Depuis son origine, l’être humain n’a cessé d’utiliser ses représentations du passé et du futur pour construire son présent. De la divination aux techniques de prédiction jusqu’à la prospective, les hommes ont cherché sans cesse les moyens d’agir sur leur existence.

Si l’origine du mot prospective, prospectivus, remonte à la fin de l’empire romain et signifie « d’où l’on a de la perspective », de prospecto, regarder en avant, scruter, de prospectus, regarder au loin, envisager, c’est dans celui de prospection développé en 1946 par le philosophe Maurice Blondel, qu’il faut peut-être trouver le sens le plus juste de notre prospective française.

La prospection est « la pensée orientée vers l’action, la pensée concrète, synthétique, pratique, finaliste, envisageant le complexus total de la solution singulière ».Ainsi, pour le philosophe « l’avenir ne se prévoit pas, il se prépare ».

Gaston Berger son fils spirituel, définit quant à lui la prospective comme une attitude qui pousse à « voir loin, voir large, analyser en profondeur, prendre des risques, penser à l’homme ». Cette indiscipline intellectuelle, cet art ou plus exactement cette attitude ne repose pas véritablement sur un corpus théorique mais s’est construite à partir d’une démarche phénoménologique.

Issue de la pratique, plus que de la théorie, la prospective n’est
pas exclusivement le fruit d’une construction intellectuelle mais tout autant d’un réseau d’expériences et d’informations à partir duquel l’attitude prospective permet de préparer l’avenir autrement pour agir face à la rapidité croissante de l’évolution du monde.

Si en 1957, les prospectivistes français réunis autour de Gaston Berger au sein du Centre International de Prospective s’intéressaient particulièrement à « l’étude des causes techniques, scientifiques, économiques et sociales qui accélèrent l’évolution du monde moderne et à la prévision des situations qui pourraient découler de leurs influences conjuguées», ils savaient déjà que la rapidité des changements de la société les obligerait à mettre au centre de leur réflexion l’idée d’invention. Cette idée d’invention n’est possible écrivait Gaston Berger qu’à partir « d’une étroite collaboration de philosophes attentifs aux fins et préoccupés des valeurs » et avec la volonté que « travaillent ensemble un philosophe, un psychologue, un sociologue, un économiste, un pédagogue, un ou plusieurs ingénieurs, un médecin, un statisticien, un démographe… »

Aujourd’hui, sans doute plus qu’hier, le déficit de prise en compte des sciences humaines et de la psychanalyse en particulier nous parait préjudiciable à la pertinence de toute démarche prospective. Comme Kurt Lewin, l’inventeur de la théorie du but, nous croyons que « l’espace de vie d’un individu, loin d’être limité à ce qu’il considère être la situation présente, inclut le futur, le présent et aussi le passé. Les actions, les émotions et certainement le moral d’un individu à chaque instant dépendent de sa perspective temporelle totale ». Anticiper, en effet, demande à l’individu d’engager une réflexion personnelle située au cœur de la psychologie de la motivation, un mouvement de la pensée, de l’affect et de l’imaginaire intégrant nécessairement l’inconscient dans l’élaboration des futurs possibles.

C’est Freud qui, le premier, mit en exergue ce mouvement de la pensée, de l’affect et de l’imaginaire en inventant la psychanalyse à partir de ses propres rêves. Dans Psychologie des foules et analyse du moi, Freud indique que l’analyse des phénomènes sociaux globaux ne peut ignorer ni les manifestations de l’inconscient, ni ces médiateurs de la société que sont les groupes et les organisations.

Forme particulière de psychothérapie, issue du procédé cathartique de Joseph Breuer fondée sur l’exploration de l’inconscient, la psychanalyse est une démarche qui utilise la libre association de pensée du coté du patient et l’interprétation du coté du psychanalyste. Par extension ce mot s’applique à la discipline fondée par Freud avec son corpus théorique et clinique et ses modalités de transmission, au traitement thérapeutique conduit avec cette méthode et au mouvement psychanalytique comme mouvement englobant tous les courants du freudisme.

Prospective et Psychanalyse, un questionnement commun :

« Voir loin, voir large, analyser en profondeur, prendre des risques, penser à l’homme » tels sont les objectifs poursuivis par la prospective. En tant qu’outil d’aide à la décision, elle sert de préalable à l’élaboration de stratégies qui seront mises en place sous la forme de plans d’actions. Comme elle, la psychanalyse est une démarche d’investigation. Elle porte sur les processus psychiques inconscients et a pour objectif l’acceptation de l’histoire du sujet.

Ces deux démarches qui nécessitent l’intervention d’un tiers répondent à la même question : Qui sommes nous et que pouvons-nous faire ? Sachant que tout homme est le fruit de son passé, de son histoire, de ses croyances et de son inconscient, il lui arrive d’être pris dans son« théâtre intérieur », où les jeux et les rôles sont parfois difficiles à vivre.

La psychanalyse et la prospective permettent alors aux hommes et aux organisations d’en sortir de même que les sciences, les techniques et la médecine. Anticiper l’avenir préfigure, en effet, des lendemains mieux choisis. Le rêve et l’imagination y contribuent aussi.

Combien sommes-nous à avoir élaboré en rêve et par l’imagination le cours de notre vie ?

Les démarches prospective et psychanalytique utilisent toutes les deux cette dynamique de la rêverie par laquelle se construit la représentation d’un avenir souhaité et l’autorisation d’y accéder demain.

Le travail du prospectiviste et du psychanalyste est de faciliter cette transformation du désir en réalité. « Le désir est à la psychanalyse ce que l’anticipation est à la prospective ». Cette dernière s’y réfère constamment car sa démarche ne pourrait prendre de sens sans le désir des hommes à élaborer leur avenir.

Si les psychanalystes s’emploient à relier les faits présents à une histoire et à repositionner le sujet sur le chemin de son désir présent et futur, le prospectiviste suit la même voie en utilisant ses propres méthodes.

L’un et l’autre tentent de regarder où généralement nul ne regarde et d’entendre ce que nul n’a entendu. Déplacer son champ de vision et sa capacité d’écoute vers un espace décalé et souvent lointain permet de porter une attention particulière aux interstices, ces ombres et ces silences à partir desquels tout peut se jouer et se réinventer. Les deux tentent de recréer un espace possible entre une situation actuelle et un futur plus désirable. Du vide de l’interstice naît une possibilité de lien et de création.

Saphia Richou est présidente de l’association Prospective-Foresight Network : http://www.prospective-foresight.com

Evelyne Bertin est conseil d’entreprise et psychanalyste.

Cet article est la forme abrégée d’un article paru dans Prospective Foresight Network