Comment les médias français traitent-ils les réalités africaines ? Un œil sur les quotidiens permet de repérer cinq caractéristiques : le traitement de l’Afrique dans les journaux français est peu important, très uniforme, plutôt « franco-français », extrêmement négatif et parfois « exotique ».

Un coup d’œil matinal sur la presse, ce vendredi 24 novembre. Quelle place l’Afrique tient-elle dans les colonnes des quotidiens ? Pas une ligne dans Les Echos ou La Tribune (l’économie africaine n’existe sans doute pas ?), ni dans Aujourd’hui-Le Parisien (évidemment, l’Afrique n’est pas « populaire »…) ; trois brèves dans Libération (les troupes françaises en Centrafrique, la situation militaire au Darfour, les mandats d’arrêt au Rwanda), deux dans La Croix, une dans L’Humanité ; un article et deux brèves dans Le Monde (mêmes sujets que Libération), tandis que le supplément hebdomadaire Le Monde 2 attribue une double page à la – belle – chanteuse capverdienne Lura ; enfin, Le Figaro se distingue en accordant sa « une » et une double page intérieure à la guerre au Darfour qui contamine progressivement la Centrafrique.

Un jour comme un autre, mais qui permet de préciser comment les journaux français – les quotidiens, en tout cas, mais la tendance est sans doute générale – traitent des réalités africaines. Cinq caractéristiques se dégagent.

1. Une place plutôt faible.

Faible, elle l’est comparée à l’ampleur du continent noir. Bien sûr, c’est là la traduction de l’une des sacro-saintes « lois de proximité » que l’on enseigne dans les écoles de journalisme. Et notamment celle dite du « kilomètre-mort » qui veut qu’un décès à proximité de chez soi a autant de valeur que des milliers de morts à des milliers de kilomètres de là.

Le problème, c’est que ça ne va pas en s’arrangeant, comme le relève Jean-François Dupaquier ancien rédacteur en chef de L’Evénement du Jeudi, dans un article publié en 2002 par la revue Mouvements (1) : « Cette guerre de type mafieux [en République Démocratique du Congo] a provoqué plus de trois millions de morts. (…) Face à une telle tragédie, le silence des médias occidentaux surprend. (…) En France, les vicissitudes du plus grand pays “francophone” ne font pas recette. Ce n’était pas le cas dans les années soixante, lorsque les soubresauts de l’indépendance avaient mobilisé une foule de grands reporters. A cette époque, des journalistes avaient calculé, non sans cynisme, qu’il fallait entre cent et mille morts au Congo ex-belge pour mériter la couverture médiatique de un à dix morts en Europe. Le silence devant la tragédie qui ensanglante à nouveau ce pays-continent quarante ans plus tard semble montrer que les termes de l’échange, en matière d’éthique journalistique, se sont singulièrement dégradés : un massacre d’un millier de Congolais trouvait davantage de relais journalistiques et de retentissement en 1962 que la disparition prématurée d’un million de Congolais en 2002. »

Cette « dégradation des termes de l’échange » paraît paradoxale à l’heure de la mondialisation. Jean-François Dupaquier l’explique par le fait que l’information est devenue une « valeur marchande », donc « à la recherche d’un marché solvable qui lui permette de trouver preneur ». Or, « les instruments de mesure des attentes des lecteurs-auditeurs-téléspectateurs français ont largement démontré qu’une couverture sur l’Afrique noire était généralement contre-productive en terme d’audience ». La boucle est bouclée, fermez le ban !

2. Un traitement très normé, voire stéréotypé.

Même si la place accordée à l’Afrique varie, les sujets traités, ce 24 novembre, sont les mêmes d’un quotidien à l’autre. Et les titres, quand il s’agit de brèves, sont parfois strictement identiques. Bien sûr, cette tendance à l’uniformisation n’est pas propre à l’Afrique. Tiré par les journaux télévisés, le mimétisme s’impose de plus en plus dans les rédactions. Et la presse vit « dans un monde unique où tous s’accordent à trouver tel événement digne d’intérêt et tel autre négligeable », comme l’écrivent Florence Aubenas et Miguel Benasayag (2).

