Yan de Kerorguen

On ne peut pas dire que l’occasion des élections présidentielles nous offre un exemple probant de débat public.

Les chefs s’expriment, les experts commentent, les médias mettent en scène en mettant l’accent sur les à côtés de la politique, nous abreuvant d’anecdotes sur la personnalité des candidats, la mollesse des uns, les mensonges des autres, les talents ou défauts des troisièmes. Mais rien qui ne témoigne ou n’engage au débat public. Rien qui ne prenne la forme d’une participation des citoyens. Comme si l’expérience des débats publics et des forums dont témoignent les associations n’avait servie à rien. Rien d’étonnant, à ce compte-là, que la prévision d’abstentionnisme soit élevée.

Ainsi que l’explique le sociologue anglais Anthony Giddens, : “Une démocratie délibérative enrichit la démocratie représentative en favorisant, à tous les niveaux de la société, l’existence de sphères publiques, où se mènent d’intenses discussions, où l‘on prend les décisions en se rendant au meilleur argument plutôt qu’au cours du pur exercice du pouvoir. ”

Toute la question est là, comment faire surgir la parole publique sur la scène médiatique, en dehors du filtre des sondages ?

Cette absence citoyenne implique de revoir la copie du fonctionnement démocratique. La campagne eut gagné à partager la parole publique. Devant les considérations éthiques radicalement neuves, et d’une variété inédite que posent les problèmes contemporains (avancées de la science, de la morale, atteintes aux libertés, information…), il est utile de revisiter les instruments à la disposition des citoyens pour contribuer aux idées, aux propositions, aux initiatives.

Le modèle de l’instruction publique

Hérité des philosophes des Lumières, le « modèle du déficit » imprègne fortement les représentations que peuvent avoir les responsables politiques, les acteurs de l’éducation populaire et les scientifiques. Selon cette approche marquée par la tradition de l’instruction publique, il suffirait que chaque individu soit familiarisé avec un savoir donné pour mieux comprendre les relations entre ce savoir, (par exemple : la science) avec la société. La bonne tenue du débat publique serait tout entière suspendue à un niveau minimum de connaissances, condition nécessaire pour argumenter et lever les préjugés.

Ce modèle républicain de « l’instruction publique », défendu à force d’actions de formation et d’informations, est certes nécessaire pour battre en brèche la méfiance que l’ignorance secrète. Mais il n’est pas suffisant. Le « modèle du déficit » selon lequel le fossé entre ceux qui savent et les ignorants s’agrandit et ce n’est qu’en informant le public qu’on remettra la société en phase avec sa science, ne permet pas d’expliquer la virulence des débats. Dans la société des technologies de l’information que nous habitons, on se doute que le fossé entre experts et profanes est plus complexe à qualifier. Entre discours savant et ignorance, la marge de savoirs intermédiaires est grande. Penser que le manque de connaissances en biologie moléculaire explique à lui seul le refus des OGM par certaines catégories de la population est sans doute un peu court.

Le modèle du savoir partagé

Le chercheur britannique Brian Wynne, recommande une méthodologie consistant à replacer les savoirs dans le contexte culturel, social, politique des individus. (Source : « Les moutons peuvent‐ils paître en toute sécurité ? Une approche réflexive du partage entre savoir expert et savoir profane. Centre d’Etudes des Changements Environnementaux à Lancaster. 1996 ). Il explique que la perception de la science par le public n’est pas tant structurée par sa plus ou moins grande connaissance des contenus scientifiques que par le comportement social des institutions scientifiques et expertes elles-mêmes.
D’autres modèles existent. Exemple : le modèle de la « co-production des savoirs ». Ce modèle se distingue de celui du « déficit model » par un rapport différent entre experts et profanes. La co-production de savoirs associe les profanes à l’élaboration des connaissances les concernant. On cite souvent le cas de l’expérimentation des médicaments.

Les publics qui les testent sont susceptibles d’analyses très fines sur leurs effets et ainsi d’enrichir le savoir des spécialistes. Dans ce cas précis, les différents savoirs s’enrichissent mutuellement dans le cours même de leur co-production. « Le savoir produit par les laboratoires est encadré, nourri par les actions des profanes, vascularisé par le flux des connaissances et des questions que ceux-ci élaborent. Ce qu’il produit est d’autant plus riche et plus pertinent que ces relations sont étroites et constantes. Dans le même mouvement les malades se mettent en position de maîtriser les savoirs touchant à leur maladie et, du même coup, ils ont accès à la construction de leur propre identité…/…Participant à l’action collective de production, de dissémination de savoirs et de savoir-faire le concernant, le groupe ne vit pas ses relations avec les spécialistes sur le mode de la confiance ou de la méfiance puisqu’il est de plain pied avec eux ».

