De temps à autre, il m’arrive de citer cette phrase du poète Paul Valéry – « le temps du monde fini commence » (Regards sur le monde actuel. Stock. 1931). Sa pertinence m’aide dans mes tentatives optimistes de chercher dans l’inventaire des innovations sociales et dans le corpus de la science, des issues à l’inquiétante dérive de notre monde.

La lecture du dernier livre de Daniel Cohen « Le monde est clos et le désir infini » m’y invite à nouveau. Cette analyse, publiée chez Albin Michel, s’appuie sur l’ouvrage de Alexandre Koyré « Du monde clos à l’univers infini » ( Gallimard « ). Ce philosophe des sciences décrit la révolution scientifique de Galilée, puis des Lumières. Il montre comment l’humanité à l’orée des Lumières prend conscience que l’Univers apparaît trop grand, infini et que les planètes ne sont plus la demeure des Dieux. La promesse du progrès matériel, développée ensuite par la révolution industrielle jusqu’aux Trente Glorieuses, nous raconte ainsi l’histoire d’une promesse de la croissance sans fin. Daniel Cohen s’inspire de cette réflexion pour montrer qu’aujourd’hui, c’est le contraire : « le monde est devenu trop petit ».
Mais que devient alors la société moderne si la promesse d’une croissance perpétuelle s’avère vaine, si l’idéal du progrès se vide, se demande l’économiste ?

Le temps du monde fini commence

Traiter d’économie par les temps qui courent est indissociable de la considération écologique. Evoquer la fin de la croissance, c’est aussi intégrer au premier plan la question de la dégradation causée à l’environnement par la croissance illimitée. « Désormais, nous ne disposons plus d’un ailleurs », observe Paul Valéry constatant avec clairvoyance que certaines de nos ressources planétaires ne seront pas renouvelables. D’où sa phrase « le temps du monde fini commence ». Il était un peu en avance sur son temps. Mais le constat est bien là. Présent, très présent. A constater la façon dont le monde tourne, le sentiment d’une finitude envahit nos pensées. La notion de « fin » fait florès. Nous évoluons désormais dans ce registre.

Voici que les scientifiques avancent que le monde pourrait bien être fini car on connaît les dimensions de l’univers et la taille de notre monde physique.

Voici que l’insécurité climatique devient une donnée que plus personne ne conteste. Ainsi, des experts du climat sont capables de calculer la fin du monde par le réchauffement du climat. Entre 1 et 3° d’ici la fin du siècle, disent les experts. Il faudrait diminuer de moitié les Gaz à effet de serre avant 2020 dans une société de 6 milliards d’habitants pour avoir une chance de limiter la hausse des températures de 2%. Or jusqu’à présent nous n’y avons pas réussi. Qu’en sera-t-il quand nous serons 9 milliards ou plus ? D’après un rapport récent du CSIS (Centre des études internationales et stratégiques), si la terre se réchauffe de 1,3°C et le niveau de la mer s’élève de 23 cm d’ici 2040, comme cela semble être le cas, les individus et les nations seront menacés. Se multiplieront les catastrophes naturelles dévastatrices et les épidémies mortelles. « Le changement climatique pourrait ainsi mettre fin à la mondialisation d’ici 2040 » indique le rapport.

Voici que les énergies fossiles, elles aussi, semblent toucher à leur fin. Eh oui, les gisements de charbon, de pétrole, ou d’uranium ne sont pas illimités. Une échéance semble faire date : 2050 ! Le début de la fin du pétrole ! Les réserves prouvées à ce jour et la production actuelle sont estimées à environ 40 ans pour le pétrole, 65 ans pour le gaz et 220 ans pour le charbon. Ces durées de vie peuvent probablement être rallongées mais au prix d’une extraction plus coûteuse et à l’accès à des gisements situés dans les terres glacées du grand Nord. La progression démographique de l’Asie, où se trouvent des pays massivement peuplés connaissant une très forte croissance de futurs acheteurs d’automobiles, a accéléré le processus. Il n’y aura plus assez de carburant quand les Chinois et les Indiens auront chacun leur voiture. Ce qu’on appelle dans le langage des spécialistes le « peak oil », c’est-à-dire le moment où la moitié des réserves de combustible de la planète sont épuisées et à partir duquel la production décline, a commencé en 2006, affirment les experts d’EWG (Energy Watch Group).

