Si le « théâtre de l’opprimé » (1) est bien, à l’origine, une réponse « esthétique et politique » (Boal, 1997 (2)) à l’intolérable répression qui s’exerçait sur le continent latino-américain au cours des années 70, ses nombreux développements sur d’autres continents, notamment européen, attestent de sa pertinence dans les situations démocratiques.

Les oppressions ne sont hélas pas seulement dictatoriales et les régimes démocratiques de l’Europe occidentale n’ont pas pour autant résolu la question de la « participation » de tous les citoyens, ni celle des multiples oppressions que subissent leurs populations. Déficit démocratique, augmentation des inégalités, discriminations multiples touchant certaines catégories de la population, les signes spécifiques de ce que l’on pourrait caractériser comme « oppression » en régime démocratique ne manquent pas.

Le « travail concret sur une situation concrète, à un moment donné, dans un lieu déterminé » (Boal, 1997) peut alors constituer une piste de travail, une ressource pour mettre en jeu ces oppressions.

Issu d’une tout autre tradition Jurgen Habermas, philosophe et sociologue allemand, en digne héritier de la sociologie critique de l’école de Francfort développe un diagnostic sévère sur notre contemporanéité. Sa thèse célèbre de la « colonisation des mondes vécus » insiste sur l’emprise croissante du système (économique et administratif) sur les évidences partagées qui servent d’arrière-fond et de contexte aux interactions des membres d’une société.

Ce diagnostic porte sur l’espace privé mais aussi sur l’espace public, privatisé, marchandisé à travers la multiplication des sondages, des enquêtes d’opinion ou encore le déclin du débat argumentatif. La tension positive qui existait entre monde vécu et espace public s’est retournée : l’espace public en perdant de sa pertinence s’est déconnecté des mondes vécus.

Rapprocher ces deux traditions n’est pas artificiel : toutes les deux recherchent des voies d’émancipation et dans ce court texte nous allons montrer comment la conception habermassienne de l’espace public, enrichie des critiques qui lui ont été opposées, peut contribuer à montrer toute la portée des pratiques issues du « théâtre de l’opprimé ».

L’espace public selon Jurgen Habermas et ses critiques

Pour Stéphane Haber (2001), « Habermas appelle espace public le lieu où les interprétations et les aspirations en question se manifestent et acquièrent consistance aux yeux de chacun, s’interpénètrent, entrent en synergie ou en conflit ». _ L’espace public est à la fois le lieu de cette « discussion » et le résultat de ce processus. Il y a une dialectique vivante entre les savoirs de tous types (experts, profanes) plus ou moins liés aux expériences vécues, aux mondes vécus de ceux qui les professent.

L’espace public est ce par quoi la société civile dans sa totalité, considérée d’un point de vue unifiant, tend à se penser elle-même en manifestant sa capacité « d’auto-thématisation » : en mobilisant une réflexivité qui lui est propre, elle est capable de proposer des interprétations des évènements. C’est le premier moment de l’autonomie. L’espace public est donc bien cet espace où la participation politique passe par le médium du langage, une arène institutionnalisée d’interaction discursive. J. Habermas défend les vertus libératrices d’un état idéal d’une société de communication pure et parfaite, situation d’interaction langagière d’où la domination serait absente.

En dépit de ses origines bourgeoises – le lien entre le développement de cet espace public et le développement du marché (avec le rôle de la presse) est clairement marqué – l’espace public a représenté une évolution sociale progressive au fort potentiel émancipateur. Habermas n’idéalise pas pour autant cet espace public : il juge bien que ce n’est qu’une conjoncture sociale temporaire qui a permis que les intérêts particuliers de la bourgeoisie aient un moment coïncidé avec des intérêts universels.

Mais, aujourd’hui, il en est tout autrement : l’espace public bourgeois et son modèle libéral sont tombés en désuétude. « Autrefois, la publicité avait dû se frayer une voie en s’opposant à la politique du secret pratiquée par l’absolutisme : elle s’efforçait de soumettre personnalités et problèmes à la discussion publique, et faisait en sorte que les décisions politiques fussent révisables devant le tribunal de l’opinion publique. De nos jours en revanche, ce n’est qu’avec l’aide d’une politique du secret pratiquée par des groupements d’intérêts que la publicité est imposée : elle confère à des personnalités ou à des choses un prestige public et les rend par là susceptibles d’être adoptées, sans réserve ni discussion » (Habermas, 1993).

