A la demande du Président de la République, le Commissariat général à la stratégie et à la prospective (CGSP) a préparé un document de réflexion intitulé « Quelle France dans dix ans ? » dont le Commissaire général Jean Pisani-Ferry a présenté les grandes lignes en introduction du séminaire intergouvernemental du 19 août.

La valeur d’une méthode

Notre pays s’est à plusieurs reprises donné des objectifs à horizon de dix ans, par exemple lorsqu’a
été fixée l’ambition d’amener 80
% d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat. D’autres autour de
nous, comme l’Allemagne en 2003, se sont donné un cap décennal. Ces entreprises ont
généralement été transformatrices.

Un horizon de dix ans est à la fois assez rapproché pour mobiliser les énergies d’une collectivité
autour de l’avenir qu’elle veut se construire, et assez éloigné pour que les investissements
institutionnels ou matériels destinés à y conduire portent leurs fruits. Il est aussi propice à la
délibération et à la concertation
: cinq ans, c’est l’horizon du politique
; dix ans, c’est celui de la
société.

Certitudes et questions

Réfléchir à dix ans, c’est d’abord prendre la mesure des évolutions de fond, sur lesquelles on peut
raisonnablement miser, et celle des facteurs d’incertitude, des risques qui peuvent se matérialiser et
changer les perspectives. L’exercice peut être conduit pour le monde, l’Europe et la France.

Au niveau mondial, les tendances économiques lourdes l’emportent sur les incertitudes, qui sont
principalement de nature géopolitique. Dans dix ans la classe moyenne mondiale, définie
conventionnellement par une dépense quotidienne par tête comprise entre 10 et 100 dollars,
comptera probablement entre trois et quatre milliards de personnes, contre 2,1 aujourd’hui et 1,2 il y a
dix ans. Plus de la moitié de ses membres résideront en Asie.

Pendant deux décennies, les
consommateurs ont été au Nord, surtout aux États-Unis, et les producteurs au Sud, surtout en Chine.
Ces producteurs ont commencé à devenir consommateurs, et le mouvement ira en s’amplifiant dans
la décennie à venir.
En 2000 aucun pays émergent ne figurait parmi les cinq premiers pour la dépense en recherche-développement, en 2010 la Chine et la Corée du Sud avaient supplanté la France et le Royaume-Uni.
La croissance rapide de la population étudiante dans les pays émergents suggère que ce
basculement va s’accélérer. Il y a vingt ans, la dette était au Sud et le savoir au Nord. Aujourd’hui, les
problèmes d’endettement sont au Nord et le savoir, de plus en plus au Sud.

Malgré la montée en puissance d’une nouvelle vague de pays en développement, le ralentissement
de la croissance des économies émergentes est appelé à se poursuivre. Il se peut même qu’il ait un
caractère heurté. Mais cette mise en garde quantitative n’invalide pas la perspective d’une économie
mondiale de plus en plus tirée par la consommation de
la classe moyenne des pays émergents.

Les incertitudes globales sont surtout de nature géopolitique:
rivalité Chine-Etats-Unis;
tensions au Moyen-Orient; soubresauts induits par la montée, dans les régimes autoritaires, des aspirations
démocratiques;
déficiences, enfin, de la gouvernance mondiale.

L’Europe dans dix ans apparaît avec moins de netteté. Pour la première fois depuis cinquante ans,
elle est facteur d’incertitude plutôt que de stabilité. Se conjuguent en effet une question économique,
celle du devenir du rééquilibrage en cours au sein de la zone euro, une question institutionnelle, celle
de la capacité des Européens à s’entendre sur le degré et les modalités d’intégration entre les pays
participant à la monnaie commune, et une question politique, celle de la finalité de l’Union européenne. Aussi difficile que soit un tel dilemme, il faut se préparer à un possible durcissement des
choix entre intégration plus poussée et désagrégation. Une responsabilité particulièrement lourde
pèse ainsi sur
notre pays.

La France dans dix ans
sera à coup sûr plus vieille, plus petite et moins riche – en termes absolus
dans le premier cas, et relatifs dans les deux autres. Démographiquement, mais surtout économiquement, elle pèsera sensiblement moins dans le monde: en termes de PIB, à peu près autant que le Canada ou l’Espagne en 1980.
Il n’y a cependant là matière
à aucun déclinisme:
d’abord parce que la France, qui n’a pas complètement absorbé la dernière vague des technologies de la communication, peut y trouver l’aliment d’une reprise des gains de productivité; ensuite parce que le niveau de son sous-emploi signifie aussi qu’elle dispose de réserves de croissance
; enfin parce que la taille n’est pas un déterminant premier de la prospérité. La France de 2023 ne manquera
pas d’atouts: elle
sera mieux formée, encore excellemment équipée et potentiellement attractive.

La France dans dix ans sera aussi plus urbaine
: ses grandes villes ont à la fois un potentiel de
développement économique et de limitation des dommages environnementaux. Elle offrira davantage
d’emplois qualifiés, mais elle court aussi, si on n’y prend garde, le risque d’un dualisme du marché du
travail. Elle sera composée d’individus plus autonomes, ce qui ne veut pas dire qu’ils seront
désocialisés.

Trois choix collectifs : Quelle insertion dans la mondialisation? Quel modèle pour l’égalité ? Quelle vision du progrès ?

Il nous faut fixer notre mode d’insertion dans un processus de mondialisation que nous ne pilotons
pas. L’insertion internationale d’un pays, ses avantages comparatifs, sont le produit de la géographie
et de l’histoire, mais aussi de choix délibérés. L’État ne décide certes pas à la place des entreprises,
mais les choix publics en matière d’immigration, d’enseignement et de recherche, d’équipement, de
prix de l’énergie, de fiscalité ou de réglementation des marchés exercent une influence décisive sur
les décisions privées. En ce sens, la neutralité de l’État est une fiction, celui-ci mène toujours une
politique industrielle implicite.

