Thierry Gaudin, polytechnicien et ingénieur général des Mines, a été expert auprès de l’OCDE, des Nations Unies et de la Commission européenne. Il vient de rééditer son Que sais-je ? La prospective. Au cours de sa carrière, il a géré la politique d’innovation au ministère de l’industrie, puis créé et dirigé, pendant dix ans, le Centre de prospective et d’évaluation du ministère de la recherche et de la technologie. Il préside maintenant l’association « prospective 2100 ».

Place Publique : Le premier conseil des ministres consacré à un tour de table sur la prospective à l’horizon 2025 a attiré l’attention des médias sur la notion de prospective. Pouvez-vous définir ce qu’est la prospective ?

Thierry Gaudin : C’est un discours racontable sur le futur. Tout est dans ce mot : « racontable ». Il signifie : qui n’est pas en contradiction avec les évidences de la science et les vraies mesures.
Une fois ce principe posé, l’imagination a une grande liberté. C’est pourquoi les romanciers (Jules Verne, Isaac Asimov) ou les cinéastes (Stanley Kubrick) ont souvent fait de meilleures prospectives que les discours officiels.
L’évolution économique fait partie des discours prospectifs mais c’est loin d’être le seul possible. Elle se heurte aux contraintes écologiques : des ressources épuisables, un écosystème menacé. Avec le calcul économique, nous sommes dans une espèce de rêve étayé par des mesures factices. Car les données économiques ne sont pas les vraies mesures : elles sont calculées avec un étalon élastique : la monnaie, et un instrument de mesure fluctuant : le marché.
L’économie, telle qu’elle est pratiquée, n’est donc pas une science ; c’est un « Canada dry » de Science : ça a l’allure de la science, ça a le goût de la science, mais ce n’est pas une science. C’est un instrument sophistiqué de domestication de l’homme par l’homme.

P.P.: Pensez-vous que les hommes politiques au pouvoir seraient en mesure de mieux anticiper les évolutions du futur ? Qu’a donné ce conseil des ministres sur la prospective 2025 ?

T.G. : Le résultat a été le suivant : le premier ministre avait demandé à chacun de ses ministres une demi-page sur ce qu’il imaginait, ce qui a donné la police 3.0 pour le ministère de l’intérieur, l’éducation 2.0 pour celui de l’éducation etc. Récemment a été nommé un « commissaire à la prospective», Jean Pisani-Ferry, anciennement à la tête du think tank Bruegel à Bruxelles. Le commissariat à la prospective qu’il dirige est à la même adresse parisienne que le Centre d’Analyse Stratégique, là où, dès les années 1960, Pierre Massé avait installé le Commissariat au Plan. Sous les changements de dénomination, d’inspiration politique, subsiste une continuité.

P.P. : Quelles sont les différences entre les différentes approches prospectivistes gouvernementales selon les pays?

T.G. : Il y a de grandes différences. Depuis la seconde guerre mondiale, et encore maintenant, la prospective américaine est guidée par une idéologie militaire et impériale, largement financée par le Ministère de la défense, alors que les européens sont orientés vers les équilibres de la société civile.
J’ai vu une approche de la prospective chinoise lorsque nous avions fait le premier Euro Prospective en 1987. Le Congrès du parti communiste chinois à l’époque de Zhao Zi Yang avait lancé une initiative « China by year 2000» et ils ont annoncé à cette occasion: « nous allons quadrupler notre PIB en 2000 » et ils l’ont fait. Le démarrage de la Chine a commencé là. A présent, c’est l’Académie des Sciences chinoise qui vient aux réunions de prospective bruxelloises.
La prospective au Japon est très technologique. Celle de Allemagne est scientifique, à travers le réseau des instituts de recherche en sciences appliquées Fraunhofer. En Suède et Finlande, des enseignements de prospective se sont développés dans les universités.

P.P. : Quelles sont les grandes questions sur lesquelles se penche la prospective? Les nouvelles technologies, la démographie ?

T.G. : Chaque question est importante. En matière de démographie, l’INED (Institut National des Etudes Démographiques) français est très compétent. J’ai une grande estime pour les travaux d’Hervé Le Bras et Emmanuel Todd, chercheurs à l’INED. Les démographes se connaissent bien et se rassemblent tous les dix ans dans un congrès mondial. Leurs travaux sont une base indispensable à la prospective.

