Propos recueillis par Thérèse Bouveret.

Place Publique : Qu’appelle-t-on internet des objets?

Philippe Gautier : C’est un concept fourre-tout vers lequel convergent des technologies déjà répandues pour certaines d’entre elles. Un premier écosystème est formé par les acteurs de l’auto-ID (identification automatique des objets) et du M2M (machine-to-machine), qui viennent du secteur industriel (code à barres, RFID, terminaux mobiles, solutions de géolocalisation, capteurs…) et sont déjà historiquement positionnés sur la notion d’évènements relatifs aux objets dans les processus logistiques, manufacturiers, etc. Un second comprend des acteurs spécialisés dans les environnements ubiquitaires grand-public et les objets communicants. Ils inventent de nouveaux objets ou rajoutent des dispositifs électroniques sur des objets de la vie courante afin de collecter et produire des données (réalité augmentée) : par exemple, la fourchette d’ HapiLabs dispose d’un accéléromètre et vibre quand on mange trop vite. Ce sont généralement les fidèles du CES (Consumer Electronic Show) de Las Vegas, le salon de l’électronique grand public. Ces objets produisent des données à exploiter et qui, aujourd’hui, finissent généralement dans les réseaux sociaux (twitter, facebook, etc.). Une troisième famille comprend les acteurs qui viennent du monde de l’Internet ou de l’informatique et proposent des plates-formes collaboratives parce qu’ils pressentent ce besoin de traitement de données, lesquelles seront publiées, routées, agglomérées, qualifiées, etc. Ces acteurs sont aussi souvent positionnés dans l’open ou big data, le web sémantique, les architectures web ouvertes, l’event streaming data processing (gestion temps réel de l’information évènementielle produite le long de la chaîne de fabrication ou d’approvisionnement). Mais tous ces écosystèmes se heurtent à une question complexe : celle du traitement des données produites, en contexte, en temps réel, et au plus près des évènements intervenus sur les objets. Quelle intelligence informatique va permettre ce traitement ? Faut-il permettre aux objets de se comporter intelligiblement dans le contexte des processus où ils sont embarqués ou, à minima, collaborer utilement avec les humains concernés ?

PP : Dans la logique d’ouverture collaborative et communautaire du web 2.0, comment l’invasion technologique des objets communicants sera-t-elle résolue? Vous évoquez l’augmentation accrue de technologies inspirées de l’intelligence artificielle ou de la cybernétique.

P. G. : Ce qu’on a appelé le Web 2.0, ce fut la généralisation des individus humains en tant qu’acteurs du web. Ce qui constitue les réseaux sociaux aujourd’hui, ce sont des entités collaboratives humaines autonomes qui partagent, agrègent, créent de nouveaux usages. Tout l’enjeu d’une ouverture aux objets, c’est de rendre les objets suffisamment intelligents pour pouvoir collaborer à l’image des humains sur le web 2.0… avec des formes d’intelligence qui restent à définir. Nous ne ferons pas l’économie de ressortir de vieux dossiers sur l’Intelligence Artificielle ou la cybernétique, mis de côté il y a une trentaine d’années parce qu’il était plus simple et plus adapté à l’époque de faire de l’informatique selon des approches fonctionnelles et déterministes. Si l’on veut sortir de ces approches, il faut donner la capacités aux objets de percevoir, derrière un évènement, une situation : de la comprendre, d’y réagir de façon intelligible en retour, d’effectuer un suivi sur les conséquences de cette réaction et d’apprendre du retour d’expérience. À titre subsidiaire, et sans prétendre arriver à des comportements similaires à celui des humains, il est pertinent de rendre les palettes, les cartons, les livres… intelligents pour collaborer avec leur manipulateur, leur lecteur ; et d’en faire les assistants d’opérations triviales de gestion de livraison, de rangement, d’assistance à la lecture, etc.

P.P : La quantité de données à stockée va grossir exponentiellement ? Vous dites qu’il est impensable de généraliser un même schéma d’identification à tous les objets de notre environnement (éléments du réseau électrique, vêtements, électroménager…).