Les évolutions contemporaines sont caractérisées par une opacité du pouvoir politique (dérive technocratique) et des relations ambiguës avec les autres formes de pouvoir. Son rapport avec la société civile ne se décline plus que sous une conception stratégique : la rhétorique politique est devenue vide de tout contenu, matraquage médiatique et persuasion publicitaire ont dénaturé l’espace public bourgeois. Si l’on ajoute à cela la dégénérescence du pôle parlementaire l’on comprend que l’espace public contemporain ne remplisse plus aucune fonction émancipatrice.

Pourtant et c’est là où J. Habermas se démarque d’auteurs comme Horkheimer, Adorno ou Marcuse, ce pessimisme est tempéré par la croyance aux potentialités d’une raison pratique, celle de la raison communicationnelle. Habermas promeut une « relation intersubjective entre des individus qui, socialisés à travers la communication, se reconnaissent réciproquement » (Habermas, 1988). Il met alors au cœur de sa pensée une réflexion sur le langage.

Les critiques de cette conception n’ont pas manqué. Pour de nombreux auteurs, l’espace public n’a jamais été un pur lieu de confrontation de discours contradictoires et de débats rationnels. Il fonctionne également comme un espace d’offres identitaires, d’affichages d’identités collectives. On a affaire en réalité à une production dialectique du je/nous. La dimension identitaire de l’espace public peut prendre de nombreuses formes : en France par exemple, la gay pride peut être considérée comme l’exemple de l’invention actuelle de collectifs aux formes et revendications variées.

Pour Nancy Fraser (Renault, Sintomer, 2003), même si elle est amenée à critiquer H., la conception de celui-ci est indispensable à la théorie critique de la société et à la pratique politique démocratique. Pour elle, comme pour d’autres, Habermas idéalise l’espace public bourgeois : l’espace public officiel repose en effet sur des exclusions significatives ; le genre par exemple lié ou non à d’autres types d’exclusion essentiels aux espaces publics libéraux ancrés dans les processus de formation des classes. Il ne suffit pas d’affirmer qu’une arène de discussion est un espace où les statuts sociaux existants sont mis entre parenthèses et neutralisés pour qu’ils le soient vraiment. Habermas néglige aussi l’existence d’autres espaces publics, non libéraux et non bourgeois : contrepublics, publics nationalistes, petits paysans ; les publics concurrents existent toujours et ne sont pas (forcément) le signe d’une dégénérescence contemporaine de l’espace public.

En fait, elle remet en question quatre hypothèses essentielles à la conception traditionnelle de l’espace public habermassien :

 au sein d’un espace public, les interlocuteurs ont la possibilité de suspendre, de mettre entre parenthèses les différences de statut social et de débattre comme s’ils étaient socialement égaux. Or cette mise entre parenthèses tend à favoriser les groupes dominants : il serait donc plus approprié de refuser de mettre les inégalités entre parenthèses et de les reconnaître : la démocratie politique n’exige-t-elle pas une égalité sociale substantielle ?

 un espace public unique et global serait toujours préférable à un réseau de publics pluriels. Or, que ce soit au sein de sociétés stratifiées ou au sein de sociétés égalitaires multiculturelles l’existence de contrepublics subalternes (arènes discursives parallèles) est avantageux : ils fournissent leur propre interprétations de leurs identités, de leurs intérêts, de leurs besoins. Ils contribuent à élargir l’espace discursif sans pour autant le fragmenter et militent contre le séparatisme car ils supposent une orientation publiciste

 l’émergence de problèmes privés est toujours indésirable. Or, un des thèmes importants de la contestation publique est celui des frontières entre public et privé. La théorie critique doit reconsidérer les termes privé et public, qui ne sont que des classifications culturelles et des étiquettes rhétoriques.

 enfin, la séparation nette entre société civile et Etat est exigée. Or, toute conception de l’espace publique qui exige une séparation tranchée entre la société civile et l’Etat sera incapable d’imaginer les formes d’autogestion, de coordination entre différents groupes, et de responsabilité politique qui sont essentielles à une société démocratique et égalitaire.

En dépit des critiques qui lui sont adressées on voit bien que la conceptualisation de l’espace public proposée par J. Habermas est essentielle à la compréhension actuelle des phénomènes démocratiques. Elle permet également de voir toute la pertinence démocratique du théâtre de l’opprimé notamment dans son expression théâtre-forum. Inversement le théâtre-forum met en évidence les manques de la théorie habermassienne de l’espace public en attestant en quelque sorte empiriquement de la validité des critiques à son égard.

