Editorial de Yan de Kerorguen.

Le mentir vrai, les faits alternatifs, les hoax et les intox, les fausses nouvelles (« fake news ») et canulars viraux, l’inversion de la charge de la preuve, la post-vérité… ce langage nouveau qui se propage en quelques twits courts, en dit long sur le monde renversant qui nous bouleverse en ce début de millénaire. Négationnisme, révisionnisme, nihilisme débridé, conspirationnisme, autant de dérives malveillantes et pernicieuses témoignant, ad nauseam, du défi à l’endroit de la raison.

Mauvais présage: le terme de post-vérité (« post-truth ») a été élu « mot de l’année 2016 » par le dictionnaire Oxford Dictionaries.

Le relativisme du « tout se vaut », la propension extrême à cultiver l’équivalence et le goût pour l’ambivalence s’en prennent désormais à ce qui se trouve au cœur de la démocratie et de la raison universelle : la vérité ! Elle a perdu sa valeur de référence. La versatilité des opinions, la banalisation du mensonge, la contagion des rumeurs et la profusion des doubles discours ont habitué nos contemporains à ne pas être choqué par tant de passions contradictoires « Le monde est une caricature perpétuelle de lui-même : à chaque instant, il moque et contredit ce qu’il prétend être » (George Santayana. Soliloques en Angleterre).Bref, on n’en finit plus de s’en prendre à la vérité sous toutes les coutures et toutes les formes.

Assistons-nous au retour des infâmies du régime soviétique et de ses faux procès ?
Pourquoi donc le mensonge est-il si bien porté, au point de remplacer la vérité ? Cela veut-il dire que nous vivons dans des sociétés où la distinction entre le vrai et le faux n’a plus d’importance ? La raison est-elle désormais du côté des fous et des ignorants? Plus généralement, comment est-il possible que l’ignorance parvienne à supplanter la connaissance? Dans quel monde de déraison vivons-nous?

Depuis longtemps, de Platon à Karl Jaspers, en passant par Descartes, Kant, Nietszche ou Bergson, le concept écrasant de vérité est au centre des débats philosophiques. Il appelle à faire preuve de modestie. Le but n’est pas ici de s’enhardir sur ce chemin compliqué. Au plus, autour de la vérité, se conjuguent, pour l’essentiel, la science, l’amour, l’art et la politique. Pourtant, on observe que la notion de vérité subit des revers importants, au moins depuis que le relativisme et le scepticisme contemporain lui taillent des croupières en tentant d’imposer une conception subjective de la vérité. Chacun sa vérité, une vérité pour A, une vérité pour B.

La question qui intéresse le propos ici est celle du rapport entre les faits de l’actualité et la vérité, à l’heure du world wide web et de Donald Trump.

Il n’y a pas de faits en soi, seules les interprétations existent, dirait Nietszche qui parle de « fatalisme de petits faits » (Généalogie de la morale). Ainsi, au nom de cette assertion très controversée, certains peuvent dire qu’il fait jour alors qu’il fait nuit. Les faits seraient donc soumis à discussion contradictoire et la vérité une opinion comme les autres. On serait donc conduit à croire que les arrangeurs de faits alternatifs (Donald Trump et son équipe) n’ont philosophiquement pas tort puisque Nietszche lui-même dit qu’« Il n’y a que des interprétations ». Sauf que le philosophe n’est pas dans le registre où se trouvent les politiciens de Washington. Si on lit Nietszche jusqu’au bout, souligne Dorian Astor, un de ses commentateurs les plus fidèles, le philosophe allemand défend au contraire la rigueur et l’objectivité quand il observe qu’il faut « savoir déchiffrer des faits, sans les fausser par l’interprétation, sans perdre, dans l’exigence de comprendre, la prudence, la patience, la finesse ».  Nous voilà rassurés !

Les maîtres menteurs et la post vérité

L’actualité de ce début de millénaire, nous offre ce débat sur un plateau tant l’époque est riche en bonimenteurs, falsificateurs et experts en intox. Les cyniques diront qu’en politique, tenir un discours de vérité, est une bien curieuse intention. Cela ne marche pas. Personne ne vous croit. Il vaut mieux mentir. Machiavel l’a bien compris. Mentir Oui mais, jusqu’à un certain point. On en a vu qui mentent « les yeux dans les yeux» mais finissent par craquer et avouer leur mensonge.  Celui-là est fini. le mensonge a évolué. La complaisance à l’égard du mensonge est acceptée. Il y a 20 ans, les ¾ des français estimaient qu’un dirigeant politique ne doit jamais mentir. Les temps changent. A l’image de Donald Trump. Lui, ment différemment.  Lorsqu’il prétend que le certificat de naissance de Barack Obama est un faux, il est dans la « post-vérité » et il est en cela représentatif de l’époque.

