Bistrik mais plus à l’ouest, dans lequel se sont retranchées les milices de Karadzic, n’est encore que partiellement sous contrôle. Blâmé pour son incapacité à négocier l’évacuation du commandement de la 2ème armée, Kukanjac sera évincé du commandement et remplacé le 9 mai par un certain Ratko Mladic, le futur bourreau de Srebrenica. Dans les jours qui précèdent, ce dernier a été nommé chef d’état-major adjoint du quartier général du deuxième district militaire de la JNA à Sarajevo. « Sans cette présence d’esprit des Sarajéviens, la ville serait tombée aux mains des forces sécessionnistes. Un précieux arsenal militaire a pu être récupéré » soutient Karavelic.

Pendant cette période critique, tout s’enchaîne très vite. Le 2 mai, des centaines d’obus pleuvent sur la ville. La poste principale est en feu. Les blindés serbes prennent position en face du bâtiment de la télévision et du journal Oslobodjenjé. Le dernier train quitte Sarajevo. Bientôt, la télévision Yutel, instrument et symbole de la cohabitation entre communautés, première institution visée par les séparatistes serbes, cesse d’émettre. Puis c’est au tour des observateurs de la CEE de quitter la Bosnie-Herzégovine. Le 4 mai, l’aéroport de Sarajevo est occupé par l’armée fédérale. Des régions entières deviennent inaccessibles à tout observateur étranger. Sarajevo est coupée du monde ! A la mi-mai, lorsque le Conseil de sécurité de l’ONU exige le retrait des troupes de la JNA, évitant de dénoncer l’agression serbe contre la Bosnie dont il vient de reconnaître l’indépendance, la moitié de la Bosnie est aux mains des nationalistes serbes. Le 12 mai 1992, une « assemblée serbe de Bosnie » vote la création d’une Armée de la République serbe de Bosnie-Herzégovine (VRS), dont Mladić prend le commandement. Mais, c’est à Belgrade qu’il prendra ses ordres.

La ville « apprend » à vivre sous les obus, privée de nourriture, d’eau et de gaz. Les tireurs de l’ombre fauchent les civils aux carrefours et les artilleurs font du zèle. Ici, lors d’un lors d’un match de football, là lors d’une distribution d’eau dans le quartier de Dobrinja. « Tirez, jusqu’à les rendre fous», intime le général serbe Ratko Mladic, dans un appel téléphonique aux officiers sur le terrain. Un autre jour, il déclare publiquement en plein centre de Belgrade qu’il faut détruire les quartiers musulmans de Sarajevo, « jusqu’à la dernière pierre ».

Le 20 juin, la guerre est officiellement déclarée. Le président Izetbegovic décrète l’état d’urgence et la mobilisation de la Défense nationale républicaine pour mieux organiser la résistance. Dans les jours qui suivent, l’aéroport est totalement bloqué par Ratko Mladic. Ses troupes occupent plus de la moitié de la république bosniaque. Sarajevo étouffe…La vallée est coupée du monde.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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