Le modèle des conférences de consensus

Les conférences de consensus appelés aussi conférences de citoyens, ou publiforums ou panel délibératifs de citoyens (lire l’article d’Olivier Petitjean publié sur le site de la Fondation Sciences citoyennes. (http://www.sciencescitoyennes.org/spip.php?article63) se sont développés au Danemark dans les années 80. L’objectif: répondre au souci démocratique posé par l’évolution des sciences et des technologies. Les questions du réchauffement climatique et celles des OGM se sont trouvées au centre de ces dispositifs de débats.

En principe, ces conférences sont conçues comme des expérimentations. Le modèle est le suivant: après avoir été initié à un problème de politique scientifique et technologique (l’introduction d’une nouvelle technologie, d’un nouveau domaine d’expérimentation), un panel d’un quinzaine de citoyens, profanes en la matière, dialogue avec des experts au cours d’un débat public, puis se retire pour rédiger collectivement un « avis » circonstancié sur la question, destiné à être transmis aux autorités compétentes et largement médiatisé. Comme le relève Olivier Petitjean, « ne serait-ce qu’en raison des moyens financiers nécessaires, c’est généralement l’autorité politique qui est à l’initiative de l’organisation d’une conférence de consensus, souvent par l’intermédiaire d’offices déjà existants spécialisés dans les choix de technologies, comme l’Office Parlementaire des Choix Scientifiques et Technologiques (OPECST) en France. Un comité d’organisation est désigné pour assumer la responsabilité de l’ensemble du processus et en garantir la bonne tenue. Sa composition peut déjà refléter une diversité de points de vue, comme en Suisse où il est composé de représentants de l’industrie, de la recherche, de l’administration, du monde politique, des médias et d’organisations non gouvernementales. Est également nommé un « facilitateur » pour accompagner le panel des citoyens et animer le débat avec les experts.

Le 16 février 2010, l’Assemblée nationale française adoptait en première lecture une proposition de loi du député UMP des Alpes-Maritimes, Jean Leonetti, relative à “l’organisation du débat public sur les problèmes éthiques et les questions de société”.

Cette loi passée relativement inaperçue, institue les « conférences de citoyens » dans le droit fil des réflexions de la mission d’information sur la révision des lois bioéthiques. C’est le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE), qui a été missionné pour jouer le rôle organisateur. Cette loi fait suite à la tenue des Etats généraux de 2009, qui ont précédé la révision des Lois de bioéthique.

Dès le 23 décembre 2009, Jean Léonetti avait déposé une proposition de loi pour élargir les missions du CCNE et lui confier l’organisation d’Etats généraux réguliers aussitôt qu’émergent des enjeux de société dans le champ de la biologie, de la médecine et de la santé.. On peut lire à l’article premier de la loi : « Tout projet de réforme sur les problèmes éthiques et les questions de société soulevés par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé, peut être précédé d’un débat public sous forme d’états généraux. Ceux-ci sont organisés à l’initiative du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE), après consultation des commissions parlementaires compétences et de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) ». Il est précisé à l’article suivant que « les états généraux comprennent en particulier des conférences de citoyens choisis de manière à représenter la société dans sa diversité ».

Au final, la procédure prévoit que le CCNE établit un rapport, le présente à l’OPECST et procède à son évaluation. La Secrétaire d’Etat, Rama Yade, a souligné que « l’élargissement de la réflexion sur des questions qui engagent notre responsabilité collective vis-à-vis des générations futures est un impératif démocratique. En effet, on ne peut laisser à quelques-uns le loisir de penser et accorder à tous les autres le seul privilège de pouvoir un jour être sondés. ».

La conférence de citoyens institutionnalisée est-elle la panacée pour recueillir les positions et valeurs des Français à propos des options biomédicales ?

Si nul ne conteste la nécessité de promouvoir et d’organiser la participation citoyenne aux grands débats de société, la proposition de loi suscite un certain nombre de questions et de critiques.

Pourquoi concentrer les modalités de débat à des états généraux incluant des conférences de citoyens ?

Pourquoi ne pas élargir le champ d’application de la loi, limité aux questions “soulevées par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé” (article premier) ? Face un pouvoir d’initiative cédé au CCNE, quid de l’initiative citoyenne ? En résumé, le modèle de la conférence de citoyens est-il en l’occurrence le plus approprié ?

Un chercheur du Centre de recherche, sens, éthique et société (CERSES), le philosophe Bernard Reber, en doute fortement. Analysant les trois forums régionaux consacrés à la bioéthique en 2009, il relève plusieurs gros défauts : l’organisation est apparue bricolée, les rapports des conférences de citoyens n’ont pas été réalisés par les citoyens eux-mêmes ; enfin, aucune instance extérieure n’a été chargée d’évaluer la qualité du processus suivi. « La loi ne considère pas le débat comme un outil pour le travail amont permettant d’identifier les besoins de réforme et servant à en jeter les bases » note Philippe Bourlitio (dans un article publié sur le site Sciences et démocratie).. Selon Eric Lombard, ( fondateur du site http://www.hyperdebat.net, spécialiste de l’utilisation d’internet comme outil d’une démocratie plus participative), « il est impossible de garantir la représentativité de ces jurys, ce système retombe dans la démocratie représentative là où l’on souhaitait introduire de la démocratie participative ».
_Pour certains députés de l’opposition parlementaire, comme Marietta Karamanli, députée de la Sarthe, le modèle proposé n’est pas satisfaisant: « Les états généraux pris pour modèle n’ont, paradoxalement, pas créé de débats et donc de démocratie (…) Ils paraissent avoir moins été un lieu de débat que le prétexte à ce que des citoyens avisés posent des questions à des experts, sans qu’il y ait une véritable délibération collective mettant en jeu des convictions différentes et dont serait sortie une opinion réellement citoyenne ».