Au mensonge pur et simple se substitue ainsi le « ce qui semble vrai « , le croyable. Il ne s’agit plus de travestir une réalité ou de dissimuler sa pensée  mais de donner corps aux clichés. Révolu le temps où les individus, comme Kant estimaient que  » l’homme qui ne croit pas ce qu’il dit est moins qu’une chose « . Kant pense en effet qu’il n’y a plus de promesse possible si on tolère le mensonge. La sanction du menteur, c’est que plus personne ne le croit lorsqu’ il dit la vérité.

C’est ce qui guette certains candidats aux élections présidentielles, lorsque l’un d’entre eux, candidat de la droite traditionnelle et ex-premier ministre, surnommé Monsieur Propre, fait la promesse (qu’il ne tient pas) de ne pas se présenter aux élections  s’il est mis en examen. Il s’enfonce alors dans le mensonge et le parjure devant le peuple. Fustigeant le « gouvernement des juges » et le rôle nocif des médias, il en appelle au jugement du peuple qui doit être le seul juge, par son vote. Le fait de s’adresser à la foule pour juger de sa bonne foi montre qu’à ses yeux, le mensonge est légitime. Il sait que nombre de citoyens pardonnent les mensonges au nom de la cause. Ce « basculement démocratique » est décrit par Pierre Rosanvallon, comme un dévoiement de la République.

Il arrive même que le mensonge soit plus crédible que la vérité. En témoigne l’accession d’un menteur patenté, Donald Trump, aux plus hautes responsabilités des Etats-Unis. On croyait être vacciné avec George W. Bush et Berlusconi. Eh bien non, ces derniers font presque pâle figure à côté de l’outrancier magnat de New York qui les dépassent d’une tête en bêtise. Son seul nom Trump, suffit phonétiquement  (trompe) à nous aiguiller. Significatifs aussi, les mensonges d’état de Vladimir Poutine ou de Recep Tayyip Erdogan, érigés en art de gouverner.

Que dire des régimes qui font croire à la liberté et dont les murailles sont plus hautes que jamais comme celui de Xi Jing Ping? Ou encore des politiciens démocrates et parangons de vertu qui n’hésitent pas à mentir impunément, en alléguant, les yeux embués de larmes, qu’ils sont victimes d’un complot, alors que leurs mensonges sont avérés. D’autres sont plus cyniques. Habitués à crier au complot, à défier la Loi, ils inversent les choses. Ils font croire, comme tout bon pervers qui se respecte, que les menteurs sont ceux qui représentent la justice et le « système », soit le pouvoir en place, le système, les élites, l’establishment. Eux se disent victimes, et s’ils trichent ou s’ils mentent, c’est pour le bien du peuple.

Comment expliquer tant de crédulité informationnelle ? Comment distinguer le vrai du faux si le faux a l’apparence du vrai, ou si le faux cache le vrai, comme l’ivraie cache le bon grain ? Dire la vérité ? Mais qui atteint ce point de vertu et peut se dire sûr de ne pas faillir ?

Le mensonge entraîne le soupçon

Qu’est ce qui fait que les publics soient à ce point aussi hermétiques aux faits, vérifications et explications fournis par les médias professionnels? Cela a toujours existé, direz-vous.
L’ignorance, la défiance à l’égard de la presse et des politiques, le gout du scandale, l’hypocrisie des élites constituent les premiers ingrédients. La technologie assure la suite et la grosseur du mensonge fait le reste. Plus il est épais, plus le virus des fausses nouvelles transmis par les réseaux sociaux s’emballe.

Finalement, nous croyons davantage les mensonges qui nous plaisent que les vérités qui nous déplaisent.  Du pain béni pour les publicitaires et opérateurs internet. La course à l’audimat, à l’émotion, l’info-minute véhiculée via les canaux de YouTube, les phénomènes de grégarité par le buzz, appelle à la surenchère  dans les accusations portées. Le monde s’enflamme à la vitesse des twits avec son cortège de fausses nouvelles et de faits alternatifs.

Une véritable industrie du mentir vrai s‘est installée en ligne, utilisant les ressorts de la technique et les tours de passe-passe rhétorique, informations tronquées, calomnies, rumeurs. La haine et le mépris forcent l’admiration des ignares, trop contents de voir des gens qui parlent fort. Au royaume des aveugles, la déraison des menteurs est une lumière qui permet aux ignorants de voir. Ce n’est plus seulement la raison du plus fort qui prime, c’est celle des histrions les plus fanfarons.