La puissance démocratique du théâtre de l’opprimé

Si l’on accepte d’intégrer ces critiques à la perspective habermassienne, on peut alors, sans hésiter, considérer les pratiques du théâtre de l’opprimé comme des lieux d’espace public, avec une éventuelle spécificité qu’il convient de définir.

Le théâtre de l’opprimé est une méthode qui porte en son sein le projet émancipateur de la modernité. Au cœur même du monde contemporain, il rappelle que les ressources émancipatrices sont toujours présentes et en cela il partage la croyance portée par Habermas, au niveau théorique, en un progrès humain possible.

Mais, ses ressources sont langagières et corporelles. Le théâtre de l’opprimé est certes un espace de discussion, mais il est plus que cela : espace théâtral où les mots se transmuent en actes de corps, où les paroles ne prétendent pas seulement à la validité mais surtout à la reconnaissance de celui qui les met « en scène ». Il est fécond de ce que les Anglo-saxons appelleraient sans doute la puissance d’agir (empowerment).

Dire c’est faire sans doute, mais cela va encore mieux en le faisant : les mots s’incarnent, les idées prennent chair, le corps langagier trouve sa vérité dans cet affrontement où les comédiens résistent aux propositions faites par les membres du public. Il ne s’agit pas seulement d’argumenter mais également de mettre en œuvre, de tester la fécondité concrète d’une idée au sein d’un espace théâtral. En ce sens, l’espace scénique du théâtre de l’opprimé n’est pas un espace de discussion, de controverses au sens habermassien du terme : il convoque tout ce que l’espace du théâtre convoque – « l’élément le plus important du théâtre est le corps humain » (Boal, 1997) -, il convoque en réalité « l’assistance » au sens que Peter Brook donne à ce terme : assemblée « tâchant de vivre chaque moment plus clairement, plus intensément ».

Or, l’espace public habermassien ne permet sans doute pas cette intensité de vie. Lorsqu’il parvient à émerger comme assistance, et c’est bien l’objectif – « l’un des deux principes fondamentaux est d’aider le spectateur à se transformer en protagoniste d’une action dramatique, en sujet, en créateur, en transformateur » (Boal, 1997) -, le public transmue la scène théâtrale en espace public, en lieu de réappropriation de son passé et surtout de son avenir – le deuxième principe est « d’essayer de ne pas se contenter de réfléchir sur le passé, mais de préparer le futur » (Boal, 1997).

C’est bien l’action qui est visée dans le théâtre de l’opprimé, une action réflexive : « si tu agis l’action réelle dans un cadre fictif, c’est une répétition de l’action, ce n’est pas l’action elle-même ; en tant que telle, une action tout de même, mais qui ne te donne pas le sentiment d’en avoir terminé avec l’action réelle » (Boal, 1996). Il s’agit donc bien « d’une phase inférieure à l’action réelle, véritable, mais d’une action de beaucoup supérieure à la simple discussion abstraite » (Boal, 1996).

On voit bien là la différence dans la conceptualisation que l’on peut faire de l’espace public. Pour Augusto Boal, il est clair que cet espace est orienté vers l’action à venir et tourne le dos à toute volonté cathartique. Chez Habermas, même si l’on peut voir l’espace public comme le « moyen d’une sorte de prise de conscience historique de soi-même » (Haber 2001), le rapport à l’action n’est pas intégré au sein de l’espace public. L’attention très forte portée au langage le conduit à minorer l’engagement corporel et le rapport à la praxis.

Ainsi, le spectateur quitte les rivages dominés de l’opinion publique pour s’aventurer dans l’espace ouvert et incertain de la scène publique.

D’autre part ce qui apparaît grâce au théâtre de l’opprimé, lieu de l’éventualité, voire de l’événement, c’est l’actualisation des potentialités civiques des mondes vécus. Les jeux ne sont plus déjà faits : l’oppression personnelle se transmue en matériau pour l’action collective et en ressources pour comprendre les logiques institutionnelles. Ainsi, le discours ancré, unique et personnel, voire narcissique devient la source des échanges conduisant à la mise à jour des processus de domination.