P.P. : Vous avez animé un groupe de chercheurs au sein d’une commission prospective quand Hubert Curien était ministre de l’enseignement supérieur et de la Recherche dans les années 1980.

T.G. : J’ai créé le Centre de prospective et d’évaluation (C.P.E.) du ministre de la Recherche et de la Technologie en 1982, à la demande de Jean-Pierre Chevènement, qui n’est resté que deux ans à ce ministère. J’ai ensuite travaillé longtemps avec Hubert Curien. Ce centre a duré jusqu’en 1992, date à laquelle il a été transformé en EPIC (Etablissement public à caractère industriel et commercial). Il est devenu l’A.D.I.T (Agence pour la diffusion de l’information technologique). Cette agence se concentre sur la veille technologique internationale : elle récupère les notes des conseillers scientifiques des ambassades pour les mettre à disposition des entreprises, elle a des antennes qui vont visiter les salons à travers le monde et rédigent des notes pour alerter.
A présent, l’ADIT doit s’autofinancer. Faute d’un budget public suffisant, elle est obligée de vendre ses études alors qu’une bonne gestion de l’innovation exigerait au contraire que les informations sur ce qui se fait à l’étranger soient énergiquement et gratuitement diffusées en direction des entreprises et même du public. De même, les données de base nécessaires à l’innovation, telles que l’accès aux normes, aux brevets et à la métrologie devraient être mises à disposition gratuitement.

P.P. : A l’époque du CPE combien étiez-vous?

T.G. : Nous étions une douzaine. Nous avions des crédits d’études qui permettaient de financer cette veille et de mobiliser de nombreux chercheurs ou ingénieurs (environ 150). Nous éditions des bulletins mensuels et des études diffusés dans l’industrie.
En 1990, notre travail d’enquête et de prospective a abouti à l’édition d’un ouvrage « 2100, récit du prochain siècle », qui a été édité chez Payot : 65000 exemplaires commercialisés. Cet ouvrage a maintenant 23 ans : il anticipait une crise systémique financière entre 2010 et 2020 et il estimait le réchauffement climatique du 21ème siècle entre 3 et 6 degrés, ce que vient de confirmer le dernier rapport du GIEC.

P.P. : Comment procédiez-vous ?

T.G. : Nous avons réuni les données objectives : évolution de la démographie, de la consommation d’énergie, de matériaux, de produits alimentaires, état des réserves, des sols, des forêts, des ressources de la mer etc… Puis nous avons réuni par thèmes les chercheurs des disciplines qui pouvaient nous aider. Nous leurs demandions ce qu’ils pensaient et ne mettaient pas dans leurs rapports scientifiques, car, quand ils écrivent, les scientifiques sont toujours extrêmement prudents.
Notre objectif était qu’ils libèrent leur imagination afin qu’ils parviennent à dire en langage usuel ce que leurs recherches leur inspiraient comme vision du futur.

P.P. : Les cinéastes font appel à l’imaginaire pour décrire la réalité?

T.G. Oui, si Hollywood sort une quantité de films de violence, c’est en rapport avec ce qui se passe dans la société américaine. À l’opposé, en Inde, Bollywood, avec ses films chantés et dansés montrent une autre réalité : celle de l’imaginaire indien.
D’autre part, certains films, que je qualifierai d’ethnographiques, sont révélateurs de ce qui est en train de se jouer. Par exemple, avant la chute du Shah d’Iran, un film montrait des jeunes qui vendaient leur sang à l’hôpital pour vivre. On sentait bien que l’industrialisation à marche forcée qu’avait organisée l’équipe du Shah (avec l’argent du pétrole) menait à des tensions intolérables.
Pour l’ouverture des pays de l’Est, le film La petite Véra de Vassili Pitchoul en 1988 montrait une jeune fille en rupture avec ses parents Komsomols : elle organisait sa vie par téléphone. La rupture avec le système ancien était déjà là. J’en ai déduit que les communications étaient un facteur de transformation auxquels les organisations anciennes centralisées ne pourraient pas résister et que le seuil de basculement se situait autour de 10 lignes téléphoniques pour cent habitants, ce que l’Histoire a confirmé.
Plus près de nous, le film Rengaine de Rachid Jaïdani de novembre 2012 donne à voir comment, dans les milieux de l’immigration, en dépit des affrontements, des difficultés, des refus, on arrive à surmonter les clivages ethniques. C’est de l’intelligence culturelle dans les banlieues.