Nier la réalité, mentir effrontément, et la modifier les faits sont aujourd’hui autant d’actes de courage. En utilisant l’art simplifié du montage, en manipulant les captures écrans et les liens hypertextes, il est relativement facile d’être persuasif. Avec un minimum de base informatique, il est simple d’administrer la preuve d’une omission, d’une contradiction, d’un mensonge. Une intention personnelle malveillante peut suffire. Pour faire le buzz, il suffit que les faits dénichés ou triés soient extravagants, ridicules  ou choquant, que la cible soit connue, bizarre ou archétypique. Ces trucs pour créer le buzz constituent un impressionnant tribunal de l’opinion, où n’importe qui peut être moquée ou passé à tabac virtuel sans que personne ne bronche.

Internet est en passe de devenir la première source d’information des Français, juste après la télé.
Facebook compte 1,8 milliard d’abonnés. Selon un sondage BVA réalisé 
pour Orange  41 % des Français s’informent sur Internet, (contre 53% par la télévision, 35% par la radio, 24% par la presse écrite). Selon les spécialistes de l’univers du world wide web, nous ne parvenons à détecter que 50 % des mensonges auxquels nous sommes quotidiennement exposés à travers les sites en ligne. L’information mise au point par les professionnels est en compétition directe avec les fausses nouvelles. Le constat consternant est que les publics, électeurs, citoyens, internautes, doutent davantage de l’information que l’éthique journalistique impose de vérifier, que de l’information minute provenant de la vidéo anonyme et non vérifiée qu’on trouve sur les réseaux sociaux.  Ces derniers servent de puissants relais de diffusion.

La diffusion des fake news par des hackers habiles dotés de logiciels malveillants est désormais massive.
Elle compromet le déroulement de la vie démocratique. Et parfois à grande échelle. Ainsi les sites propagateurs de fausses news comme Ending the Fed, les sites adeptes de la théorie du complot (The Vigilant Citizen) ou encore les sites d’extrême droite comme Breitbart News ont largement influencé la campagne américaine  Trump/Clinton. Selon une enquête du site BuzzFeed, les fake news ont généré au cours des trois mois précédant le scrutin américain de 2016 davantage de trafic sur Facebook que les articles écrits par des journalistes professionnels (8,7 millions, contre 7,8 millions). (Lire l’article de Aude Carasco et Alain Guillemoles dans le journal La Croix. « La démocratie au risque des réseaux sociaux » 26/12/16)

L’ingérence informatique et les fake news utilisée par certains pays contre d’autres pays font désormais partie des stratégies machiavéliques employées pour influencer les opinions publiques. En témoignent les cyber-attaques menées par les Russes contre les Estoniens, les Ukrainiens mais aussi contre la candidature Clinton.  Les vols de fichiers pouvant atteindre la crédibilité des candidats, le blocage et le piratage de sites de partis politiques, l’intrusion dans les comptes de campagne ou les listings de sympathisants, les fausses pages Facebook, la création de mouvements d’opinions imaginaires, le  dévoilement d’e-mails privés pour compromettre une personne, autant de tactiques expéditives pour confondre la cible et nuire à sa réputation. Outre le vol de données, les organismes publics et leurs infrastructures sont confrontés aux agressions stratégiques tels que espionnage, harcèlement, brouillage.

Il n’y a pas de gardes fous sur la toile et pas de limites dans l’outrance.
On peut tout voir, tout dire, à tout le monde, en un rien de temps. Un vrai embrouillamini mental où maîtres menteurs, diffuseurs, plates-formes s’arrangent à qui mieux mieux pour créer la confusion. « On se laisse alors guider par des croyances étayées par des biais cognitifs auxquels notre cerveau est enclin, à commencer par le biais de confirmation, qui incite à aller rechercher d’abord les informations qui vont dans notre sens  » explique Gérald Bronner, auteur de « La démocratie des crédules ». (PUF.)

La vitesse à laquelle les informations non structurées arrivent rend leur tri difficile.
La prolifération de l’information pose une importante question : celle du trop plein. Certes, la richesse des applications du numérique forme un formidable vecteur de renforcement du savoir. Et sans doute, les élèves sont-ils désormais plus informés que leurs professeurs. Mais pour autant, ces internautes, capables de surfer à toute vitesse sur le savoir disponible, sont-ils cultivés ? Ont-il la capacité de trier l’information, de la traiter, de la tailler, de l’enrichir, comme le fait un horticulteur avec une plante ?

Le développement de la forêt électronique planétaire n’est pas sans question. Certains évoquent la jungle dans laquelle on se perd sans rien retenir des chemins empruntés. Aussitôt lu, aussitôt vu, aussitôt disparu. D’où l’importance pris par le copié-collé dans les devoirs à rendre. Le risque est présent que l’hyperchoix qui existe sur le web ne soit qu’un « n’importe quoi », « hyperréactif », « dépêché ».