Voici aussi que la ressource hydrique pourrait connaître la pénurie. 2/3 des populations souffriront du manque d’eau d’ici cinquante ans. L’avenir des ressources en eau et les conflits existants ou latents concernant le partage de cette ressource essentielle à la vie humaine, constituent un enjeu majeur des prochaines décennies. La rareté et la pollution de l’eau représente, aux yeux des scientifiques le troisième problème mondial le plus important à gérer après l’explosion démographique et le changement climatique. L’eau est en effet la seule ressource rare qui ne peut être remplacée, tandis que les besoins sont énormes. La fondatrice du Blue Planet Project, Maude Barlow, tire le signal d’alarme : « Je crains que la crise mondiale de l’eau ne balaie la vie de la surface de la Terre si nous ne nous en préoccupons pas très vite ». Pour Riccardo Petrella, secrétaire général de l’Association « Pour un Contrat mondial de l’eau » la mauvaise gestion de l’eau est le scandale le plus significatif de la civilisation actuelle. Certains experts avancent que, d’ici quelques dizaines d’années, l’eau pourrait être aussi chère que le pétrole ou que le vin si l’on ne trouve pas un moyen d’équilibrer sa distribution sur la planète. Selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, plus d’ 1 milliard de personnes vivent dans des contrées où l’eau est rare. Chaque jour, entre 10 000 et 20 000 personnes meurent de diarrhées, causées par la déshydratation. 4500 enfants meurent par jour, faute d’hygiène, par manque d’eau. Chaque année, ce ne sont pas moins de 40 milliards d’heures qui sont passées à aller chercher de l’eau par tous ceux dont la demeure est sans eau.

Tous les jours, arguant que le coût de la pollution est égale à celui de la crise économique (c’est-à-dire énorme), l’écologie nous prévient que nous allons à vau-l’eau si nous n’arrêtons pas cette dérive effrénée et si nous n’adoptons pas un mode de vie plus lent, « soft, slow and low». Le mouvement est amorcé. Il s’agit de maîtriser les circuits de production, de favoriser l’économie locale, d’économiser les énergies, de recycler les produits en boucle fermée. Et les tenants de la protection de l’environnement de nous alerter : la dette écologique que nous contractons est bien plus dangereuse pour notre avenir que les dettes financières dont pourtant, les dirigeants font bien plus de cas. À partir du mois d’août 2015, « l’ensemble des ressources naturelles renouvelables aura été consommé sur terre. Tout ce que nous consommerons dorénavant est pris sur le stock et au-delà des capacités de renouvellement de nos ressources naturelles » souligne Europe Ecologie Les Verts EELV, dans un communiqué daté du mois d’août. L’empreinte écologique, qui mesure la quantité de surface terrestre bioproductive nécessaire pour produire les biens et services que nous consommons et absorber les déchets que nous produisons met en exergue la pression que nous faisons subir à notre environnement. Et cette pression ne cesse d’augmenter. À force de détériorer la forêt, de consommer trop d’eau, d’utiliser l’avion ou la voiture, de bétonner les terres cultivables, les ressources renouvelables n’ont plus le temps de se renouveler et nous vivons à crédit. Nous n’aurions donc plus d’autre choix pour préserver la planète que de stopper net la croissance, voire de décroitre. Régime minceur, modèle rigueur.