Reste que cette tendance est plus forte encore s’agissant de l’Afrique. On sent bien que chaque titre a bien du mal à exprimer sa valeur ajoutée, sa spécificité. D’abord, parce que la connaissance du continent noir, au sein des rédactions françaises, est parfois très faible. Et que rares sont les journaux à y envoyer des reporters. « Il y a beaucoup d’inexactitudes concernant l’Afrique dans la presse française. A tel point que cela s’apparente parfois à de la désinformation », affirme Eyoum Ngangue, journaliste camerounais réfugié en France après avoir été arrêté par le pouvoir, et aujourd’hui rédacteur en chef de Planète Jeunes. Au centre de ses critiques, la manière dont de nombreux journalistes français travaillent en Afrique : « Certains acceptent de voyager avec le président français ou tel ou tel ministre. Si moi, je faisais un reportage en compagnie d’un chef d’Etat africain, personne ne me lirait, c’est sûr ! ». De même, certains journalistes occidentaux cherchent le « bon client » du côté des humanitaires… occidentaux eux aussi ! « C’est une vision complètement réductrice et faussée », estime Eyoum Ngangue.

Faute de spécialistes et d’envoyés spéciaux, les médias français dépendent largement des sources d’information locale. De ce côté-là, ce n’est pas franchement la joie. La presse africaine, après avoir goûté quelques années à la liberté, est retombée sous la férule des dictateurs. « Le président du Togo l’a dit haut et fort : la récréation est terminée », poursuit Eyoum Ngangue. Face à cette vague de répression touchant à peu près tous les pays, certains journalistes, tel Eyoum, sont partis, d’autres sont rentrés dans le rang. « Ils s’efforcent de faire leur travail sans dépasser la ligne rouge. C’est le journalisme du consensus mou », conclut le journaliste camerounais.

3. Une conception « franco-française ».

Présence des troupes françaises en Centrafrique, polémique à propos des mandats d’arrêt délivrés par le juge Bruguière au Rwanda, conséquences du conflit au Darfour sur la politique africaine de Paris : les sujets relevés par les quotidiens, ce 24 novembre, traitent tous au moins autant de la France que de l’Afrique… Car ce qui intéresse les lecteurs français, c’est bien connu, ce sont d’abord les Français !

Dans sa chronique « Médiatiques », publiée par Libération du 12 novembre 2004 (3), Daniel Schneidermann évoquait ainsi le traitement réservé par les médias à la guerre civile ivoirienne : « En gros plan, les Français. (…) A l’arrière, les Noirs. (…) Encore plus à l’arrière, carrément, absentes de l’image, les questions. » Cette maquette « permet de comprendre comment, par quel sournois mélange de colère et de lâcheté, de compassion et de solidarité, les journalistes d’un pays peuvent soudain, insensiblement, sans s’en apercevoir, par glissements successifs, un gros plan ici, là un trémolo, se retrouver en uniforme. »

Cette chronique de Daniel Schneidermann a constitué le point de départ d’un dossier sur le traitement médiatique de la crise en Côte d’Ivoire, réalisé par les étudiants de l’IUT de journalisme de Bordeaux III. Qui se sont, notamment, amusés à recenser les titres consacrés par Le Figaro à ce conflit en une dizaine de jours :

 8 novembre : « 14 000 Français pris en otage », « L’opération Licorne et les 14000 « otages » français » ;

 9 novembre : « La grande peur des ressortissants français » ;

 10 novembre : « Côte d’Ivoire : la haine anti-Français » ;

 11 novembre : « L’important est de rester en vie », avec en surtitre : « Les derniers soubresauts d’Abidjan pourraient provoquer le départ d’une grande partie de la communauté française » ;

 12 novembre : « Le récit des violences vécues par les Français à Abidjan » ;

 13 novembre : « Chirac dénonce des exactions graves », « Abidjan – Les expatriés fuient par la lagune », « Des plaintes pour viol déposées en justice » ;

 16 novembre : « Pour des rapatriés sous le choc, l’épreuve du retour en France », « Les derniers des Français » ;

 17 novembre : « Chirac honore le contingent Licorne », « Ces français qui ont décidé de rester » ;

 19 novembre : « Gbagbo demande aux Français de revenir ».

