Le cabinet Technologia vient de rendre publiques les données d’une vaste enquête sur le travail des journalistes. L’occasion de rappeler le lien entre qualité de l’information et santé de la démocratie.

Les journalistes le savent : ils sont parfois craints, souvent suspectés, très majoritairement mal aimés. Mais comment vivent-ils leur propre travail ? Le cabinet Technologia, spécialisé dans l’audit social et la prévention des risques professionnels, a mené durant le deuxième semestre 2010 une vaste enquête, interrogeant un millier de titulaires de la carte de presse sur leur perception du métier et la manière dont ils l’exercent.

“Travail réel des journalistes, qualité de l’information et démocratie” : l’intitulé de l’enquête ne doit rien au hasard. Si le cabinet s’intéresse aux conditions de travail de la profession, il dépasse la stricte auscultation technique d’une communauté et rappelle le lien précieux entre qualité de l’information et démocratie.

«Produire de l’information obéit à des techniques, des processus et des contraintes qui sont ceux de n’importe quelle profession. Pourtant, la finalité de ce métier et la matière qu’il est amené à traiter lui donne, dans la démocratie, un relief particulier. Il est donc fondé pour tout citoyen de se demander s’il existe un lien entre les conditions d’exercice du métier de journaliste et la qualité de l’information, au coeur de la société démocratique», explique-t-on au cabinet Technologia.

Menaces économiques plus que politiques

L’enquête révèle une profession en situation de fragilité. L’ensemble des journalistes ressent en effet de façon aigue l’existence de menaces pesant sur la profession. Menaces économiques et structurelles principalement : l’évolution du lectorat (54%) et le poids des annonceurs (42%) constituent les deux principaux motifs d’inquiétude. La menace des groupes industriels et du pouvoir politique arrivent en troisième et quatrième position (39% et 25%).
A la question “Etes-vous en train de vivre ou vous attendez-vous à vivre un changement”, 43% des personnes interrogées parlent d’une menace sur l’emploi plus que sur leur poste même (20%).

Un consommateur en pleine mutation

«Les journalistes ont l’impression de « courir » après un lecteur qui « s’échappe », sans qu’il soit possible de distinguer si celui-ci est en recherche d’une autre information, demande un autre traitement de cette information ou recherche seulement une manière différente de la consommer», souligne Technologia.

Cette mutation du comportement du consommateur d’information est perçue comme la première menace pour la profession, affectant directement la pérennité des recettes publicitaires et donc celle des entreprises de presse. La presse écrite apparaît ici comme la plus fragilisée (62% des journalistes), devant la radio (40%) et la télévision (32%).
En revanche, pour 43% des journalistes de télévision, ce sont les intérêts de « l’Etat » qui apparaissent comme une menace.

L’autocensure gagne du terrain

Si 71% des journalistes déclarent disposer de la possibilité de choisir les sujets traités, la pratique de l’autocensure leur semble avoir progressé au cours des cinq dernières années. La majorité disent « avoir dû renoncer à certains sujets », soit en raison de la ligne éditoriale imposée, soit tout simplement par un réflexe d’autocensure souvent motivé par la crainte de sanctions.

Mauvais indicateurs de santé

Les conditions de travail de plus en plus difficiles n’entament que peu l’attachement très fort des journalistes à leur métier et à leur statut. Pourtant, elles altèrent leur identité professionnelle et leur sens du travail bien fait. S’ils sont 73% à se dire fiers du travail réalisé, certains indicateurs viennent nuancer le sentiment d’appartenir à une profession spontanément présentée comme valorisante et enrichissante :

 Fatigue : 46% admettent ne pas avoir assez de temps de récupération entre deux périodes particulièrement chargées ;

 Vitesse : 68% estiment devoir travailler plus vite qu’auparavant ;

 Charge de travail : 73% indiquent que leur charge de travail a augmenté ces dernières années ;

 Santé : 55% pensent que leur activité professionnelle actuelle a une incidence négative sur leur santé ;

 Stress : 89% avouent même avoir été stressés ou fatigués par leur travail dans les douze derniers mois (dont 44% estiment que cela arrive souvent).
Les journalistes considèrent qu’ils exercent un métier passionnant. Mais souvent au prix d’une grande fatigue.

La qualité de l’information victime de la vitesse

Mais c’est surtout l’analyse de leur métier par les journalistes qui pousse le cabinet Technologia à tirer la sonnette d’alarme. Travail d’investigation passé à la trappe, collecte des données limitée par une course à la vitesse largelment accentuée par le Web, charge de travail sensiblement alourdie (là aussi du fait du Web et de la mutualisation des médias, effondrement des moyens alloués au reportage. “La vérification, pierre angulaire de la fierté professionnelle des journalistes, reste une exigence largement respectée, mais bute de plus en plus sur le temps qu’on peut lui accorder, qui se raréfie”, révèle le rapport de Technologia.

Les pigistes plus vulnérables

A ces évolutions s’ajoute une solitude de plus ne plus franchement exprimée. Si 82% des journalistes pensent que leurs confrères de travail sont des gens compétents et si 65% estiment que ces mêmes confrères les aident à mener leurs tâches à bien, le sentiment qui domine est en effet celui d’un métier solitaire où la concurrence s’exacerbe et où faire carrière, c’est avant tout… travailler.

Les pigistes sont ici plus vulnérables que les journalistes en poste fixe. Dans un système de piges où aucune position n’est définitivement acquise, l’érosion psychologique guette plus qu’ailleurs. Les journalistes à la pige doivent à chaque contrat refaire leurs preuves et fournir l’excellence pour pouvoir poursuivre la collaboration avec leur employeur. Un tiers des journalistes interrogés travaille à la pige ou en contrats précaires.

C’est un portrait du journaliste en « travailleur fatigué » que dresse l’étude de Technologia. Ce qui n’est pas sans effet sur la portée politique de la mission journalistique. “On le sait, des conditions de travail satisfaisantes sont essentielles pour la qualité du travail fourni ; en matière d’information, la dégradation des conditions de travail des journalistes a un effet direct sur la manière dont les citoyens peuvent penser l’actualité et la bonne marche de la société. L’affaiblissement des journalistes comme travailleurs a affadi la démocratie comme modèle politique.»

Au sujet de Muriel Jaouën

Journaliste de formation (ESJ Lille, 1990), Muriel Jaouën publie régulièrement dans le magazine de Place-Publique. Ses spécialités : économie sociale, développement durable, marketing, communication, organisations, management.

Catégorie(s)

ETUDE, Le Magazine, Médias et démocratie

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