Et qu’en est-il de la démographie ? Avec bientôt 9 ou 10 milliards d’habitants sur terre, voici que le monde risque d’être trop étroit. Pourra-t-on nourrir toute la planète ? Des grandes zones désertiques, des villes en bord de mer submergées par la montée des eaux se videront de leurs populations lesquelles rejoindront les réfugiés climatiques s’agglomérant dans les grandes cités. Chaque jour, 200 000 personnes viennent grossir la population urbaine. 30 mégapoles comptent aujourd’hui plus de 10 millions d’habitants. Nous serons 80 % d’Européens à vivre dans des zones urbaines d’ici à 2020. Plus de la moitié des habitants de la planète vit désormais dans les cités. D’ici à 2030, la population qui réside dans ces immenses villes énergivores et hypertrophiées devrait passer de 3,84 milliards à 4,9 milliards de personnes, soit 70 % de la population mondiale. En 2050, elles accueilleront 75% de l’humanité. La proximité devient promiscuité. Le monde se rapetisse. Comment faire ? Quelles solutions pour éviter l’asphyxie ? On parle de réduire de moitié les émissions de Gaz à effets de serre. On n’y arrive déjà pas. Qu’en sera-t-il quand nous serons une dizaine de milliards ? Au vu de ces comptes, l’homme ne s’y retrouve plus. Il sait seulement que rien ne va plus. Et qu’il va falloir changer le logiciel de la croissance économique, tel qu’il a été programmé depuis des lustres pour construire une croissance infinie. Cela revient à voir différemment la question de la productivité, de la consommation, et des énergies.

Voici enfin qu’on nous annonce la fin du travail (Jérémy Rifkin, Dominique Meda…). Les jeunes d’aujourd’hui, victimes du déclassement social, commencent à intégrer l’idée de précarité dans leur recherche d’emploi, avec parfois beaucoup d’amertume. Depuis quarante ans, tout a été tenté pour vaincre le chômage. En vain. Le salariat est condamné, avancent certains, faisant place à un vaste marché libre où chacun doit compter sur ses propres forces. L’actualité nous montre que la finitude en entreprise est aujourd’hui de plus en plus la norme. Même les grands comptes intègrent la fin. Leur durée de vie s’est considérablement réduite, elle se situe en moyenne entre 15 et 20 ans, expliquent Richard Foster et Sarah Kaplan dans « La destruction créative » (Currency Publisher). Dans le panier constitutif de l’entreprise intégrant la finitude se trouvent des modes de management parfois décriés : l’obsolescence programmée, le contrat à durée déterminé, le quaterly finance report (rapport trimestriel), la cessation de paiement, et parfois dans les cas les plus cruels : le burn out. Les schémas d’entreprise sans usine ou sans bureaux se multiplient. La valeur ajoutée manufacturière tend à décroître, tandis que la valeur immatérielle s’accroît sans cesse, avec de moins en moins de salariés ! La numérisation sans limites de la société détruit les usines et les emplois. C’est l’avoir qui prime sur l’être. La finitude sociale est le prix à payer pour obtenir une richesse sans fin.

Enfin la finance. Elle ne sert plus l’économie réelle, mais se sert elle-même, achevant de clôturer le monde. Le géocentrisme était autrefois incarné par la science, maintenant c’est la finance qui domine l’univers, imposant sa comptabilité, destructrice des structures économiques et sociales. Personne ne sait comment les pays endettés vont faire. Dans le secret des « piscines obscures de la finance », à la manière de jeux vidéo, des hommes qui n’ont plus aucun rapport à la réalité se livrent à des batailles insensées qui détruisent des états, provoquent par leurs folles spéculations des famines, et rendent impossible toute gouvernance économique durable ». « Nous sommes partis à une vitesse sans cesse croissante vers nulle part (…). Il n’y a plus ni objectif, ni transcendant, ni valeur déterminante, le mouvement se suffit ». Rien n’est plus vrai que cette réflexion de Jacques Ellul, écrite il y a une quarantaine d’années dans « la Trahison de l’occident » (PyréMonde ed.). Cette kalachnikov financière s’appelle le « flash trading », c’est-à-dire : des cotations ultrarapides opérées par des automates extrêmement puissants, équivalents à ceux qu’on trouve dans les systèmes de Défense nationale des états, capables à la fois de collecter des informations et de prendre des décisions en un temps très court dans lequel l’humain se borne à programmer la machine, la surveiller et la faire évoluer. Cet hyperfonctionnement financier qui se déroule dans le royaume des « quant », des informaticiens et des traders haute fréquence, se traduit en rafales par des dérives difficiles à contrôler : délits d’initiés instantanés, emballements boursiers, focalisation sur la rentabilité immédiate, finance déconnectée de l’économie, défaut d’anticipation, et de prévision, rendant impossibles les investissements à long terme (dans la recherche, en particulier ou dans les activités utiles, pas immédiatement rentables). La promesse du progrès matériel illimité semble mal en point. La finance organise le désordre de la fin, compromettant la promesse du progrès matériel. Les Trente glorieuses de la consommation de masse ont cédé la place aux Trente furieuses de la finance et de la dette. L’économie se trouve ainsi phagocyté par les bourses, les banques et les fonds souverains. L’insécurité du monde libéral règne en maître sur le monde fini.