Bien sûr, nul ne songerait à nier que le sort des Français en Côte d’Ivoire était, à l’époque, très inquiétant. Mais on voit à quel point la situation des Africains, en pareille circonstance, passe à la trappe. Et pour cause : Jean-François Dupaquier, dans l’article déjà cité, donne plusieurs exemples où les envoyés spéciaux de médias français ont été invités à ne traiter que du sort de nos compatriotes dans telle ou telle crise. Ainsi, ce journaliste de France 2, envoyé par sa rédaction sur le génocide au Rwanda : « Un des membres de la direction de l’information m’a dit avec son franc parler habituel : “Tu fais l’évacuation des Français et puis tu rentres, on n’est pas là pour faire des sujets sur les Noirs qui s’entretuent, de toute façon ça n’intéresse personne”. Voilà quel était le cadre de ma mission. »

De cette obsession du sort des Français à l’adoption d’une vision « françafricaine », il n’y a qu’un pas, souvent franchi. François-Xavier Verschave, fondateur, aujourd’hui décédé, de l’association Survie, a ainsi montré la complaisance du quotidien Le Monde vis-à-vis des responsabilités françaises dans le génocide rwandais. De même, Eyoum Ngangue s’étonne que les médias français accordent si peu de place à la présence des intérêts hexagonaux dans les pays africains. « Jamais rien sur le pillage de notre continent par des entreprises comme Total ou Bolloré », dénonce-t-il. Exonérer ainsi les responsabilités de la France sur le continent noir – pourtant évidentes à lire les publications de Survie (4) – facilite une lecture « ethnicisée » des conflits africains. Et du coup, comme le souligne Jean-François Dupaquier, « cette “sauvagerie africaine” demeure un thème récurrent qui, tout à coup, mobilise les services “Etranger” des médias français, et permet enfin à des informations d’Afrique noire de trouver une place de choix dans le traitement de l’actualité ». Cette « sauvagerie africaine » ne rappelle-t-elle pas, du reste, la « sauvegeonnerie », voire la « barbarie » imputée aux jeunes de nos banlieues ?

4. Une vision extrêmement négative.

Cette conception « ethnicisée » ouvre la porte à une vision très « noire » de l’Afrique, continent de toutes les guerres et tous les génocides. François-Xavier Verschave fait le lien avec la Françafrique, « mise en place par des gens qui appartiennent aux services secrets » : « Que fait-on dans les domaines militaires ? Depuis toujours de la désinformation. C’est une arme essentielle de la guerre. » Le fondateur de Survie montre comment les militaires, et les services secrets français, arrivent à « tenir » certains journalistes : « Sachant qu’il est très difficile d’avoir des informations sur ces questions, vous procurez à des journalistes que vous choisissez des informations de premier ordre, des “scoops”. Ces journalistes deviennent des ténors de l’information, mais si vous ne leur fournissez plus d’informations, ils sont en manque. (…) Les désinformateurs sont ceux chez lesquels ont trouve en permanence la meilleure des informations. »

Vu cette prépondérance accordée aux conflits et aux guerres, il ne faut pas s’étonner qu’une information plus « positive » ou, au moins, plus conforme à la réalité, ait du mal à passer. Pourtant, l’Afrique est aujourd’hui le continent de nombreuses initiatives, émanant notamment de la société civile. Il faut espérer que le prochain Forum social mondial, du 20 au 25 janvier à Nairobi (Kenya), bousculera les idées reçues. Et mettra en lumière tout ce qui s’invente sur ce continent qui, à certains égards, peut aussi nous donner des leçons.