En effet, les scènes présentées sont élaborées à partir « d’histoires vraies » ancrées dans le quotidien des personnes. Le forum permet aux personnes de proposer des pistes qui articulent ce qu’elles sont (leur conception du monde et leur situation) à leur projet (leur vision du monde) : « on ne peut pas faire le théâtre-forum pour et avec des gens qui ne se connaissent pas, mais pour un groupe, une collectivité de travail, des étudiants dans une faculté, des membres d’une association, un mouvement féministe, des habitants d’un bidonville » (Boal, 1996). _ Dans ce cadre, l’expert quand il intervient se retrouve au sein d’une expérience vécue, élaborée et reconstituée sur scène à partir d’histoires recueillies par la troupe des comédiens. Le théâtre forum participe ainsi de cette construction de l’autonomie au sein de groupes, mais de manière très localisée. Il permet de reconquérir de l’autonomie au sein des mondes vécus.

Ce qu’a bien compris le théâtre de l’opprimé, c’est que le contexte de l’expérience vécue était nécessaire pour retrouver de l’espace public. L’espace public ne se décrète pas.

La spécificité de l’espace public mis en œuvre par le théâtre de l’opprimé est bien là : exprimée en termes habermassiens, elle réside dans cette articulation particulière de l’expérience vécue et de l’espace public, sans la médiation du système, même si c’est bien lui dont, au fond, le théâtre de l’opprimé s’occupe. Il s’agit de mettre au jour les logiques institutionnelles, de prendre conscience de la colonisation du monde vécu opérée par le système.

Aussi, on peut affirmer que le théâtre de l’opprimé est bien un des lieux de la construction de l’autonomie politique. D’une certaine manière, il est l’espace public réalisé. On est certes bien loin des conceptions qui considèrent que les expressions s’éprouvant dans ces espaces peuvent être attribuées à une quelconque volonté générale. Ce n’est pas en ce sens que le théâtre forum est un espace public. Mais, il est indéniable que le théâtre-forum permet une socialisation, une publicisation de souffrances qui relèvent croit-on en grande partie du privé.

Le théâtre-forum permet d’intégrer à l’espace public les évolutions de la sociabilité, les transformations du monde contemporain. Et là, il ne faut pas se tromper : ce n’est pas le théâtre de l’opprimé qui ne relèverait pas de l’espace public, c’est l’espace public qui se transforme et accueille de nouvelles problématiques.

En ces temps de croyance au développement d’un individualisme psychologique, le théâtre-forum rappelle à propos que ce qui est bien souvent attribué à des déficiences personnelles relevant de la sphère privée doit au contraire être relié aux transformations contemporaines de l’arc politico-social. En ce sens et en ce sens précis, le théâtre-forum est une propédeutique à l’espace public.

En poussant un peu l’interprétation, à la fois du côté de l’ambition de J. Habermas et de celui de l’essence du théâtre de l’opprimé, on pourrait dire que le théâtre de l’opprimé réalise le rêve de J. Habermas : le monde vécu comme espace public. En tout cas il contribue à décoloniser les mondes vécus contemporains : les savoirs objectivants sont réinsérés au sein des mondes vécus.

Expression et mise en œuvre des opinions, les participants à ce qu’il faut bien appeler « espace public » sont amenés à prendre position : si la fonction est bien sûr cognitive, elle permet d’inscrire cette réflexivité dans un ensemble d’interactions réelles, non déconnectées du quotidien.

L’espace scénique permet l’expression de plusieurs opinions éventuellement contradictoires et qui peuvent également être approfondies, modifiées ou radicalement contestées par les différentes personnes qui se succèdent sur scène. Le rôle de  » l’antagoniste  » est alors essentiel : il permet de prendre conscience que, parfois, son action ne relève pas d’une mauvaise foi intrinsèque. L’espace public idéal de J. Habermas n’est alors pas loin : la discussion prend la forme d’une confrontation de maximes universalisables.

Mais cet espace public théâtral est un espace qui se détache de la réalité : la scène du théâtre-forum est un point d’intersection entre le monde quotidien et le monde du système, entre l’opprimé et l’oppresseur. La distance induite par le théâtre permet aux aspirations de s’exprimer librement : elle libère l’espace public d’une double fiction, celle qui consiste à affirmer la stricte équivalence réelle de tous, celle qui croit qu’au sein d’un espace public tous les sujets peuvent être abstraitement abordés.

Enfin, le théâtre de l’opprimé rend les circonstances toujours favorables : la distance induite par la mise en scène réduit les risques d’auto censure maintes fois signalés dans les débats publics où seule une prise de parole, sans jeu de scène est autorisée. De ce point de vue il serait intéressant de comparer les espaces publics provoqués par le théâtre de l’opprimé et ceux résultant des procédures d’évaluation technologique participative qui émergent depuis quelques années en Europe occidentale : quels sont les effets psychologiques, cognitifs, et politiques de la mise en scène ?