Dans un de ses scénarii les plus noirs (« barbarisation »), le Global Scenario Group évoque un effondrement de 20% de la production économique et la multiplication des conflits pour gagner les ressources naturelles vitales. Le GSG mentionne également le risque de « forteresses autoritaires ». Car une chose reste tristement stable : notre façon de voir demeure encore imprégnée de hiérarchie. Notre mental toujours agraire et obéissant, est en retard sur les libertés et l’autonomie qu’ont promis les technologies numériques depuis le début de ce siècle. Les pays risquent de se replier sur eux-mêmes pour préserver la rareté de leurs ressources alors qu’éclateront de nouveaux conflits dans les pays qui souffriront le plus du réchauffement climatique et de la mainmise des dictateurs. L’option primitive incarnée par le terrorisme devient un scénario. Quand le site archéologique de Palmyre, patrimoine de l’humanité, est détruit par les fanatiques de l’armée islamique, on réalise avec effroi à quel point l’escalade de l’obscurantisme est avancée. Même le religieux qui relève de l’infini (Dieu est infini) se voit coincé dans la nuit noire des fanatismes radicaux et incultes. Et certains, ne faisant pas dans la dentelle, d’annoncer avec un excès de brutalité le décès des êtres humains historiques et le choc des civilisations. Le salut des populations devient la seule alternative pour des millions de personnes. Elle se fait au prix de migrations risquées et de souffrances indicibles. Ce tableau du monde fini qui nous dérange et nous inquiète est à peu près celui de l’analyse faite par la philosophe Hannah Arendt lorsqu’elle évoque la perte du monde naturel et l’éloignement progressif de l’humain vis à vis de la Terre (in La Condition de l’homme moderne). Le monde semble ne plus faire sens. Elle rejoint ainsi les travaux du même Alexandre Koyré. Avec l’avènement de la modernité, l’homme a perdu sa place et son orientation dans le monde, souligne ce dernier. Aujourd’hui, nous éprouvons ce monde clos et ce sentiment de fin d’une époque. Il appelle avec parfois l’énergie du désespoir la reconnaissance de la planète comme « demeure des hommes mortels », selon les mots d’Hannah Arendt. .

Le nouvel infini du monde

Face à de tels élans de finitude faut-il désespérer la planète ? La croissance, c’est fini, constate Daniel Cohen. Une révolution industrielle sans croissance est-elle possible? Le monde peut-il connaître « la prosperité sans croissance », ainsi que le pense l’économiste Tim Jackson, dans un livre éponyme ? Pour autant, la notion de progrès est-elle condamnée ? Vivrons-nous dans une société du regret et de la nostalgie ? Y a-t-il la moindre chance que nous retrouvions le souffle de l’infini ? La transformation du monde est-elle possible? Quelles sont les issues ? Ces questions sont sur la table.

1. L’insécurité d’un monde clos

Le célèbre économiste Joseph Schumpeter montrait, en 1942, (in Capitalisme, Socialisme et Démocratie) que l’innovation se développe en fonction d’un processus de destruction créatrice. Des entreprises disparaissent mais en faisant naître de nouvelles activités. Des produits finissent mais connaissent une nouvelle vie. Ce dernier utilise le terme d’ « ouragan perpétuel » pour qualifier cette force motrice sur le long terme. Pourtant, les innovations technologiques que nous connaissons aujourd’hui, autour de la mobilité numérique et des terminaux personnels, ne semblent pas répondre aux exigences du « désir infini ». La clôture est plus forte et la créativité est plutôt répétitive que fondamentale. Daniel Cohen cite le sociologue Ronald Inglehart (Modernization, Cultural Change and Democracy) lequel prétend que nous pouvons, grâce à la numérisation, échapper à la société d’autorité du monde agraire, et jouir d’une société de liberté. Mais cette promesse n’est pas effective. La créativité numérique n’a pas réussi à contrecarrer l’autorité. La société post-industrielle numérique n’a pas apporter grand chose d’autre que d’installer un modèle productif à coût zéro. Elle maintient les cadres mentaux d’obéissance et de hiérarchie. Elle a instauré l’anxiété et le stress comme mode de management. Aussi bien, cela a-t-il engendré, selon le psychanalyste et juriste Pierre Legendre, (cité par Daniel Cohen) un monde d’insécurité dans lequel les gens vivent au dessus de leurs moyens psychiques. Cette rationalisation et cet usage efficace du monde rend impossible le changement de registre. La société reprend d’une main ce qu’elle nous donne de l’autre. Qu’est ce qu’on peut attendre de cette promesse nouvelle numérique ?