P.P. : Et Nollywood au Nigéria, un pays qui sera l’un des plus peuplés d’Afrique (avec près de 500 millions d’habitants) en 2050 d’après les prévisions démographiques?

T.G. : En effet, le Nigéria a une industrie cinématographique forte et bien connue en Afrique. En ce qui concerne les nouveaux noms de domaine de l’Internet, les rares projets africains, outre l’Egypte ou l’Afrique du Sud, sont le .movie et le .music au Nigéria.

P.P. : Vous aviez prévu un certain nombre de choses qui se réalisent actuellement notamment en matière de changement climatique.

T.G. : Dans la prospective, il y a les données concrètes démographiques, ressources naturelles, et puis il y a les données plus difficiles à obtenir, celles du GIEC notamment. En 1990, dans le livre 2100, nous avions anticipé un réchauffement climatique de 3 à 6 °C, après avoir consulté les modèles de l’université de Boulder (Colorado). Les récentes conclusions du cinquième rapport du GIEC viennent de confirmer cette ancienne évaluation.
Les politiques se sont ridiculisés en affirmant qu’ils allaient d’autorité limiter le réchauffement du 21ème siècle à 2°. Il faudrait leur rappeler que le sorcier Shadok, lui, ordonnait au soleil de se lever tous les matins et, grand succès, ses ordres étaient suivis d’effet.

P.P. : Si nous atteignons 6°C, n’est-ce pas catastrophique ?

T.G. : A 6 °C, la banquise est fondue. Les bateaux, au lieu emprunter le canal de Suez et celui de Panama, vont passer par l’Arctique : la route entre Chine-Japon et Europe-Côte est des USA, est plus courte et sans péage.
Il y aura aussi la possibilité de faire des forages pétroliers dans l’Arctique avec les perspectives de pollutions correspondantes, ce qui n’est pas très réjouissant.
Pour ce qui est de la montée du niveau des océans, la fonte de la banquise arctique est presque sans effet, car elle est faite de glace qui flotte sur l’eau. En revanche, la fonte de la couverture de glace du Groenland, si elle était complète, ferait monter le niveau des océans de 7 mètres, ce qui supposerait d’immenses travaux d’aménagement des villes côtières dans le monde entier et sans doute la construction de cités flottantes. Si la glace de l’Antarctique fondait, ça serait encore beaucoup plus.
Mais les estimations pour le 21ème siècle restent modestes : moins d’un mètre. Seuls certains pays : la Hollande, le Bangladesh, certaines îles du pacifique, se préparent à faire des travaux d’aménagement.
Les estimations scientifiques du GIEC me paraissent assez honnêtes. Mais il est de plus en plus difficile de faire la part des choses, depuis que les lobbies se mêlent de financer des contre-expertises, destinées pour la plupart à démontrer qu’il n’y a pas de problème et que les activités effrénées des industriels peuvent se poursuivre sans risque. C’est la confrontation de la science et de la propagande ; ça peut mener loin, on l’a vu pendant la seconde guerre mondiale.

P.P. : Qu’est-ce que l’ethnotechnologie ?

T.G. L’ethnotechnologie est l’analyse des systèmes techniques, des processus d’innovation et des rapports entre la technique et la société. Nous avons travaillé avec notre grand historien des techniques, Bertrand Gille, inventeur de la notion de système technique.
Notre analyse montre comment nous sommes passés d’une civilisation matière-énergie (ciment, acier pour la matière et énergie pétrolière et charbonnière) à un système cognitif organisé autour de l’axe temps-vivant. Deux techniques (l’optoélectronique et la biotechnologie) se rejoignent au niveau du nanomètre (nanotechnologie). Elles « convergent » avec les sciences cognitives et les technologies de l’information. Ce qui est en cause est donc de l’ordre du fonctionnement intime de la vie et de la conscience, individuelle et collective.
D’une part, nous assistons à la contraction du temps à l’échelle de la nanoseconde (soit cent millions de fois plus vite que les neurones du cerveau, ce que Bernard Stiegler désigne comme le franchissement du « mur du temps » par analogie avec le mur du son), d’autre part, le déséquilibre avec l’écosystème s’accentue, les espèces disparaissent.

