Par Pierre-Jean Benghozi, Sylvain Bureau et Françoise Massit-Folléa*

L’Internet accueille aujourd’hui des milliards de connexions et d’échanges qui en font l’outil le plus puissant jamais inventé pour le partage de l’information. En quelques décennies, il est devenu le moteur de profondes transformations dans la vie des entreprises, des individus et des institutions. Cet élan n’est pas près de cesser et dans tous les pays ingénieurs et techniciens, industriels et sociétés de services, chercheurs de toutes disciplines et responsables politiques sont déjà en train de dessiner l’Internet du Futuri.

La perspective est celle d’un monde de connexion encore plus dense, entre les hommes mais aussi avec les objets – une connexion permanente et de plus en plus invisible, qui engendre autant de craintes qu’elle est porteuse de promesses. Elle pose sous de nouvelles formes la question des relations entre innovation et marché, entre ressources techniques et applications de services, mais aussi entre sécurité et liberté. Elle perpétue et renforce le besoin d’une gouvernance « transparente, multilatérale et démocratique » qui a irrigué les débats du Sommet mondial sur la société de l’informationii. L’enjeu est de répondre aux incertitudes tant industrielles que réglementaires et aux préoccupations éthiques d’accessibilité, de diversité culturelle et de protection des libertés.

Entre avancées technologiques et méconnaissance des usages, entre harmonisation des standards et aléas de la compétition économique, l’Union européenne est confrontée à trois défis majeurs : Comment articuler de manière partagée, durable et à moindre coût, des réseaux et des applications diversifiés ? Comment guider l’innovation et favoriser la croissance économique ? Comment faire en sorte qu’un réseau de réseaux conçu comme « ubiquitaire » ne soit pas excessivement intrusif ? Le 7ème programme-cadre européen de recherche sur les technologies de l’information et de la communication marque une étape importante. Il est largement consacré aux réseaux et services du futuriii. Quatre aspects essentiels y sont abordés : les nouvelles infrastructures de réseaux (très haut débit, sans fil, mobile), le développement des logiciels et des plateformes de services, l’exploration des technologies 3D Media, l’intégration des puces RFID (Radio Frequency Identification systems) et des adresses IP conduisant à ce qu’on appelle « l’Internet des Objet ».

En fonction des acteurs, et de leurs intérêts parfois divergents, il est difficile de trancher entre « révolution » ou « évolution » technique. Le web sémantique, les nanotechnologies, les Next Generation Networks vont renouveler dans un proche avenir la physionomie de l’Internet. Mais cette réflexion a choisi de partir des usages, avérés ou émergents, pour questionner ces mutations. C’est pourquoi elle est consacrée à l’Internet des Objets qui a largement entamé son déploiement, qui focalise un très grand nombre de recherches en cours, aussi bien en sciences et techniques qu’en sciences sociales et, surtout, qui suscite les interrogations les plus pressantes dans le débat public.

Nous définissons l’Internet des Objets comme un réseau de réseaux qui permet, via des systèmes d’identification électronique normalisés et unifiés, et des dispositifs mobiles sans fil, d’identifier directement et sans ambiguïté des entités numériques et des objets physiques et ainsi de pouvoir récupérer, stocker, transférer et traiter, sans discontinuité entre les mondes physiques et virtuels, les données s’y rattachant. La manière dont l’IdO est appréhendé aujourd’hui est très largement structurée par les infrastructures disponibles (réseaux et protocoles Internet), les processus de suivi déjà existants (en particulier les codes-barres) ainsi que les acteurs en place (développeurs, tiers de confiance). Mais son développement ne saurait se limiter aux seules questions techniques de la RFID. Il soulève des enjeux économiques et sociaux, mais aussi politiques, philosophiques, cognitifs, juridiques et éthiques dont la perception, par le grand public comme par les autorités, n’est pas exempte d’ignorance et d’amalgames.

Quelle est l’importance de l’Internet des Objets ?

La montée en puissance des applications de l’IdO peut s’observer dans plusieurs secteurs ou registres des activités sociales : des plus personnelles (animaux familiers, santé) aux plus industrielles (gestion logistique). Le large spectre des applications d’ores et déjà observables indique que nous sommes aujourd’hui face à une tendance bien ancrée. Le poids et l’intérêt économiques de certaines applications contribuent à stimuler les investissements de recherche et développement et à installer durablement les utilisations de l’IdO. Ensuite, par son caractère très global, l’IdO est porté par des mouvements profonds de la société : la convergence grandissante, la communication en réseau et les systèmes d’information, le développement de la mobilité et la constitution d’environnements socio-techniques autonomes et centrés sur l’individu, le renforcement de la traçabilité et des processus de contrôle des activités et des personnes. Ainsi, l’IdO sous-tend à la fois un renforcement des outils de simulation et de modélisation et l’amélioration des performances dans la réalité physique, grâce aux possibilités offertes dans la manipulation, le traitement et l’enrichissement des objets physiqsues identifiés. Dans un cas, il construit des passerelles entre le monde de l’Internet et le monde réel, en connectant les objets et les informations qui les concernent (identification, localisation, état). Dans le second cas, il prolonge les promesses de l’Internet et des systèmes d’information existants en remplaçant l’observation et la saisie d’informations par l’intégration même des objets dans le réseau. Cette convergence s’exprime aujourd’hui sous des noms différents (réalité augmentée, machines communicantes ou réseaux ubiquitaires notamment) qui expriment la variété des registres dans lesquels se déploie l’Internet du Futur.

Nous estimons nécessaires d’aller vers la structuration d’un pôle de recherche européen. La construction de la confiance passe par de multiples chemins. La gouvernance de l’Internet du Futur devra être multipolaire et multi-acteurs. La gouvernance actuelle de l’Internet vise un outil. Dans le cadre de l’IdO, elle devra évoluer pour s’appliquer à un environnement.

Les repères de la vie privée, de la souveraineté territoriale ou du temps et de la mémoire, sont eux-mêmes en phase de transformation. Il conviendra de bâtir des régulations susceptibles de favoriser et de garantir un réordonnancement partagé des valeurs. Pour « penser » la gouvernance Internet en termes politiques l’idéal-type de la neutralité de la technique est nécessaire, mais non suffisant. L’économie et la politique numériques diffusent de manière insidieuse des contraintes puissantes et, dans le même temps, la mobilité et la connexion généralisées ouvrent des possibilités inédites pour le fonctionnement démocratique des sociétés et pour un accès mieux partagé à la connaissance. Bien averties de ces paradoxes, les institutions publiques, au niveau national comme aux niveaux européen et international, ont avantage à soutenir les recherches en sciences humaines et sociales tout comme elles accompagnent les efforts de recherche-développement. Dans ces conditions, il convient sans doute de rassembler un effort de recherche au niveau européen pour aborder simultanément les questions techniques, économiques, sociales et juridiques. C’est une condition indispensable à une meilleure compréhension de l’Internet des Objets, ainsi qu’à la capacité de l’Europe à défendre les valeurs de ses citoyens dans le nouvel environnement numérique.

*Respectivement, Directeur de recherche Polytechnique – CNRS, Professeur permanent ESCP-EAP , Polytechnique – CNRS Chercheur FMSH- CSI – ENS LSH

Cette réflexion est extraite d’une étude « l’Internet des objets : quels enjeux pour les Européens » Octobre 2008

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