5. Une petite place pour l’exotisme.

Cette vision négative souffre une exception : celle des loisirs, des arts ou du sport. L’observation de ce 24 novembre est conforme à la norme : comme dit plus haut, le seul article positif, ce jour-là, est consacré, dans Le Monde 2, à la chanteuse capverdienne Lura. Belle, forcément très belle. Dans ces domaines-là, exotiques et ludiques, nous voulons bien que l’Afrique nous inspire. Un dernier détail : qui se souciait des tirailleurs sénégalais avant que le film Indigènes ne connaisse le succès ? Il aura fallu le détour des salles obscures pour que cette question vienne à la lumière. Ou quand le cinéma commande à la République. Drôle d’époque.

(1) Et aujourd’hui en ligne sur le site de l’association Acrimed (Action critique médias) : www.acrimed.org/article207.html

(2) La fabrication de l’information, La Découverte, 1999.

(3) Egalement cité sur le site de l’Acrimed : www.acrimed.org/article2124.html

(4) Voir le site de Survie : www.survie-france.org. Et l’article de François-Xavier Verschave, « Françafrique : les médias complices ? », sur le site de l’Acrimed : www.acrimed.org/article218.html.



« Les banlieues, c’est l’Afrique de la France »

Et si les « quartiers » français subissaient peu ou prou le même sort médiatique que l’Afrique ? Sada Fofana, l’une des jeunes collaboratrices du Bondyblog, en est persuadée : vues par les médias, « les banlieues, c’est un peu l’Afrique de la France ». D’abord, parce qu’on en parle peu, voire pas du tout : « Avant les émeutes de novembre 2005, les banlieues étaient invisibles pour la plupart des journalistes », explique la jeune fille qui, comme ses collègues, rédige deux fois par semaine un article sur un sujet qui l’intéresse et dans le style qui lui convient.

Fondateurs de ce blog pas comme les autres, les journalistes suisses de L’Hebdo ont choisi la démarche de l’immersion. « Suite aux émeutes de l’an passé, ils se sont installés pendant trois mois pour rendre compte de ce qu’était vraiment la banlieue », raconte Sada.

Puis, devant le succès, aussi énorme qu’inespéré, ont décidé de passer le relais à une équipe de jeunes bloggueurs pour pérenniser la démarche. « Que nous soyons étudiants, chômeurs ou pigistes, nous nous efforçons de pratiquer un journalisme citoyen, poursuit Sada. Nous avons une liberté qu’un journaliste “classique” n’a pas. Nous refusons le traitement catastrophiste des cités, mais nous ne voulons pas, non plus, ne traiter que du positif. Ce qui nous intéresse, c’est de coller le plus possible à la vie réelle des quartiers. »

La jeune bloggueuse dénonce la quête systématique des journalistes pour trouver celui – ou celle – « qui a réussi en banlieue ». « Mais on est fort nombreux dans ce cas, et heureusement ! », s’esclaffe-t-elle. Et pour mieux montrer l’absurdité de cette démarche qui consiste à traiter les habitants des quartiers comme une réserve d’indiens, l’un des « bondybloggueurs », Kamel, s’est livré à un exercice réjouissant : faire un reportage dans le 16e arrondissement de Paris sur le même mode « exotique ». Le résultat est hilarant…

Au sujet de Philippe Merlant

Journaliste professionnel depuis 1975 (France Inter, L’Equipe, Libération, Autrement, L’Entreprise, L’Expansion, Tranversales Science Culture et aujourd’hui La Vie) et co-fondateur du site Internet Place publique, Philippe Merlant travaille depuis 1996 sur les conditions d’émergence d’une information « citoyenne ». Il a été le co-auteur ou le coordinateur de plusieurs livres collectifs, notamment : Histoire(s) d’innover (avec l’Anvar, Paris, InterEditions, 1992), Sortir de l’économisme (avec René Passet et Jacques Robin, Ivry-sur-Seine, Editions de l’Atelier, 2003) et Où va le mouvement altermondialisation ? (avec les revues Mouvements et Transversales, Paris, La Découverte, 2003).

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