Le déchaînement numérique a une caractéristique majeur que résume Daniel Cohen : l’emploi c’est fini. Les technologies de numérisation dont on dit qu’elles forment le socle de l’humanité nouvelle n’ont pas la même force de traction que pouvait avoir la « fée électricité » au début du XXème siècle. Elles enlèvent des taches aux gens qui travaillent. Elles n’occasionnent pas d’emplois complémentaires, comme c’est le cas avec l’industrie née de l’électricité. La machine, les logiciels se substituent à l’homme. Ils excluent de l’emploi. « Avec la mobilité numérique et les terminaux personnels, nous nous voyons ainsi privés de la moitié de la croissance économique », souligne Daniel Cohen. Il n’y a donc pas de gain de productivité ni de consommations nouvelles. En réalité, cette révolution numérique est d’ordre sociétale, elle repose sur le lien, le réseau, l’interaction sociale. Il s’agit de maîtriser les circuits de production, de favoriser l’économie locale, d’économiser les énergies, de recycler les produits en boucle fermée. « Le société se consomme elle-même », observe l’économiste. Chacun se replie dans un monde clos endogame avec des gens qui se ressemblent, et se retrouvent dans leur confort ou dans le rejet de l’autre. Dans cette société sans croissance close, on ne rêve plus.

2. L’angoisse d’un monde transhumain

Une deuxième voie s’ouvre celle de l’humanité 2.0, le monde de l’homme augmenté qu’a popularisé le courant transhumaniste. De quoi s’agit-il ?
Pour les représentants de ce courant, l’espèce humaine est elle-même déjà périmée. Si l’homme veut survivre, il devra fusionner avec la technique. L’objectif est d’améliorer les performances humaines. Ainsi les systèmes vivants seraient considérés comme des machines informationnelles. Pour Ray Kurzweil, membre de ce mouvement et personnage très influent, l’homme devra fusionner avec une intelligence artificielle dès 2045, ce qui lui permettra d’augmenter son intelligence un nombre infini de fois. Ray Kurzweil estime que les avancées technologiques vont être si rapides que la courbe du progrès « pourrait devenir presque verticale ». Et ce dernier d’annoncer avec assurance l’avènement pour les années 2030-2040, de ce qu’il appelle « la singularité », terme à prendre dans son sens mathématique, à savoir le moment où l’on change de phase.

Les transhumanistes se fondent notamment sur la loi de Moore, du nom du cocréateur d’Intel, qui l’a formulée en 1956, prévoyant le doublement tous les deux ans de la capacité des ordinateurs. Arrivera donc inéluctablement, selon Kurzweil, un point crucial où l’intelligence des machines supplantera celle des hommes. Dès lors, nous basculerions dans un autre univers, dans lequel des hybridations, voire une fusion, entre l’homme et la machine deviennent possibles. D’après les transhumanistes, l’humanité a acquis la capacité de pouvoir remplacer l’homo sapiens par une autre espèce dont le seul souci serait de débarrasser le genre humain du poids de la naissance, d’échapper à la maladie et à la mort. Un scénario plein de promesses, selon Kurzweil. Ce dernier y voit l’avènement d’une humanité nouvelle, une véritable libération. Le corps serait autoréparable, et à terme on pourrait le quitter en téléchargeant nos intelligences sur des disques durs nous garantissant l’éternité ». Un scenario cauchemardesque, pour d’autres ! Hugo de Garis, un chercheur australien en intelligence artificielle est très pessimiste. Ce dernier annonce une « guerre exterminatrice » censée opposer les « êtres humains » aux machines intelligentes et aux « groupes qui veulent construire ces dieux », avant la fin du siècle. L’humanité devra, selon lui, choisir si elle « reste l’espèce dominante » en fixant une limite à l’intelligence artificielle ou si elle construit des supercerveaux. Déjà les recherches sur « l’homme augmenté » sont en cours.