P. G. : Que la quantité des données générée soit phénoménale, ça l’est déjà aujourd’hui. La question de l’identité des objets n’est pas tant liée à un problème de quantité que de qualité. Sur le registre purement quantitatif, IPV6 est largement capable de supporter l’identification de tous les objets de la planète, y compris tous les grains de sable qui peuvent y exister. Mais la vraie question est celle de la gestion du nommage, qui est plus subtile car elle est essentiellement sémantique. Tout identifiant, pour être compris, est lié à une utilité, un rôle dans un contexte. Par exemple, Lucky Luke se sert d’un gobelet physique pour boire (objet permettant de se désaltérer = « gobelet ») et Joe Dalton utilisera le même objet pour creuser un tunnel (objet permettant de s’enfuir = « pelle de substitution »). Nommer une chose se fait en référence à son usage dans le contexte des objectifs que l’on poursuit. Et ce n’est pas toujours prévisible à l’avance ! Un même objet pourra donc avoir plusieurs appellations en fonction des écosystèmes qu’il va traverser, et deux objets de même nature des noms différents selon ce que seront leurs utilités dans leurs cycles de vie. Les objets réellement intelligents – que j’appelle CyberObjets – devront être capables de s’adapter aussi à cela.

P.P. : « Un objet réel est associé à son objet virtuel ou avatar logiciel, embarqué ou déporté dans les nuages (cloud) et qui sert à piloter cet objet réel selon l’évolution du contexte opérationnel », écrivez-vous.

P. G. : Dans la plupart des cas, le meilleur agent décisionnel pour agir en contexte et en temps réel est effectivement l’objet lui-même, pour peu qu’on lui donne les moyens de le faire. Chaque objet dispose ainsi d’une double nature : entité physique/intelligence propre, évolutive. Ce qui prend tout son sens quand on envisage différentes identités tout au long de son cycle de vie car cette intelligence permet cette gestion évolutive du nommage : un objet sera tour à tour une nomenclature (fabrication), un numéro de série (circuit d’approvisionnement), un nom fonctionnel (usage par le consommateur), une nomenclature (recyclage), etc. Un même objet physique endossera différents habits et rôles : nous avons bien, nous-mêmes, un petit nom pour nos conjoints, un autre pour nos enfants, un numéro de sécurité sociale, un numéro de matricule pour l’entreprise, etc…

P.P. : Pourquoi traiter les informations évènementielles au sein même des processus, en contexte, et non une fois agrégés dans des plateformes centralisées ou des data centers ?

P. G. : Parce qu’il est bien souvent inutile et dispendieux de le faire !… Il faut penser principe de subsidiarité. Lorsqu’on approche la main du feu, cela brûle, l’information est routée vers le cerveau, mais est traitée dès qu’elle atteint la moelle épinière : le réflexe spinal qui s’ensuit permet de retirer la main dans un laps de temps qui évite qu’elle soit trop brûlée. Ainsi, une réponse adaptée et engageant des éléments subsidiaires de l’organisme permet d’en assurer la sauvegarde dans les meilleures conditions. Le traitement central de l’information par le cerveau, beaucoup plus lent et énergivore, n’est là que pour opérer une synthèse de l’évènement et décider des suites à donner (si nécessaire). La cybernétique, qui s’inspire du vivant organique, est ainsi la meilleure réponse aux limites évoquées des approches informatiques actuelles. Il n’est donc pas question ici de supprimer les plateformes d’interopérabilité ou les traitements centraux… mais d’en relativiser l’utilité opérationnelle… ce qui, au passage, limitera une bonne partie des problèmes posés par les quantités de données à traiter et à stocker dans les data centers.

P.P. : Quels sont les enjeux de « cette identification unitaire de tous les objets de la planète »? Quels sont les avantages et inconvénients des différents systèmes de nommage et d’adressage?

P.G. : Il n’y a pas un système qui satisfera à tous les besoins ou objets. En fonction des écosystèmes, tel ou tel nommage sera adopté par les utilisateurs et pris en compte par les CyberObjets. Un équipementier aura tendance à promouvoir le protocole IP (Internet Protocol) V6 parce qu’il vend des routeurs à ses clients. Pour la domotique, des normes moins verbeuses et plus adaptées sont nécessaires pour des questions énergétiques ou d’échelle. Le système EPC (Electronic Product Code) convient au secteur de la logistique en grande distribution, car il est supporté par l’organisme de standardisation GS1 qui diffuse les actuels codes à barres sur les produits de grande consommation : il a donc été inscrit dans cette continuité. Les CyberObjets devront être capables de « changer de casquette » selon les circonstances… tout en permettant – sous conditions liées au respect de la vie privée – d’opérer des recherches globales sur l’ensemble de leurs cycles de vie (rappels sanitaires par exemple).