P.P. : Quelles zones seront les plus menacées ?

T.G. : Toutes celles qui sont arrosées par les fleuves prenant leur source dans l’Himalaya, à cause de la fonte des glaciers, qui jouent un rôle de régulateur des flux. Ils accumulent la neige en hiver et relâchent de l’eau au printemps et en été, après la fonte des neiges, quand les précipitations ont diminué. Un régime des eaux plus irrégulier nécessitera des barrages pour les contenir. Les Chinois ont déjà commencé avec le barrage des Trois Gorges, à la fois régulateur et source d’énergie. L’Inde est en train de construire dix mille kilomètres de canaux pour interconnecter ses fleuves. La péninsule indochinoise est aussi extrêmement sensibilisée aux fluctuations du Mékong. Dans l’ensemble, cette région arrosée par l’Himalaya regroupe près de la moitié de l’espèce humaine. Ses problèmes nous concernent tous.

P.P. : Il ne s’agit pas là de projections?

T.G. : Non, ce sont des données concrètes. Nous savons que le changement climatique va engendrer des mouvements de populations, des migrations sud-nord. Déjà, des millions de chinois ont franchi la frontière pour faire de l’agriculture en Sibérie.

P.P. : Des réfugiés climatiques avant l’heure ?

T.G. : Nous estimons que le nombre de réfugiés climatiques au 21ème siècle pourrait être de l’ordre de 200 millions. Bien que ce soit difficile à vérifier, on peut estimer qu’il y a déjà 60 millions de personnes qui ont migré. Au 20ème siècle les migrations étaient dues à des causes économiques, au 21ème siècle, elles seront aussi climatiques.

P.P. : Et dans l’imaginaire du prospectiviste ?

T. G. : Il y aura un mélange des populations plus important. Le film Rengaine montre que bien que ça crée des drames, de la violence et que, dans certains cas, les communautés arrivent à surmonter leurs différences.

P.P. : Est-ce que l’Internet sera un facteur d’harmonisation ?

T.G. : Vraisemblablement. L’Internet permet d’accéder à un autre niveau de connaissance. Cependant, la moyenne des internautes dans le monde n’est encore que du tiers de la population (34 % en 2013) et elle augmente de 2% par an (soit 140 millions d’internautes supplémentaires chaque année). Dans 20 ans, les deux tiers de l’humanité seront connectés. Actuellement, les pays du Nord de l’Afrique, à part la Libye, sont entre 20 et 30% ; en Afrique subsaharienne, le taux tourne autour de 5% ; En Inde, il est entre 10 et 15 %, en Chine à 30 %, en Europe à 60 % et aux Etats-Unis à 70 %. C’est donc un paysage très inégal.
Et, dans bien des cas, la connexion même élémentaire se fait dans les Internet cafés et n’est pas très performante du point de vue de la rapidité. Donc l’influence de l’Internet est très largement à venir.

Cependant, ce qu’on peut en attendre, c’est en plus de l’enseignement à distance, la transformation du système monétaire ; en particulier les monnaies complémentaires (voir le rapport du Club de Rome « Money and sustainability, the missing link »), et le paiement par téléphone mobile, qui démarre en Afrique, région peu bancarisée. On y vire de l’argent par téléphone. En travaillant pour l’union économique et monétaire ouest africaine (UEMOA), j’ai appris qu’il suffisait d’un coup de fil pour que l’accord se fasse, car la confiance repose encore sur la tradition orale, sur la parole.

Pour ce qui est de nos pays occidentaux, la transformation est déjà visible avec les monnaies complémentaires comme le SOL, Violette, des billets imprimés par la mairie de Toulouse qu’il est question de mettre sur le téléphone (http://www.leszoomsverts.fr/index.php/productions/93-sol-violette-le-film). Il y a déjà en France quelque 475 SELs (Système d’Echange Local, voir l’annuaire sur selidaire.org).

P.P. : Comment interpréter ce phénomène qui prend de l’ampleur ?