3. L’espoir d’un nouvel infini

Entre l’insécurité du monde clos et l’angoisse d’un monde infini, y a-t-il un scénario plus réjouissant. La difficulté est que l’infini ne se mesure pas aussi facilement que le fini, sauf pour les physiciens et les mathématiciens. Il existe en effet un calcul de l’infini. Mais si l’infini est difficile à mesurer, en revanche on peut le penser. Les sciences et la philosophie sont les modes d’emploi les plus sûrs. D’abord, la philosophie, et nous voilà plongé dans le temps, le sacré, la transmission, l’immortalité. L’infini, c’est le mouvement éternel : l’eau qui coule, l’air qu’on respire, le feu qui chauffe. Dans le domaine de la science et de la technologie, l’infini s’est imposé jusqu’à présent comme une référence majeure pour l’exploration de l’avenir. A ces dimensions qui définissent l’infini, « la grandeur », « la multitude », « le temps », « la force », sont associés l’inconnu, le nouveau, la recherche, la découverte. Optimiste par nécessité, l’homme a toujours, par delà les guerres, les crises et les catastrophes, surmonter les difficultés. Saura-t-il être à la hauteur aujourd’hui, face à cet enjeu inédit que représente le changement climatique ?

Notre outil pour parvenir à ouvrir ce monde clos, c’est l’infini de la connaissance. C’est bien sûr la science mais c’est aussi la philosophie et l’art. Depuis très longtemps, la discussion est la suivante : Bien sûr l’homme est fini, puisqu’il meurt, mais il vit non pas parce qu’il est certain de mourir un jour, il vit parce qu’il aspire à créer, à inventer, à croire, à améliorer, à se dépasser. Il aspire donc à l’infini, par la religion pour certains, par le progrès scientifique pour d’autres, par l’art pour les troisièmes. Restons donc optimistes. Dans l’univers incertain, contradictoire et versatile que nous connaissons, le fini et l’infini, ne forment pas deux notions séparés mais deux notions superposés qui selon les circonstances et les voies que choisissent les hommes, s’entremêlent, privilégiant tour à tour la cloture ou l’ouverture. Nous sommes au cœur de cette transformation, à la croisée des chemins. Mais quelles sont les promesses nouvelles ?

Oui le temps du monde fini commence mais dans ce contexte, comme le soutient Daniel Cohen, un nouvel infini peut s’insinuer pour autant que change notre regard binaire sur les choses. Encore faut-il instaurer une autre façon de compter et de voir le monde, une autre façon de travailler, d’être rémunéré. Et si nous changions notre angle de vue ? Peut être serions nous moins enclins à désespérer et à nourrir de nos stress cette société anxiogène de la finitude ?

Ne parlons plus d’accumulation de biens, mais de qualité. Ne parlons plus d’avoir mais d’être. Il y a quelques années, l’économiste Joseph Stiglitz nous invitait à changer notre manière de voir la richesse, proposant que le PIB (Produit Intérieur Brut) ne soit plus cet indicateur clé enfermant, mais qu’il soit corrigé. « Le PIB écrit-il, se révèle en effet être un instrument discutable qui comptabilise sans aucune distinction toutes les activités génératrices de flux monétaires. Des catastrophes, des accidents, écologiquement ou humainement destructeurs dés lors qu’ils génèrent des flux monétaires de réparation, de remplacement, d’indemnisations sont intégrés positivement dans le calcul du taux de croissance. En revanche, des activités socialement utiles se trouvent dévalorisées par nos systèmes comptables ». Il conviendrait de prendre en compte des indicateurs de qualité de vie et de développement durable. Malgré la naissance d’indicateurs nouveau (l’empreinte carbone, l’empreinte eau…) nous n’en tenons pas assez compte dans nos bilans. Cela fait pourtant plusieurs années que des chercheurs, des philosophes, des économistes (comme Patrick Viveret dès 2002 ) militent pour que la mesure de la croissance et de la richesse d’un pays inclut le bien-être des individus et non plus seulement la production. L’idée d’un « Produit Intérieur Doux » (PID) s’est timidement installée dans le débat public. Le chantier ne fait que commencer. Nous sommes confrontés à des référents tels que le développement durable, dont la condition repose sur la capacité à effectuer une transition énergétique, une mutation numérique, mais surtout une transition humaniste : se débarasser de nos archaïsmes mentaux.

