Yan de Kerorguen

« Le bonheur des méchants comme un torrent s’écoule. » écrit Jean Racine
…où les médias sont comme des poissons dans l’eau, pourrait-on ajouter.

La méchanceté est-elle une passion française ? La « passion de la méchanceté » : c’est sur ce même thème qu’un livre de Michel Onfray vient de paraitre à propos de Sade, dénonçant les abjections perverses et les comportements cruels et barbares du divin marquis que la postérité a mythifié.

Assurément, ce titre fait écho. La méchanceté est en effet une passion de notre époque, au sein de laquelle humilier, s’en prendre aux défauts et aux faiblesses de la personne, devient un principe actif. Il n’est qu’à voir les émissions de téléréalité, conçues pour donner libre champ à la haine. Master Chef, Cauchemar en cuisine, le maillon faible, Secret story, Koh Lanta, tout est mis en scène pour rabaisser, offenser, éliminer. Pas de pitié. Sur ce modèle, le grand jeu médiatique est devenu de tirer sur les ambulances, de s’acharner sur les hommes à terre et de livrer à la vindicte les boucs émissaires qu’on accuse de tous les maux. Le succès fulgurant des livres des journalistes Valérie Trierweiler et d Eric Zemour, parangons de venimosité, en disent long sur cette passion du fiel médiatique.

La méchanceté, passion française ? Parlons plutôt de passion médiatique de divertissement qui dépasse nos frontières. S’y adonnent les gens visibles, les petits marquis du persiflage et de la rodomontade, qui cultivent le cynisme comme moyen d’analyse suprême, qui misent sur la méfiance comme mode opératoire, avec comme grille de lecture, l’idée que l’homme est un loup pour l’homme, un être mû par la peur, ainsi que l’a théorisé Hobbes dans son Leviathan. A ce propos, il faut voir le film éponyme de Zviaguintsev sur la Russie d’aujourd’hui qui est une illustration sombre de cette torpeur pessimiste. Beau mais désespérant !

La méchanceté passionnelle consiste à laisser croire que d’une situation désespérante où tout est corruption et trahison, on ne peut pas sortir, . L’homme serait ainsi mauvais par nature et la pulsion de mort serait dominante. Dans ce monde du tout et son contraire, où toutes les opinions se valent, nous errons, aveugles, dans l’hypocrisie, dans l’incapacité de reconnaître le beau, le juste, le haut. La bêtise de la méchanceté , c’est de prétendre que tout se vaut. Tout et son contraire. Tout est permis, tout est égal. La méchanceté a un allié de taille : la complaisance. Elle stationne dans l’affect mais ne connaît pas de rapport à la vérité. Le relativisme est devenu un principe de fonctionnement de la société, régie par la pulsion des égos. L’homme serait donc mauvais et plus rien ne vaudrait le coup sauf le plaisir de soi. Pas moyen d’y échapper. Le monde de la presse se complait dans ce paysage sombre où rien ne trouve grâce, où il faut seulement être méchant pour être vu et gagner à l’audimat. Triste amusement dont de nombreux médias se font les chantres, au titre de la transparence.

Le propre de la méchanceté, sa force, c’est de se prétendre lucide. La cible préférée des mal intentionnés, c’est la naïveté. Les gentils sont des faibles qui vivent sur un nuage, des rêveurs. Elle s’incarne à leurs yeux dans tous ces gens pleins de bonnes intentions, les humanistes, les défenseurs des droits de l’homme, les citoyens qui ne croient pas à la fatalité du déclin et se battent qui pour le progrès, qui pour une vie meilleure, qui pour défendre les autres, qui pour mettre en valeur ce qui est beau. La sanction vient implacable : ce sont des bisounours. Notez le succès du terme. Il est dans toutes les bouches. La méchanceté n’aime pas l’écologie, elle n’aime pas la recherche et la science, elle n’aime pas les artistes. Tout est dit. Faut-il vous l’envelopper ?

Le trait le plus saillant de cette passion médiatique est le sarcasme. Le sarcasme est l’ingrédient fort de la méchanceté. Diffamer pour détruire, tel est l’enjeu. Le sarcasme est l’arme de cette intention. Si l’on regarde de plus près dans le dictionnaire. Le mot vient de sarkasmos «rire amer», du verbe sarkazein «ouvrir la bouche pour montrer les dents», «mordre la chair». Au sens figuré, on verse dans l’«ironie mordante». Dans L’homme qui rit , Victor Hugo écrit : «Faire du mal joyeusement, aucune foule ne résiste à cette contagion. Les hommes dès qu’ils sont réunis […] ont toujours au milieu d’eux un bourreau tout prêt, le sarcasme.» La méchanceté sarcastique induit le «doping de l’excitation», selon l’expression de Stefan Zweig.

Une autre caractéristique de la méchanceté est le viral, l’épidémique. «L’homme diffère des autres animaux en ce qu’il est le plus apte à l’imitation» disait Aristote. Les imitateurs ont pris le pouvoir. Et les voilà imités par ceux qu’ils imitent. Nous vivons l’ère de la mimétique qui consiste à faire « comme tout le monde ». Comme l’explique Chris Anderson, dans son livre « Free », à propos du désir mimétique, « en substance nous désirons faire ce que d’autres font parce que leurs décisions valident la nôtre, ce qui explique toutes sortes de choses, des comportements moutonniers aux casquettes à logo ». Les médias télévisuels et internet sont les plus férus docteurs de la loi mimétique. L’acharnement mimétique est comme le désir mimétique sans sujet et sans objet, puisqu’il est toujours imitation d’un autre acharnement. Un emmerdement n’arrive jamais seul. C’est la loi de l’emmerdement maximum ou de la vexation universelle. La loi de Murphy est le constat, élevé au rang de principe fondamental de l’univers, que « le pire est toujours certain ». Il y a aussi la loi des séries qui postule qu’un événement désastreux doit en entrainer d’autres, similaires, à sa suite. On dit alors qu’« un ennui n’arrive jamais seul ». Enfin le loi de la mise en boucle des anecdotes répète à l’infini les mêmes images de la personne à abattre, prise en défaut .