T.G. : L’expérience montre que ces monnaies se créent pour pallier aux effets d’une crise. C’est le cas du WIR en Suisse créé après la crise de 1929, et encore en fonctionnement actuellement. C’est le cas en Argentine, lors de la grande crise de la fin des années 90. Il y a aussi maintenant un coté militant : le souhait de réactiver les circuits courts d’approvisionnement, de se contenter des produits locaux de petits producteurs qu’on connaît. En tous les cas, depuis le milieu des années 1980, il y a une éclosion de ces monnaies, plus de 5000 dans le monde, d’après les estimations de Bernard Lietaer.

P.P. : Pouvez-vous nous parler des MOOC (Massive Open Online Classes) ?

T.G. : Le développent des MOOC va transformer l’enseignement universitaire et secondaire. Lors de la réunion du projet « sillages » au lycée Henri IV fin octobre 2013 (voir sillages.info), j’ai constaté que les initiatives sont nombreuses, variées et internationales, souvent portées par des associations.
Dans le système américain, l’évaluation se fait par Q.C.M. (questions à choix multiples, ce qui permet d’automatiser le dépouillement des réponses, même très nombreuses), dans le système européen, aussi par les pairs. Certains MOOC américains pratiquent aussi le jugement par les pairs, mais les QCM sont plus répandues aux USA qu’en France. Evidemment, les QCM simplifient considérablement le travail : il n’y a plus besoin de correcteur, le dépouillement se fait par ordinateur. Tandis que le jugement par les pairs (on dit aussi la e-réputation) n’est pas quantifiable, mais beaucoup plus proche de ce qui se fait dans la vie. En effet, les populations arrivent assez souvent à savoir qui est compétent dans tel ou tel registre. Mais cela suppose que le système change en profondeur.
Un exemple : Robert Balard, qui a découvert l’épave du Titanic, a monté un enseignement qui touche plus d’un million d’étudiants et 35 000 enseignants. De quoi s’agit-il ? D’un cours sur la plongée sous-marine. http://www.ted.com/talks/lang/fr/robert_ballard_on_exploring_the_oceans.html
Les disciplines que l’université et les grandes écoles enseignent sont trop souvent ennuyeuses à côté. Le système va se développer vers ce qui intéressera vraiment les jeunes et non les systèmes institutionnels, « les peaux d’ânes ».

P.P. : Quel est votre pronostic?

T.G. : Ceux qui fabriquent le savoir pédagogique mettront l’accent sur le caractère artistique de ces MOOC. Cela induira d’autres méthodes pédagogiques. A l’avenir ce seront les enseignants qui subiront les appréciations des étudiants et non plus l’inverse.

P.P : Mais si les étudiants n’étudient que ce qui les intéresse, y aura-t-il encore des mathématiciens?

T.G. Il y a des mathématiciens amateurs, comme en témoignent les revues Quadrature et Tangente, et aussi des archéologues ou des philosophes amateurs. Les amateurs retrouvent une place dans la société, y compris dans l’élaboration de la science. De même qu’au 19ème siècle, il y avait les sociétés philotechniques fréquentées par des techniciens amateurs.

P.P. : Est-ce qu’une société où il y a davantage d’amateurs sera plus porteuse d’innovation ?

T.G. : Bien sûr ! Les innovations technologiques ont souvent été le fait des techniciens amateurs, les jeunes qui créent leur entreprise dans un garage, par exemple. Ce fut le cas d’Apple à Silicon Valley, comme le décrit le film sur Steve Jobs. Et Apple est maintenant la première capitalisation boursière mondiale.
La seconde moitié du 19ème siècle français a été une grande période créative. Elle a vu l’avènement de la culture technique diffusée par une abondante littérature (Figuier par exemple). Les frères Lumière ou Nicéphore Niepce qui ont inventé le cinéma et la photographie étaient des amateurs, Morse qui a inventé le télégraphe était un peintre. Gramme, un ouvrier modeleur, a inventé la génératrice et le moteur électrique. Et Robida a dessiné un laboratoire de langues.

P.P. : Parmi les livres que vous avez écrit il y en à un qui est consacré à l’innovation (disponible sur gaudin.org). Comment les politiques publiques peuvent-elles favoriser l’innovation?