Pour la députée PS, le contrôle de la discussion par un système descendant pose problème : « L’État, qui se refuse souvent à intervenir pour réguler des dysfonctionnements économiques et sociaux très perturbateurs des relations sociales, défend une action très tatillonne sur des sujets moraux de nature intime. Il n’est pas question de prôner son désengagement, mais il convient de s’interroger pour savoir s’il a raison de vouloir contrôler à ce point le débat ». En outre, la loi n’envisage le débat public qu’en préparation de l’examen parlementaire de projets de loi déjà charpentés. De ce fait, le débat ne se ferait véritablement qu’à la marge, et non en amont pour identifier et évaluer les besoins de réforme.

Deux visions différentes du débat démocratique s’opposent autour de cette Loi. Les avis en faveur des conférences de citoyens avancent qu’ils donnent des bases neutres et académiques indispensables pour questionner. D’où la mise hors jeu des militants associatifs susceptibles de brouiller le jugement. Les responsables ou partisans des « espaces éthiques régionaux » estiment qu’il faut plutôt encourager la clarification des conflits, la négociation et la délibération de nature politique. Il est utile dès lors d’examiner du côté des initiatives menées sur la place publique comment s’inventent ou peuvent s’inventer des débats citoyens.

Le modèle de l’initiative citoyenne

Les débats et dialogues, sur les thèmes d’intérêt général, sont plus ou moins encadrés. On vient de le montrer avec les conférences de consensus ou jury citoyens, qui sont en grand nombre dans les pays scandinaves et anglo-saxons. C’est le cas également des «focus groups», utilisés aussi bien par les pouvoirs publics que par les entreprises sur des thématiques spécifiques. Ou encore, les « comités locaux d’information » au sein desquels sont abordées des décisions concernant des situations locales particulières.

D’autres modes de débats, plus ouverts ceux-là, menés à l’initiative d’associations, existent pour favoriser le dialogue science/société et inventer une pédagogie adaptée.

Le débat public, décrété d’en haut et parachuté sur la place publique, selon l’agenda des politiques, est souvent inopérant et se solde parfois par un résultat en demie-teinte. En témoigne, lé débat sur les nanotechnologies en 2010. La parole ne se donne pas, elle se prend. La rapidité avec laquelle les découvertes et les innovations circulent impose d’inventer de nouvelles façons de débattre afin que le débat démocratique ne soit pas confisqué au profit des seuls experts. Une démocratie n’est pas un système politique sans oppositions, mais un régime dans lequel les conflits sont ouverts et féconds. L’état conflictuel est un état normal. Il est d’autant plus riche que les positions sont négociables et qu’elles amènent à des délibérations. La démocratie est en ce sens synonyme de dialogue permanent.

« Carrefours » ou « cafés citoyens », « clubs de réflexion », « colloques ouverts », ces initiatives plus ou moins spontanées, organisées par des associations ou des clubs, peuvent inspirer des voies d’exploration nouvelles. Ces processus de participation sont souvent très actifs et très riches. Ils nourrissent l’information des publics et contribuent à les mobiliser. Les responsables de ces initiatives jouent le rôle de médiateurs sont porteurs de débats, créateurs d’évènements. Ils déclenchent des alertes, accompagnent des expériences, promeuvent la discussion publique. Il s’agit de renforcer cette présence de l’initiative, mais aussi de lui donner une place plus importante sur le plan politique.

Ces initiatives ont pourtant quelques inconvénients. Elles sont en général peu visibles et réunissent souvent les mêmes passionnés, les mêmes experts, les mêmes convaincus, les mêmes opposants ou tout simplement, les adhérents de l’association. En outre, ces forums font rarement l’objet d’un suivi. Ils ne sont pas, sauf exception, animés par un souci de permanence. Force est de constater que ces processus de participation restent confidentiels et ne produisent pas de savoir diffusable, permettant à d’autres d’en profiter.

C’est à ce stade qu’intervient la responsabilité des médias : trouver les moyens modernes de relayer ces débats sur les sujets de la campagne, en particulier ceux qui touchent directement les citoyens, l’emploi, l’éducation, la santé, l’environnement, et plus généralement l’avenir de la société. Le mixte médiatique presse écrite/radio/TV/ internet gagne à se pencher sérieusement sur ce qu’on pourrait appeler la transition médiatique de la démocratie.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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