Il aurait fallu être aveugle, sourd, autiste et perdu au fond de la jungle amazonienne pour échapper aux deux grandes, deux immenses nouvelles relayées, ces deux derniers mois, par les médias français, unanimes dans la stupéfaction (feinte) pour la première et confondus dans la désolation (non moins feinte) pour la seconde.

S’agissait-il d’une guerre, du débarquement d’extraterrestres, d’un cataclysme climatique, d’une avancée médicale majeure, d’élections présidentielles ou législatives, du dépassement de la vitesse de la lumière ou plus incroyable encore de la victoire des footballeurs français dans une coupe quelconque ? Vous n’y êtes pas, ou plutôt si, je suis sûr que vous avez déjà deviné (je vous ai un peu aidé avec mon titre).

Rupture

Le premier événement a eu lieu fin mai et sa protagoniste a mobilisé toutes les unes des journaux et tous les plateaux télé pour l’annoncer : Laurence Ferrari quittait TF1 et le journal de 20 heures qu’elle présentait depuis 2008 ! Stupéfiant, inattendu, bouleversant ! Qu’est-ce que ce divorce entre la chaîne et sa merveilleuse fiancée du soir pouvait bien cacher ? Et toute la gent journalistique de s’interroger sur ce départ si soudain, qu’elle supputait pourtant depuis plusieurs mois, ses papiers étant déjà quasiment écrits. Et Laurence de se répandre en explications sur son envie de changer « et d’être plus libre » (elle était en prison ? Une prison dorée, alors) partout où on voulait bien l’inviter. Justement, on voulait bien l’inviter partout parce qu’elle est plutôt avenante et sympa et que c’est une bonne cliente qui sait causer dans le poste. Bref, la Ferrari a pu lâcher les chevaux (je sais le jeu de mots est facile, je n’ai pas pu m’en empêcher) et tourner à plein régime (je continue) sur le circuit médiatique (tant qu’à faire, j’assume).

Je n’ai rien contre Laurence Ferrari qui me semble plutôt compétente et agréable (en fait, je n’ai jamais beaucoup regardé ses prestations vespérales). Mais, si on résume la situation, elle a tenté sa chance à TF1 qui espérait qu’elle remonterait l’audience. Ça n’a pas marché, ladite audience ayant plutôt baissé, et elle s’est fait grignoter par le journal de France 2. (Ce n’est d’ailleurs sans doute pas de sa faute ; à l’heure d’internet, la grand-messe du soir intéresse de moins en moins.) Donc son employeur a jugé qu’elle ne faisait plus l’affaire et lui a proposé de partir (à l’amiable, je suppose, et avec un bon paquet de dédommagement, mais là-dessus, elle est restée très pudique…). Ça s’appelle une rupture conventionnelle et ça arrive des milliers de fois par jour dans toutes entreprises de France. Est-ce que cela méritait un tel traitement médiatique ?

Racisme

Le second événement majeur, qui nous est tombé dessus comme la foudre, mi-juin, est absolument tragique et on en parle encore : c’est l’impossible disparition du plus grand commentateur footballistique de tous les temps, j’ai nommé – mais oserais-je même prononcer son nom sans fondre en larmes, sans me couvrir le visage de cendre -, j’ai nommé Thierry Roland.
Ami lecteur – et il n’est pas sûr que tu sois encore un ami après avoir lu ce que je vais écrire -, attention, je vais me lâcher. Ce n’est pas très professionnel, mais ça fait du bien. D’ailleurs, je prends modèle sur le disparu qui n’hésitait jamais à se lâcher jusqu’à patauger dans les bourbiers les plus fétides.

Thierry Roland est l’exégète autoproclamé du ballon rond qui m’a rendu le foot insupportable. Je ne suis pas passionné par ce sport, mais j’aime bien regarder les matchs importants. Et comme, depuis 50 ans, je tombais immanquablement sur l’inénarrable couple Roland-Larqué et leurs blagues d’urinoirs, j’étais obligé de couper le son de la télé et de mettre la radio pour avoir des commentaires acceptables.

Aussi suffisants qu’insuffisants, ceux du creux Roland alliaient vulgarité et beaufitude, approximations et jugements à l’emporte-pièce, plaisanteries de bas étage et formules toutes faites, racisme ordinaire et mépris de l’étranger. Incapable de prononcer correctement les noms qui n’étaient pas familiers à sa franchouillardise, il préférait s’en moquer plutôt que de faire l’effort de ne pas les écorcher. Et certain d’être indispensable, le bougre s’accrochait, préférant déchoir sur M6, plutôt que prendre une retraite que nous aurions bien méritée. Seule la mort l’aura fait taire. Les cimetières, disait doctement mon père, sont peuplés de gens qui se croyaient indispensables.

Nombrilisme

Suis-je le seul que les propos populistes de ce grand mufti des crampons (je ne suis pas certain que l’image lui aurait plu) horripilaient au point de me dégoûter d’un sport qu’il prétendait valoriser ? Ce ne fut, durant toute une semaine, que témoignages de reconnaissance et louanges tressées à « Monsieur Football ». Est-ce en raison du respect dû aux morts que pas une seule voix ne s’est élevée pour émettre quelques réserves sur ce personnage caricatural ? A quoi servons-nous si nous n’avons pas le courage de critiquer nos pairs et que nous nous complaisons massivement dans leur célébration posthume, avec l’espoir, sans doute que l’on fera pareil pour nous, l’heure venue ?

Donner tant de place au changement de boulot d’une consœur, qui n’aura pas de problème pour rebondir, et au décès d’un confrère, qui n’a pas été fauché dans la fleur de l’âge, montre combien notre monde médiatique est nombriliste et autoréférentiel. Comme le média est le message, le journaliste se considère aujourd’hui comme l’événement. Étrange évolution.

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Seul le silence est grand ?

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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Le Magazine, Médias et démocratie

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