Dans les années 1970, nous défilions dans la rue pour protester contre la boulimie de Robert Hersant qui se constituait à la force du poignet ce qui nous semblait un empire de presse hégémonique. Il s’agissait de défendre la diversité et la liberté des journaux menacées par des monopoles capitalistes et déjà trop dépendantes des revenus publicitaires. Le « papivore », comme nous le surnommions, était notre ennemi. Une loi restreignant la concentration de la presse fut d’ailleurs votée par la gauche mitterrandienne en 1984, abrogée en 1986 par la droite revenue aux affaires.

Papetier et financier

Quarante ans plus tard, on en viendrait presque à regretter ce personnage, malgré ses pratiques et ses opinions souvent douteuses et opportunistes (notamment durant la Seconde Guerre mondiale). Même s’il menait son groupe, la Socpresse, comme un industriel, il restait néanmoins un patron de presse attaché à ses journaux. Et son « empire » paraît bien modeste au regard de ceux d’aujourd’hui.

Il est pour le moins ironique de voir le Libération de Jean-Paul Sartre et de la Gauche prolétarienne ou même L’Express de Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud récemment « sauvés » par Patrick Drahi, aventurier de la finance et spécialiste du LBO*.
Mais Drahi est un des derniers à être arrivé sur le marché d’une presse désormais quasi entièrement détenue par les représentants du « grand capital », comme nous disions jadis. Le Groupe Figaro, ancien fleuron d’Hersant, est à 100 % aux mains du groupe Dassault quand Lagardère Active détient Elle, Paris-Match, Europe 1, 23 radios dans le monde, 17 chaînes de télévision, 27 titres, tout en étant le premier producteur audiovisuel français. Bouygues possède TF1 et ses satellites. Le trio BNP (Bergé-Niel-Pigasse) est propriétaire du Monde et du Nouvel Observateur. Bolloré s’empare patiemment de Vivendi et de Canal+. La liste n’est pas exhaustive.
Les « patrons de presse » sont donc aujourd’hui des vendeurs d’armes, d’avions et d’hélicoptères, des maçons et des papetiers qui ont réussi, des financiers, des téléphonistes et autres publicitaires.

Couvercle idéologique

En 2015, cela ne semble plus choquer personne. Personne ne s’offusque de cette mainmise totale de chevaliers de l’industrie et de la finance sur l’information. Ils apparaissent même comme des chevaliers blancs volant au secours d’une presse en détresse. On feint naïvement de croire que ces philanthropes agissent de manière tout à fait désintéressée sans se demander ce que vaut à la presse tant de sollicitude.
Certes, ils jurent tous leurs grands dieux qu’ils n’interviendront jamais sur la ligne éditoriale et ne sont là que pour redresser les comptes. Mais voici que l’irritable Pierre Bergé s’insurge régulièrement contre des papiers publiés dans « son » journal. Voici que Bolloré, pourtant encore minoritaire, remet de l’ordre à Canal+, en évinçant notamment les auteurs trop contestataires des Guignols de l’info, au nom de l’audimat et de la rentabilité. Voici que certains documentaires ou articles sont censurés quand ils risqueraient de fâcher des amis entrepreneurs ou des clients publicitaires. Voici même, un comble, que le Figaro met un temps la pédale douce sur ses critiques envers François Hollande au moment où celui-ci œuvre ardemment pour la vente des Rafales.
Tous ces hommes d’affaires avisés ne se sont pas intéressés aux médias pour s’en faire des danseuses dispendieuses, mais bien pour servir au développement de leur business, pour gagner de l’argent avec, et surtout pour maintenir fermement sur les esprits le couvercle de leur idéologie économique.

Vulgate libérale

Du temps d’Alain Peyrefitte, qui fut le ministre de l’Information emblématique du Général de Gaulle, celle-ci était sous surveillance politique. Aujourd’hui, plus de ministère de l’Information, on peut à peu près dire ce qu’on veut de la classe politique, sauf dans ses rapports « intimes » avec le monde des affaires. L’info est maintenant en liberté surveillée économique.
C’est ainsi, insidieusement, que s’est installée une pensée unique en ce domaine. Depuis des années, je n’ai pas lu d’articles ni vu de reportages, dans ces médias gérés par des hommes d’affaires, qui remettent vraiment en cause la vulgate libérale. Quand une autre approche économique y est évoquée, elle est vite présentée comme sympathique, mais utopiste et irréaliste.
Quelle est cette vulgate libérale ? Les lois du marché et la liberté entrepreneuriale sont l’horizon indépassable de l’économie, toute régulation est contre-productive. La concurrence et la compétitivité suffisent à tout. La croissance sans fin va faire notre bonheur. La redistribution sociale est de l’assistanat, qui mène au parasitisme (les chômeurs qui ne trouvent pas de travail sont des paresseux). L’État Providence doit disparaître. Il faut travailler plus pour gagner plus (i. e. que les salariés travaillent plus pour que les actionnaires gagnent plus). La richesse toujours grandissante des riches est un bienfait qui retombe aussi sur les plus pauvres dans un effet de cascade. Les inégalités sont non seulement naturelles, mais utiles pour le bon fonctionnement de la société. Et si l’on réussit, c’est qu’on le mérite, si on reste indigent, c’est qu’on le mérite tout autant.
Il y a peu de journalistes qui osent déroger ouvertement à cette vision réductrice du monde.

Marginalisation

Tout cela est moralement insupportable et économiquement faux. Si ces croyances, auxquelles souscrit béatement notre ministre de l’Économie, lui-même ancien banquier, ont pu servir de viatique relativement efficace depuis les débuts de l’ère industrielle, malgré les dégâts humains que l’on sait, il est clair que non seulement elles ne fonctionnent plus mais aggravent la situation. De plus en plus d’économistes, de plus en plus de citoyens en sont convaincus : il faut changer notre logiciel économique, arrêter de penser le monde qui vient avec les concepts d’un monde qui s’effondre. Mais en raison du monopole exercé par la doxa dans les médias achetés par ceux qui profitent à plein et pour leur seul profit des derniers feux du monde ancien, ils n’ont pas voix au chapitre, réduits au silence, marginalisés**. On s’apercevra trop tard qu’ils avaient raison.

NOTES

* Le LBO (leverage buy-out) est une technique de rachat d’entreprise qui consiste schématiquement à s’endetter lourdement pour l’acquérir et à rembourser l’emprunt sur la trésorerie de celle-ci, après l’avoir restructurée drastiquement pour la rendre rentable.

** Dans le même ordre d’idée, les économistes non orthodoxes sont de plus en plus minoritaires dans les universités et les grandes écoles. Le verrouillage est partout.

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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