T.G. : A partir de 1974, nous avons créé avec nos collègues des autres pays un club européen, le Six Countries Program on Innovation Policies dont le siège est à la Haye en Hollande. Ce club existe toujours. En 1980, nous avons passé deux jours à nous interroger sur ce qui fait qu’un pays est favorable à l’innovation et nous avons repéré trois points :

Premier point : une culture technique, nous venons d’en parler à propos du 19ème siècle. Pour cela il faut des enseignements techniques, des revues de vulgarisation, des animations et des échanges, et aussi des écomusées. Dans le vocabulaire technologique, il y a 6 millions de références alors que dans une langue il y a seulement 60000 mots. Un très grand auteur, tel que Balzac, en utilise seulement 4000. La technique est donc une hyper langue, un objet culturel complexe et difficile d’accès. Il est dommage que, le plus souvent, l’action culturelle refuse de s’intéresser à la technique. Néanmoins, je reconnais que le Centre Pompidou a promu le design, et La Villette est un grand musée des sciences et techniques.

Le deuxième point, c’est l’élimination des obstacles qui se dressent devant l’innovateur, les chasses gardées des entreprises ou de certains lobbies industriels ou scientifiques, et la bureaucratie. S’attaquer aux obstacles, très peu de gouvernements ont le courage de le faire. Le rapport de Jacques Rueff et Louis Armand en 1960 (La documentation française) est toujours valable. C’était à l’époque du Général de Gaulle, ensuite, à partir de Pompidou-Giscard, ça a été, pour pasticher Hamlet, « lobby or not lobby ».

P.P. : Quel est le troisième pôle ?

T.G. : Les grands programmes. Dans le cas américain, ce sont les programmes de la défense qui ont crée les conditions et financé les débuts de l’innovation technologique à Silicon Valley, ensuite diffusée dans la société. La commande publique est génératrice de processus d’apprentissage. La thermographie à infrarouge, par exemple, a été développée à partir d’un contrat de la défense pour repérer les combattants vietnamiens de nuit. Elle a ensuite a été utilisée pour la médecine et pour la mesure des pertes thermiques des bâtiments. Citons aussi l’Internet, né d’une commande militaire. Autres lieux où la recherche a été porteuse d’innovation, les laboratoires privés de grandes compagnies monopolistiques comme les Bell Laboratories où William Shockley a inventé le transistor.

En France, Maurice Papo, un ingénieur télécom a réussi à convaincre IBM de créer le laboratoire de la Gaude en 1959, dédié à la communication des ordinateurs entre eux. Dans les années 60, France Télécom avait comme laboratoire le CNET (Centre National des Etudes et Télécommunications) : On y a mis au point la digitalisation du signal, la commutation par paquet, composante essentielle de l’Internet, et le réseau Transpac. Citons aussi Louis Pouzin, un ingénieur français qui a préfiguré l’Internet avec le réseau Cyclades entre laboratoires. Ces initiatives françaises sont sous-estimées. Le problème, c’est que la créativité française n’est pas soutenue par les crédits publics, militaires et aussi civils, avec la même ampleur qu’aux Etats-Unis.

PP.: Et que pensez-vous de la commission « innovation 2030 » présidée par Anne Lauvergeon qui a fixé 7 secteurs stratégiques pour la France à la mi-octobre?

T.G.: « En ce qui concerne la commission Lauvergeon, il est indiscutablement positif de cibler ainsi quelques domaines. C’est une stratégie qui relève du troisième pilier de la politique d’innovation : les programmes. Evidemment, en comparaison des programmes américains, soutenus par la défense, auxquels on doit le lancement de la dynamique de silicon valley et aussi les développements d’Internet ; en comparaison aussi avec ce que font les chinois, le volume des ambitions françaises paraît un peu court. C’est dû entre autre, au piège monétaire dans lequel les européens se sont laissés enfermer.
Je n’ai pas de remarque à faire sur les 7 thèmes qu’elle a choisis, qui ont tous leur intérêt, mais l’innovation est par nature imprévisible. Ce qui compte, dans une stratégie innovatrice de commande publique, c’est le savoir-faire technique acquis par les individus dans les entreprises, lequel trouve souvent des applications ailleurs. Par exemple, les entreprises ayant construit le LHC au CERN ont acquis un savoir-faire en supra conductivité, ce qui, on peut le pressentir, devrait avoir aussi des applications médicales et dans l’énergie pour le transport et même peut-être le stockage… »

Photo © Dominique Lacroix