Il est fort probable que la médiation du théâtre, car c’est bien de théâtre qu’il s’agit, permette un accroissement de l’expression des opinions et de la liberté des aspirations. Emancipateur, le théâtre de l’opprimé l’est donc dans son principe même si son origine est bien évidemment datée et située : permettre à tous de pouvoir mettre en œuvre arguments et aspirations au moyen du langage. Il est important de souligner que ce n’est pas tant aux yeux des autres participants que la consistance des opinions s’avère : c’est dans la prise de parole que l’opinion acquiert aux yeux de celui qui la met en œuvre une consistance. Il n’y a là rien de miraculeux : c’est dans un mécanisme de co-construction avec l’antagoniste que se peut se réaliser cette émancipation. Cette dimension trop souvent oubliée dans les conceptualisations classiques de l’espace public, notamment chez J.Habermas, apparaît ici avec éclat : l’espace public est aussi le lieu de la construction identitaire personnelle.

Conclusion

Il n’est sans doute pas contestable que les expériences du théâtre de l’opprimé, qui se sont développées un peu partout dans le monde au cours des années 80-90, font partie constitutive de cet espace public post bourgeois. Se profile ainsi une autre compréhension de l’espace public contemporain. Si les réflexions habermassiennes nous aident à mettre en évidence les ressources particulières d’un type d’agir particulier, l’agir communicationnel, le théâtre de l’opprimé en intégrant, à son insu, les critiques faites aux conceptions habermassiennes de l’espace public met en évidence la possibilité concrète d’un agir communicationnel concrètement situé.

Le monde vécu cesse alors d’apparaître comme le lieu de l’emprisonnement communautaire et de la fermeture pour devenir une possibilité de recréation de l’espace public. Jurgen Habermas (1992) lui-même reconnaît d’ailleurs que la lutte pour la reconnaissance peut avoir lieu dans des espaces de micro-mobilisation et de résistance collective qui travaillent l’espace public : le théâtre de l’opprimé est bien cette méthode, cette forme de théâtre qui permet le travail quotidien et concret de l’espace public. Aussi, les expériences du théâtre de l’opprimé peuvent être lues et vues comme autant de lieux qui permettent de contribuer à une sociologie des espaces publics contemporains en partant des travaux fondateurs de J. Habermas tout en les relativisant : penser dans les catégories de la communication ce qui auparavant l’était dans celles de l’Etat de droit.

Bien sûr, la question de l’universel, la question de la montée en généralité reste importante. Mais, elle n’est sérieusement envisageable qu’à partir d’une socialisation politique réelle, c’est-à-dire inscrite dans la bonne chair du social, inscrite dans la « common decency » (Orwell cité par Michéa, 2002) : « ensemble des dispositions éthiques et psychologiques partagées par l’ensemble de la classe populaire », « sentiment intuitif des choses qui ne doivent pas se faire ».

Si l’on veut rester digne de sa propre humanité quand les circonstances l’exigent et si l’on cherche à maintenir les conditions d’une existence quotidienne véritablement commune, c’est sur ce fond qu’une reconnaissance apaisée passant par le don, la solidarité, la culture de la réciprocité peut fonder une vie publique, confrontée aujourd’hui à la crise du politique.

Alors, seulement, la vie publique entendue comme possibilité offerte à tous les individus d’accomplir leur liberté pourra, à nouveau, se déployer.

(1) C’est à partir du « matériau » issu d’une collaboration avec la compagnie NAJE (« Nous n’Abandonnerons Jamais l’Espoir ») que cet article a pu être élaboré. Que l’ensemble des comédiens et des habitants des différents projets auxquels nous avons participé en soit chaleureusement remercié.

(2) Les dates des ouvrages d’Augusto Boal font référence aux éditions françaises.

Eléments de bibliographie

 Boal Augusto, Théâtre de l’opprimé, Paris, La Découverte, 1996.

 Boal Augusto, Jeux pour acteurs et non-acteurs, Paris, La Découverte, 1997.

 Haber Stéphane, Jurgen Habermas, une introduction, Paris, Pocket, La Découverte, 2001.

 Habermas Jurgen, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987.

 Habermas Jurgen, Le Discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988.

 Habermas Jurgen, L’espace public, Paris, Payot, 1993.

 Michéa Jean-Claude, Impasse Adam Smith, Castelnau-le-Lez, Climats, 2002.

 Renault Emmanuel, Yves Sintomer (dir.), Où en est la théorie critique ?, Paris, La Découverte, 2003.