La méchanceté est aussi en rapport avec la rapidité, l’impatience, l’expéditif. Il convient de tirer le plus vite possible avec la bonne répartie, de façon à ce que l’agressé n’ait pas le temps de répondre. Trouver le mot qui cingle, la phrase qui tue, à l’emporte-pièce. Cette rapidité trouve son modèle dans le monde de la finance. Son principal allié est dans la spéculation monétaire, les gains rapides, avec le flash trading, qui permet en une nano seconde de provoquer la faillite d’une entreprise.

Faiblesse de la démocratie : la lenteur. Faiblesse des présidents trop normaux qui veulent être trop honnêtes, et s’entêtent de faire dialoguer les acteurs sociaux. Faiblesse des gens discrets qui agissent. Les sots ! Ils feraient mieux de tricher. Ca va plus vite. Seuls les méchants sont efficaces. C’est la leçon qu’on apprend chaque jour que la politique politicienne fait. Pas de chance : les réformes structurelles sont toujours lentes. Comment demander à un Président, Hollande en l’occurrence, de faire en deux ans et demi, dans un pays où règne la culture du conflit, ce que son homologue allemand, le chancelier Schroeder a mis dix ans à faire, dans un climat de consensus ? L’homme est à terre. On l’aime trempé jusqu’aux os. Voilà ce que les médias du sarcasme adorent. Toute petite maladresse ou défaut est bon à prendre pour descendre son homme ou sa femme, des « illétrés » de Macron aux «sans-dents » de Hollande. Qu’on se le dise, rien ne sera pardonné.
Voilà, en forçant le trait, la France irrespirable dans lequel nous évoluons, qui met à bas les plus positifs d’entre les citoyens. Voilà la France où rien ne semble plus marcher, sauf les mauvaises nouvelles qui nous font perdre confiance. La méchanceté est-elle triomphante ? Les Françaises et les Français sont-ils unanimes à considérer la politique comme vaine ? La boursouflure du moi dans la contamination des réseaux sociaux a-t-il vaincu l’esprit de sérieux ? Il faut espérer que non.

Il nous manque sans doute un peu de philosophie pour retrouver de la sérénité et un peu de perspective historique pour contextualiser nos turpitudes, et apercevoir les lueurs. Seules les références lettrées peuvent nous sortir de l’anecdotique TV et du zapping moqueur que nous servent à gogo les fabricants de piques et autres animateurs au Grand Journal de Canal Plus ou à « On n‘est pas couché » sur France 2. Comme il est difficile aujourd’hui de défendre l’idée de « juste », de pondération, de bienveillance, de dialogue, d’amitié, de lenteur, toutes ces valeurs dont des philosophes comme Hannah Arendt soutiennent qu’il forment « le bonheur public ».

« Tristes sires » , reprochent les ricaneurs aux gens qui veulent du sérieux, de la politique honnête, un peu de gravité. Il faut leur répondre: rire, s’amuser, n’est pas ricaner ou se gausser. Le rire de bon cœur ne se voit jamais sur l’écran. Spinoza distingue le rire de la moquerie qui est méchanceté, mépris, colère, esprit de vengeance, volonté d’humilier, jouissance de la souffrance. Spinoza considérait le rire comme une contribution à l’épanouissement de l’être. «Le rire, comme la plaisanterie, est pure joie, et par conséquent, pourvu qu’il ne soit pas excessif, il est bon par lui-même. Et ce n’est certes qu’une sauvage et triste superstition qui interdit de prendre du plaisir. En revanche, ajoutait-il, la raillerie qui participe de la haine est condamnable.»

Quelle est la presse qui osera faire l’inventaire des bonnes choses, des bonnes idées, des belles personnes ? Quels sont les médias qui nous parlent de projets, d’avenir ?
Soyons justes : ils sont nombreux mais restent largement invisibles et ne constituent pas des références, mais des marges. Ils sont à l’écart du pouvoir médiatique, ne font pas de sondages, n’exercent que peu d’influence, ne sont pas communicants. Ils s’intéressent aux gens, tout simplement. Le projet de ces médias est celui de rendre la politique aux citoyens, une incitation à rompre avec le conformisme de la méchanceté. Il y a aussi dans le monde de l’information, des gens invisibles qui racontent des expériences de partage, de coopération, de culture et des histoires d’humanité. Mais sans doute, pour en être convaincu, faut-il un peu de gentillesse, un peu de considération.

Bien sûr, il n’y pas d’un côté le bien, et de l’autre le mal. La même personne peut avoir, tour à tour, des accès de méchanceté et de gentillesse. Ce qui est en cause, c’est le comportement totalisant, le dogme du sarcasme comme mode de pensée invariable. Tout est affaire de perspective. Tout ne se vaut pas. Dans le domaine des goûts, il y a des goûts plus développés que d’autres. Dans le domaine de l’art, il y a des critères de qualité pour déterminer quelles sont les grandes oeuvres. Dans le domaine moral, il existe une échelle de valeurs humaines: la tolérance, l’ouverture aux autres, le respect mutuel. Et la science est là pour nous dire que certaines vérités sont avérées par l’expérience.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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