Quel jour sommes-nous ? Souvent, de plus en plus, je dois me concentrer, voire prendre un calendrier pour me rappeler si nous sommes mardi ou dimanche, le 16 ou le 24. Ce ne sont pas, j’espère, les signes précurseurs d’une maladie d’Alzheimer, mais tout simplement un nouveau rapport au temps qui s’est institué depuis que je suis à la retraite. Le nom des jours a moins d’importance, les notions de vacances ou de week-end n’ont plus beaucoup de sens.

Et je découvre, en contrepoint, combien toute ma vie jusqu’ici, toutes nos vies sont rythmées par un temps qui ne nous appartient pas. Cela a commencé pour moi à l’âge de cinq ou six ans quand je suis rentré à l’école, la maternelle était alors peu répandue. Mais, pour les enfants d’aujourd’hui, cela débute dès 3 ans ou même dès quelques mois, s’ils vont à la crèche. Dès l’enfance, donc, nous sommes soumis à des règles temporelles contraignantes et extérieures à nous-mêmes, opposées, parfois au rythme biologique naturel. Et cela ne cesse plus, au lycée, à l’université, puis au travail. Une horloge implacable nous dicte sa loi. On commence à huit heures, on finit à dix-huit heures, une heure pour déjeuner, le week-end pour se reposer, les vacances en juillet ou en août.

Pendule sociale

Encore ai-je eu un métier, journaliste, et un mode d’exercice libéral, dans la deuxième partie de ma vie, qui ne m’a jamais obligé à pointer et qui apparemment me laissait libre dans mon organisation, mon bureau étant chez moi. Mais, en réalité, j’avais tellement intériorisé la pendule sociale, que, tous les matins, quand je n’étais pas en déplacement, je me retrouvais à neuf heures devant mon ordinateur pour commencer ma journée de travail, comme un brave salarié. Et je m’arrêtais, effectivement, vers dix-huit ou dix-neuf heures, parfois plus tard, s’il y avait des urgences à terminer. J’essayais également de ne pas (trop) travailler en fin de semaine et prenais mes vacances en août, parce que c’est le mois, pour un indépendant, où il y a moins de travail.

Avec le recul du retrait, je m’interroge. Comment en sommes-nous arrivés à nous plier à ce point à ce temps normé, imposé par une nécessité collective très souvent éloignée de notre fonctionnement et de nos aspirations individuelles ? Pourquoi ne nous révoltons-nous pas contre cette prison de verre qui nous oblige tous à faire la même chose au même moment, à être productifs, créatifs, inspirés à heures fixes et à des périodes où nous ne le sommes pas forcément ? Pourquoi acceptons-nous de mettre notre temps au service de la machine économique et sociale alors que c’est elle qui devrait se mettre à notre service ?

Temps mort

Ces questions sont encore plus cruelles pour moi qui, n’ayant pas de patron direct, aurais pu organiser mes journées comme bon me semblait. Pourtant, pas un matin, en 25 ans de travail comme indépendant, je n’ai osé me dire « tiens, aujourd’hui, je fais autre chose, je vais me promener, voir un film, visiter un musée ». Si je me le suis permis, quelquefois, c’était entre deux rendez-vous, pendant un temps mort, jamais une journée entière. J’aurais culpabilisé, je crois, de ne « rien faire », même si se promener, aller au cinéma ou voir une exposition, c’est évidemment faire quelque chose. Mais ce n’est pas « travailler ». Et je réservais cela aux périodes « autorisées », le soir ou le week-end. Même lorsque la pression du travail se relâchait et qu’au fond j’aurais pu disposer de mon temps à ma guise, je restais cloué devant mon écran vaquant à des travaux peu utiles ou qui auraient pu être remis à plus tard.
Qui aurait su, pourtant, que je n’aurais rien fait de productif, que je serais allé « m’amuser » ou que j’aurais fait la sieste ? Qui m’aurait jugé ? Personne sinon moi ou le regard de Dieu dont on nous a dit, au catéchisme, qu’il voyait tout…
Une sorte de main invisible, parente de celle du marché, nous tient ainsi sous la férule d’un temps contraint. Nous lui obéissons, sans oser la remettre en cause, pas plus que nous nous révoltons contre celle du marché qui nous oblige souvent à agir contre nos propres valeurs. Nous faisons plus que lui obéir, nous pensons que c’est normal, que cela va de soi, nous n’arrivons plus à penser qu’il puisse en être autrement. Nous sommes formatés par les temps sociaux au point d’y dissoudre notre temps personnel, devenu secondaire.

Calendrier imposé

J’étais à tel point formaté qu’il m’a fallu plusieurs mois pour que je cesse, chaque matin, de me mettre devant mon ordinateur et de me demander ce que j’avais à faire. Je commence seulement à reconnaître que je n’ai pas d’autres tâches à accomplir que celles que je veux bien me donner, que je n’ai pas ou peu d’obligations extérieures. J’ai encore du mal à accepter que, certains jours, je n’ai rien de particulier à faire, que je suis libre de mon temps et que je peux en « profiter » comme bon me semble. J’ai encore tendance à me prévoir un « programme » pour la journée.
C’est sans doute la difficulté la plus marquante de l’arrivée à la retraite : réapprendre la liberté de disposer de son temps quand on a été soumis, depuis près de 60 ans, à un calendrier imposé par la société. Je comprends que certains craignent ce vide qui s’ouvre devant eux. Plus personne ne va décider pour eux, il va falloir qu’ils se prennent en main. Et je comprends que d’autres y sombrent dans une vacuité infinie et s’abandonnent à l’oisiveté.

J’espère, pour ma part, désormais que je n’ai plus à perdre ma vie à la gagner, réussir à la vivre pleinement.

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Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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