P.P. : Quelles révolutions économiques anticipez-vous ?

P.G. : Aujourd’hui la valeur économique intrinsèque d’un objet est liée à deux notions : son utilité et sa rareté (qui dépend de ses conditions d’accès et de partage). Si j’ai besoin de tondre ma pelouse, les conditions actuelles d’accès et de partage des tondeuses à gazon, comparées aux coûts d’acquisition, font que je vais acheter une tondeuse (en devenir propriétaire) pour l’avoir à disposition en permanence… parce que je ne sais pas à l’avance quand j’en aurai besoin ! Je réponds donc au critère de rareté en acquérant l’objet qui m’est utile quand le ratio « organisation nécessaire pour mutualiser l’objet » / « coût d’acquisition » est trop important. Quand il s’agit d’un objet dont la valeur économique diffère, de telles organisations se créent spontanément : Vélib, Autolib, Ratp, SNCF, OPHLM, CLUB MEDITERRANNEE… Des organisations complexes qui mettent à la disposition des usagers des moyens mutualisés. Dès l’instant où je rends une tondeuse intelligente, que je lui associe un cerveau (avatar) où qu’il soit (par exemple, déporté dans les nuages), je peux déléguer à cette tondeuse la gestion de ses propres conditions d’accès et de partage (critère de rareté) au sein d’une communauté humaine donnée. De la même façon, un parc de tondeuses intelligentes saura, par auto-organisation, répondre aux besoins d’une collectivité humaine plus importante. Les CyberObjets vont donc faciliter la généralisation de l’économie d’usage (ou de l’utilité), prenant à leur compte l’auto-organisation nécessaire à leur propre mutualisation, y compris pour des objets disposant d’une valeur économique faible… et ce de plus en plus.

P.P. : La première étape est de rendre ces objets intelligents. Vous écrivez que « La valeur économique globale du Cyber Objet dépendra non seulement de sa capacité à répondre à un ensemble de fonctions ou rendre service mais aussi à coexister et à partager avec une communauté humaine donnée, en adéquation avec les règles locales d’éthique ». Que voulez-vous dire ?

P. G. : Nous venons de voir que nous passons d’une économie basée sur la possession / consommation à une économie de l’usage. Les CyberObjets vont, progressivement, nécessairement évoluer en fonction du retour d’expérience qui diffèrera selon les communautés humaines d’accueil : une tondeuse ne va pas auto-évoluer de la même manière en banlieue parisienne qu’à proximité de Canton, où les systèmes de valeurs, les régulations et les règles éthiques diffèrent. La mise en œuvre de l’auto-partage et de l’expertise ne seront pas les mêmes. Les CyberObjets vont donc évoluer différemment selon leurs propres retours d’expérience ; ce qui va se matérialiser dans des savoir-faire nouveaux, acquis et non innés. Ceux-ci seront monnayables par rapport aux nouveaux objets produits ou de même utilité. Par exemple, la valise d’un globe-trotter aguerri pourra être d’un précieux conseil à la mienne si je m’apprête à partir sur un voyage Phnom Penh-Paris via Canton, eu égard à ses expériences accumulées sur ce trajet. Une bourse d’échanges des savoir-faire, alimentée de la connaissance de cette première valise, pourrait permettre à la mienne d’éviter de rater la correspondance ou, à minima, d’être plus attentive à ce qui lui arrive afin que j’intervienne le cas échéant.

P.P : Quelle est la seconde étape de cette révolution économique ?

P. G. : La généralisation de cette économie de la connaissance, justement. Ce qui devient valorisable ce n’est plus la seule notion de rareté/ utilité associée aux objets mais celle de connaissance acquise qui influence directement celle d’utilité : plus un objet acquiert de savoir-faire autour de sa fonction première, plus il m’assiste et me devient utile… voire indispensable. Je pressens un basculement vers la pertinence avec laquelle cet objet répondra à mon besoin ou même l’anticipera : la tondeuse à gazon mutualisée pourra jouer le rôle, si besoin, de conseiller horticole et me renseigner sur la façon d’agrémenter mon jardin plutôt que sur la seule hauteur de coupe de l’herbe. Ce basculement d’une économie de l’usage vers une économie de la connaissance se fera donc par la valeur ajoutée que représente l’expertise acquise par l’expérience… comme chez les humains. Ma valise, en se connectant au « Bon coin » de la connaissance (concept adapté des sites d’achat et de revente actuels sur lequel ma société Business2Any travaille) pour savoir s’il n’existe pas déjà un savoir-faire acquis sur cette portion de trajet, consultera les appréciations (ranking) relatives aux savoir-faire proposés, selon les retours des autres bagages ; et achètera le plus adapté en fonction du budget que je lui aurai octroyé… L’humain restant, in fine, garant des décisions les plus importantes.