Deux images de l’avenir s’offrent à nous: celle de la puissance manufacturière et celle de l’économie
de création et de services.
La première orientation réclamerait un effort substantiel de modification du
partage du revenu en faveur de l’industrie. La seconde imposerait des transformations plus
structurelles, notamment pour ouvrir la France aux talents du monde entier et moderniser nos services
publics pour prendre place dans la compétition internationale émergente en matière, par exemple,
d’éducation et de santé. Elle pourrait s’accompagner d’un creusement des inégalités au bénéfice des
individus les mieux formés et les plus talentueux. Le redressement passera sans doute par une
combinaison originale des deux, mais esquisser ces orientations force à réfléchir sur notre rôle dans
la
nouvelle économie mondialisée, et à la cohérence des choix publics.

En matière d’égalité, la France a su mieux contenir que ses partenaires la croissance des inégalités
de revenus, sans éviter l’envol des plus fortes rémunérations. Mais les inégalités
que l’opinion juge les
moins tolérables tiennent à l’accès au logement, aux soins, au savoir, à l’emploi ou au numérique. Or
la France ne progresse plus en matière d’égalité des possibles – ou, selon la formule d’Amartya Sen,
des capabilités. Faute de traiter les inégalités à la racine, nous nous efforçons d’en limiter les
conséquences par des transferts monétaires. En résulte un modèle de réduction des inégalités plus
coûteux et moins efficace que ceux qui mettent l’accent sur l’investissement social. Ce
modèle n’est
probablement pas soutenable, du fait du niveau atteint par la dépense publique, mais aussi parce qu’il
suscite des antagonismes entre ceux qui se sentent rejetés par une société fermée et ceux qui
apparaissent comme relativement privilégiés par elle.

Enfin, la France a longtemps cru au progrès. Elle n’en est plus si sûre. Les Français se méfient de
l’usage qu’entreprises et pouvoirs publics font des avancées de la science et de la technique. La
société française n’a plus confiance en l’avenir
parce qu’elle n’a plus confiance en elle-même, en ses
institutions économiques, politiques et sociales et au total en sa capacité à mettre les avancées
scientifiques et techniques au service de tous. Or une société qui ne croit plus en son propre progrès
est inévitablement conduite à regarder tout débat social comme un jeu dans lequel les gains des uns
sont nécessairement les pertes des autres. Les conflits de répartition dominent les esprits et bloquent
l’investissement dans des projets d’avenir. Au lieu de veiller au bien-être des générations futures, les
différentes catégories sociales se confrontent les unes les autres pour le partage de ressources
qu’elles croient vouées à diminuer.


Éléments pour construire une stratégie

Les coordonnées au long desquel
les une stratégie peut être construite sont au nombre de quatre.

 La première a trait à notre dynamisme productif. Il convient de ne pas se limiter aux instruments
traditionnels de la politique industrielle. Capital et travail conservent toute leur importance, mais les
facteurs de production de l’économie du XXI
e
siècle vont bien au-delà. Réinventer notre modèle
productif, c’est aussi penser système financier, éducation et recherche, immigration, marché du
travail, services publics et territoires, etc. C’est
aussi, bien évidemment, définir de quelle manière nous
voulons nous insérer dans les systèmes de production mondiaux. C’est déterminer quel équilibre et
quel partage du revenu il faut viser entre secteurs exposés et abrités. C’est enfin fixer comment nous
entendons gérer le risque afin de dynamiser au mieux notre système productif.

 La deuxième concerne notre modèle social. Il faut sortir d’une approche qui laisse se développer les
inégalités d’accès pour tenter ensuite d’en limiter les conséquences par des
transferts
; sortir d’une
démarche risque par risque ou dispositif par dispositif pour envisager simultanément l’accès au savoir,
à l’emploi, au logement ou à la santé. Il faut explorer les différentes dimensions de ce qui détermine
les parcours individuels et identifier comment prévenir que certains subissent déterminisme social et
accumulation des revers. Il faut comprendre ce qui, de l’école au travail, du logement à la santé, et
jusqu’à la retraite, pourra permettre d’assurer l’égalité d’autonomie aux
différents âges et dans les
différentes situations de la vie.

 La troisième porte sur la soutenabilité des évolutions engagées, et sur l’équilibre du bien-être entre
générations. Se posent les questions de l’endettement public et du financement de la
protection
sociale. Se pose aussi celle de notre empreinte énergétique et environnementale. Se donner un
impératif de soutenabilité conduit ainsi à envisager l’ensemble de nos objectifs:
croissance
économique, consommation, développement urbain, etc., dans une perspective de développement
durable.

 La dernière coordonnée d’une stratégie à dix ans relève de la gouvernance. L’élaboration d’une
stratégie nationale devrait être l’occasion pour notre pays de préciser ses priorités européennes, c’est-à-dire
ce qu’il est prêt à donner et ce qu’il demande à ses partenaires pour remédier au déficit de
gouvernance de l’Union. Ce devrait être, aussi, le support d’une coopération entre acteurs publics
nationaux qui permette à chaque niveau d’administration de concourir à la réalisation des objectifs
communs. Cette coopération sera d’autant plus facile que chaque niveau de décision saura clairement
quels sont ses pouvoirs et ses responsabilités.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

Catégorie(s)

ECONOMIE, GEOPOLITIQUES

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