Entre entrepreneuriat social et économie sociale, les zones de recouvrement sont bien réelles. Et de plus en plus visibles.

L’entrepreneuriat social est un mouvement de pensée, une conception de l’activité entrepreneuriale inspirée d’une vision philanthropique universellement portée dans le monde au gré d’initiatives généralement spontanées, mais de plus en plus organisées au sein de mouvements représentatifs. Un peu comme le fut l’économie sociale à ses débuts, dans le 19ème siècle industriel, l’entrepreneuriat social est une idée politique, un projet à visée opérationnelle.

La sphère de l’économie sociale, on l’a vu, se caractérise par des valeurs et par des statuts. Les seconds étant censés garantir l’application des premières. Les valeurs de l’économie sociale ne sont-elles pas cependant déclinables sans les statuts ? Comment considérer ces entrepreneurs, de plus en plus nombreux, qui partout dans le monde, défendent une conception sociale de l’entreprise (contribution à l’intérêt général) et mettent en œuvre des principes de solidarité en limitant la rémunération du capital, en réinvestissant majoritairement les profits dans les hommes et le développement des structures, en limitant les écarts de salaire ? Doit-on, au motif que leurs entreprises ne relèvent pas des statuts associatifs, mutualistes, coopératifs ou du droit des fondations, les considérer comme “étrangers” à la famille de l’économie sociale ? Le terme de “famille” n’est pas ici anodin. L’insistance que les acteurs de l’économie sociale manifestent à l’utiliser à tous crins pourrait inspirer une lecture psychanalytique très spontanée, associant dimension protectrice de la famille et tentation de l’exclusion.

S’il fallait à tout prix rester dans le registre de la parentèle, sans doute faudrait-il utiliser le pluriel et parler “des” familles de l’économie sociale. Le terme de “cousinage” revient d’ailleurs de manière récurrente. Alors, quitte à accepter les “cousins”, pourquoi ne pas ouvrir plus grand les portes de la maison ? Une partie des acteurs de l’économie sociale “statutaire” s’y refuse. Entre les deux sphères, un décrochage “idéologique” s’opère au niveau des marqueurs de rupture avec le capitalisme : principe de double qualité, démocratie.

Des racines différentes

Les origines respectives de l’économie sociale et de l’entrepreuneuriat social marquent un premier axe de divergence. L’économie sociale, on l’a vu, est née d’initiatives paysannes et ouvrières. Quid de l’entrepreneuriat social ? On peut identifier son acte de naissance avec la social enterprise initative du début des années 90. La co-signature en paternité de fondations, émanations de –très- grandes entreprises et d’une institution de l’intelligentsia, Harvard Business School, connote nécessairement le mouvement dans ses motivations et ses fondements conceptuels. L’entrepreneuriat social vise bien la déclinaison à des initiatives sociales des méthodes éprouvées par les grands noms de l’économie, à commencer par les approches de capital risque.

Certes, les entrepreneurs sociaux eux-mêmes – a fortiori dans les pays du sud- restent dans la réalisation isolée de leur projet étrangers aux postulats économiques développés par les programmes de soutien des grandes fondations. Mais l’entrepreneuriat social, lui, est bien né dans les hautes sphères de la modélisation économique. Et aujourd’hui, dans l’organisation et la canalisation de son développement, l’entrepreneuriat social se pose à la confluence de ces deux sources, cherchant à intégrer harmonieusement des approches de capital risque et l’essor d’une dynamique sociale fondée sur des initiatives individuelles.

Critiques sur les frontières de l’entreprise sociale
La critique de l’entrepreneuriat social ne porte pas sur ses motivations. L’essor du mouvement est inséparable d’une part d’une sensibilisation à la lutte contre la pauvreté, d’autre part de la montée des préoccupations écologiques et sociales. Qui pourrait y trouver à redire ? Ce sont davantage les contours et les limites du mouvement qui font scission. Dans quelle mesure l’entrepreneuriat social permet-il de questionner et de remettre en cause ce contre quoi il entend réagir, à savoir la pauvreté et l’exploitation des ressources naturelles ? C’est dans ce travail de délimitation que les détracteurs puisent la substance de leurs arguments. Parce qu’il est ancré dans la filiation capitaliste, le modèle ne porte-t-il pas en lui sa propre aporie ? L’émancipation du système capitaliste n’est-elle pas le préambule essentiel à toute critique efficace – au sens politique du terme ? Bref : peut-on remettre en cause un paradigme qui vous nourrit en partie ? Voire : peut-on remettre en cause un paradigme que l’on nourrit en partie ? Car après tout, les investissements des fondations pour réduire la pauvreté et limiter l’appauvrissement des ressources naturelles participent de l’écosystème des grandes entreprises qui les ont crées. S’exprime ici, en d’autres termes, avec d’autres moyens et une autre ampleur, un débat qui opposait déjà au 19ème siècle une vision philanthropique de l’économie et une approche transformatrice beaucoup plus radicale.