P.P. : Faudra-t-il une gouvernance pour contrôler le bon fonctionnement de cet Internet des objets ? En matière de droit, si un objet est responsable d’un accident, qui est responsable ?

P. G. : Tout reste à faire en matière de droit, même si des auteurs comme Asimov ont déjà proposé des lois robotiques élémentaires. Il y a essentiellement deux grandes approches en droit : le droit latin et le droit Anglo-saxon. Le premier est celui du code civil : le législateur anticipe tout a priori codifie, puis court après les évolutions technologiques pour les intégrer a posteriori. Dans un monde qui change vite, cela devient vite très compliqué et contreproductif ; regardez l’exemple Hadopi. Le droit anglo-saxon, jurisprudentiel, règlemente plutôt à posteriori. Tout est de prime abord permis ; et si quelque chose s’avère incompatible avec les systèmes de valeurs en vigueur, on légifère a posteriori. Les systèmes de valeurs évoluant rapidement, à l’instar des techniques, iI est donc plus adapté à pour monde interconnecté et en permanente évolution, celui de l’internet des objets. Il est en effet difficile de juger à priori d’un comportement positif ou négatif dans des conditions de complexité aussi grandes que celles que l’on rencontre désormais. On le constate avec l’internet des humains, c’est quasiment impossible de légiférer à priori. Mais la contrepartie à l’adoption du modèle anglo-saxon est de disposer d’instances législatives indépendantes, très réactives et capables de coercition pour éviter l’émergence de standards de faits et les phénomènes de lock-in (verrouillage de marchés).

P.P. : Qui en sera le garant de cette bonne gouvernance : l’Etat, les industriels, la société civile?

P. G. : Il s’agit du même débat que celui que nous connaissons avec Internet. Les luttes d’influence et les compromis à venir sont les seules prédictions possibles en la matière. Nous sommes au tout début d’une accélération dans la perception de cette problématique par la société civile et les politiques… Les entreprises privées ont ici une longueur d’avance. Certains prospectivistes pensent que « ce qui est à l’œuvre » peut finir par relever d’une finalité qui va nous dépasser, c’est l’exemple connu du « cybionte » de Joël de Rosnay. Dans ce cas, une conscience globale va émerger, autorégulée, qui échappera à l’homme – son créateur. À contrario, l’entropie croissante d’un tel phénomène peut laisser envisager un relatif chaos à un niveau global, en perpétuel ajustement eu égard aux divergences multiples de finalité des éléments qui le composent. En réalité, ce débat est inutile car l’issue indécidable : le mathématicien Gödel nous a démontré que nous ne pouvions avoir la réponse, faisant nous-mêmes partie du phénomène étudié.

P.P. : Quel marché l’internet des objets représente-t-il ?

P. G. : C’est un marché inimaginable. À terme, n’importe quel objet manufacturé sera susceptible de disposer d’une dualité objet physique/intelligence logicielle associée. Cela concerne les milliards d’objets de la planète, mais aussi les macro-objets qu’ils formeront selon les circonstances. Des avatars de matières premières, de produits finis, d’assemblages vont donner, associés les uns aux autres, un cyber-immeuble, un cyber-quartier voire une cyber-ville… qui auront autant de représentations logicielles complexes associées à leurs cycles de vie.

P.P. : À quelle échéance prévoyez-vous une telle extension ?

P.G. : C’est très difficile à dire. Aujourd’hui les choses avancent mais se font encore de manière timorée, par tâtonnements. À 5 ans nous connaitrons certainement de grandes révolutions… À échelle de 50 ou 100 ans, ce que je raconte passera pour une vision d’enfant.

* Professionnel de l’informatique, ancien DSI (Directeur des Systèmes d’information),Philippe Gautier est aussi fondateur de Business2Any (www.business2any.com).