Sans compter les questions de référencement qui orientent vers les sites les plus visités mais pas forcément les plus pertinents. Enfin, la prime va aux sites d’informations pré-mâchés correspondant à la norme du moment ou à la mode de l’époque. Se contenter de l’information prête à consommer avec tous les risques que suppose des contenus pas toujours vérifié et validés sont autant de chemins vers l’approximation, l’erreur, la rumeur.

Pour éviter de se noyer dans cet océan d’informations, il faudra bien des maîtres nageurs.
Trop d’informations tue l’information, emportant avec elle la capacité de discernement des internautes. Une fausse information qui rentre dans ce cercle de communication peut se trouver propagée et amplifiée, sans que jamais un démenti efficace ne puisse lui être opposé. La puissance et la virulence des réseaux empêchent toute possibilité de corriger l’information fausse. L’addiction à internet ruine tout jugement critique. Naviguant de site en site, de blog en blog, enfermé dans sa bulle, l’utilisateur des réseaux ne connaît pas le temps long de l’exercice de la raison qui permet à la vérité de s’imposer.

Le débat, l’échange de points de vue n’est pas le but. La somme grégaire des news suffisent à conforter ses croyances. Il ne cherche pas à se faire une opinion mais plutôt à renforcer ces certitudes. Ce qui compte, c’est se sentir en adéquation avec ses semblables, en quête d’un écho ou d’un miroir, partager une même façon de voir la réalité, avoir l’impression que le monde entier est sur la même longueur d’ondes.

A l’évidence, nous préférons les informations qui vont dans notre direction qu’à celles qui nous contredisent.
Le besoin d’appartenance, la recherche d’identité passe avant l’appétit de connaissance et la quête de la vérité. « « Chaque utilisateur est exposé aux informations partagées par ses amis, et qui sont en résonance avec ce qu’il pense. L’algorithme de Facebook lui propose d’autres amis qui auront souvent la même vision. Enfin, si l’utilisateur s’abonne à la page d’un média, il se verra proposer d’autres contenus similaires. Cela crée une chambre d’écho qui donne crédit aux informations partagées», explique Tristan Mendès-France, enseignant au Celsa  (École des hautes études en sciences de l’information et de la communication) et spécialiste des nouveaux usages numériques. Ce dernier parle de « zone de confort » intellectuelle.

Pas moyen dans ces conditions de conformité d’enrichir son sens critique. La rapidité avec laquelle le mensonge circule et se banalise, et le caractère incroyable des fausses nouvelles  entretiennent le brouillage entre fiction et réalité. La raison et le réel se voient désormais décontenancés par l’émotion et l’idéologie. Il n’est plus de raison qui vaille. Le plus grave dans cette affaire est que la distinction entre mensonge et vérité laisse chacun insensible. « Le mélange de vrai et de faux est énormément plus toxique que le faux pur » observe Paul Valéry (in Croyances et religions). Ne faire aucune distinction, accomplir sa fonction sans sourciller est le propre de ce qui est totalisant puisque pour maîtriser tout il faut tout confondre afin de tout dominer.

Dans un tel contexte, on finit par confondre homme et animal, homme et objet. Avec le contentement de nos ambivalences comme mode d’existence, nous voilà face au danger totalitaire de l’équivalence, de la bêtise et de la déraison. Nous voilà devant le risque de la banalité du mal, tel que l’a dénoncé Hannah Arendt en faisant remarquer que le mal est un phénomène de surface. « Plus une personne est superficielle plus elle est susceptible d’accéder au mal », dit- elle dans une interview TV.

Les institutions censées protégées la vérité se voient défiées par l’indifférence.
« Le résultat d’une substitution cohérente et totale de mensonges à la vérité de fait n’est pas que les mensonges seront maintenant acceptés comme vérité, ni que la vérité sera diffamée comme mensonge, mais que le sens par lequel nous nous orientons dans le monde réel – et la catégorie de la vérité relativement à la fausseté compte parmi les moyens mentaux de cette fin – se trouve détruit. » souligne  Hannah Arendt (« Vérité et politique », Folio poche).

Telle est l’ère de la « post vérité » (Ralph Keyes), de « la démocratie des crédules » (Gérald Bronner) ou plus prosaïquement « l’art de dire des conneries » (Harry Frankfurt) dans laquelle la blogosphère et les média sociaux plongent l’humanité et ses 3,7 milliards d’internautes, soit 50% de la population mondiale.

Avec Twitter ou Facebook, « un mensonge peut faire le tour de la terre, le temps que la vérité mette ses chaussures », comme dirait Mark Twain. Cette lenteur de la vérité est inquiétante.

 

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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