Réconciliation entre l’entrepreneur et le collectif

Pour cristalliser leur raisonnement dans une association immédiatement parlante, les critiques les plus militants de l’entrepreneuriat social volontiers Warren Buffet et Bill Gates, les hommes plus riches de la planète, à la tête des fondations les plus puissantes, comme les figures incarnées de la contradiction fondamentale du modèle.

Quelle contradiction, demandent les entrepreneurs sociaux ? L’entreprenariat social agit pour l’expansion des pratiques de responsabilité sociale et sociétale, la multiplication des offres de capital-risque philanthropique, la création de joint-ventures entre associations et entreprises, l’intégration du micro-crédit par les établissements financiers classiques… Ce, en accointance avec la dynamique des marchés. Là où l’économie sociale s’inscrit dans une logique “a-capitaliste”, L’entrepreneuriat social ne rejette pas a priori des poches de compatibilité avec le capitalisme, se revendiquant même parfois comme l’expression d’un renouvellement du capitalisme, au travers d’entreprises capables de produire des biens et des services sociaux en lieu et place de l’Etat. Un capitalisme durable, assumé, visant des bénéfices raisonnables et non la maximisation des profits.
De même, cette nouvelle génération balaie d’un trait l’idée d’une contradiction entre l’entrepreneur et le collectif. Elle revendique pleinement la qualité de leadership, d’entraînement, d’animation de l’entrepreneur. Entre entrepreneur et collectif, il se crée une tension dynamique nécessaire, où l’un porte l’autre et l’autre tire sa légitimité de l’un.

Discours par la preuve, alliances par les pratiques

Pour les entrepreneurs sociaux, l’amplification des inégalités relève en grande partie d’une culture des divisions. Or, les outils à mobiliser sont trop complexes pour être concentrés dans les mains d’un seul secteur, qu’il soit privé, public, coopératif ou associatif. Pour porter, accompagner et diffuser les bonnes pratiques, l’entrepreneuriat social doit développer des organisations d’envergure, visibles, suffisamment puissantes, reposant sur la coopération de partenaires stratégiques et divers : entrepreneurs sociaux, entreprises “conventionnelles”, administrations nationales et territoriales, institutions et acteurs politiques, médias, grand public. Une famille peut-être, mais alors très recomposée. La confrontation et les échanges induisent-ils nécessairement la contradiction ?

Essaimage de fait

Le discours associé à l’entreprise sociale séduit. Et le modèle fait florès. Les entreprises se multiplient, essaiment, s’organisent, structurent leur discours, obtiennent les faveurs des médias, sont reçues par les politiques et investissent les programmes des grandes écoles. Elles vont même jusqu’à inspirer une figue inédite, l’“intrapreneur social”, porteur d’initiatives sociales au sein de son entreprise. Bref, elles réussissent là où les représentants d’une économie sociale “familiariste” sont d’évidence à la peine. Conscients de cet avantage, les réfractaires de la première heure commencent à relâcher la garde. L’entreprise sociale, à défaut de faire partie des meubles de l’économie sociale, est aujourd’hui systématiquement invitée dans ses débats, un peu comme un cousin éloigné, mais qui le serait de moins en moins.

La posture décomplexée vis-à-vis de la figure de l’entrepreneur et du capitalisme – pour peu qu’il soir raisonné-, le souci de l’efficience, le pragmatisme assumé de l’entreprise sociale peuvent interroger sur son objet véritable. Est-ce l’émancipation d’un public cible (salariés et/ou “clientèle”) ou bien est-ce l’entreprise sociale elle-même ? Ne se trouve-t-on pas devant un modèle sui generis, dont la vocation réside d’abord sa propre émancipation ? La controverse, on l’a vu, n’est pas neuve.
Reste que s’il est parfois vif et souvent intéressant, le débat sur l’entreprise sociale demeure confiné aux instances, cénacles et manifestations de l’économie sociale, sans trouver de véritable chambre d’écho dans un paysage économique plus panoramique. Bref, on est encore en quelque sorte dans l’atavique conflit de famille.

Extrait de “Economie sociale : la nouvelle donne”, Muriel Jaouën, Editions Lignes de Repères, avril 2012, 176 pages.

Au sujet de Muriel Jaouën

Journaliste de formation (ESJ Lille, 1990), Muriel Jaouën publie régulièrement dans le magazine de Place-Publique. Ses spécialités : économie sociale, développement durable, marketing, communication, organisations, management.

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ECONOMIE

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