Comme nous l’avons vu, la société post industrielle sans croissance n’est pas que clôture, elle est aussi susceptible d’ouvertures, pour autant que la société arrive à se débarasser de ces cadres mentaux patriarcaux du passé. Le grand changement de l’internet, c’est le développement du lien à autrui, et du partage, du « share », comme disent les anglo-saxons. La qualité remplace la quantité. L’autonomie, l’agilité, la qualité deviennent des valeurs susceptibles de désirs infinis. La gratuité est source de nouveaux modes d’échanges. Le don redevient un principe actif. L’accès à la mobilité se répand. Notre rapport au temps et à l’espace change. La physique quantique bouleverse nombre de données établies. Sur le plan du travail, les modèles comme celui de l’intermittence (les intermittents du spectacle en France) ou de la flexisécurité (au Danemark) permettent d’envisager autrement la fin de la croissance et du chômage. Enfin l’économie sociale coopérative et la « co-révolution » ou « share-economy » dessinent pour les générations futures des possibilités de réunir l’initiative individuelle partagée et le bien commun. Ces modèles encore imparfaits ont pour principales vertus de nous enlever la phobie de la perte d’emploi.

Dans son dernier ouvrage (« La nouvelle société du coût marginal zéro »), Jérémy Rifkin décrit les premières phases d’un changement complet des règles du jeu économique. Ce monde qui s’ouvre, l’économiste américain l’appelle « les communaux sociaux », une sorte d’économie sociale collaborative et hybride, située au delà du marché et de l’état. Un monde où le partage devient la règle et la gratuité, la norme. « Si on avait dit, il y a 25 ans, que la gratuité définirait peu à peu notre univers industriel, tout le monde aurait parlé d’ utopie » soutient Rifkin. 25 ans après, l’utopie est bien réelle, démontre-t-il. Avec un rare esprit de clarté, l’auteur détaille toutes les implications de cette nouvelle économie qu’il définit en une formule : « le coût marginal 0 », c’est-à-dire « le coût marginal restant, après qu’on ait remboursé les coûts fixes ».

Déjà 100 000 personnes « infofabriquent » quasi gratuitement leurs propres objets par impression 3D. La première voiture en 3D devrait voir le jour en 2015. Avec les cours universitaires en ligne ouverts et massifs (Mooc) qui touchent déjà 6 millions d’étudiants dans le monde, le coût de l’éducation deviendra peu à peu marginal. Et les énergies renouvelables ? Peu de gens ont anticipé qu’il y aurait une révolution écologique qui remette les coûts fixes à 0. Ainsi en est-il du solaire qui n’envoie pas de facture. Ni le vent d’ailleurs. Evidemment, sans les réseaux en ligne, rien de tout cela ne serait arrivé. Grâce aux milliards de capteurs disposés sur les ressources naturelles et la chaîne de production, l’internet des communications connectera 24h/24, 7j/7, l’internet de l’énergie et celui de la logistique dans un réseau mondial intégré. Dynamisé par une productivité extrême, « ces 3 systèmes opératoires constituent, la physiologie du nouvel organisme économique », souligne Rifkin. Le croisement des smart phones, des tablettes et autres objets mobiles, appuyés par les banques de données libres et ouvertes (open data) feront de la cité une ville intelligente.

Dans cette nouvelle société du coût marginal zéro, les vendeurs et les acheteurs cèdent la place aux « prosommateurs ». Des centaines de millions de consommateurs devenus producteurs contributifs pratiquent déjà les communaux sociaux, partageant leurs informations, créant des monnaies virtuelles (bitcoins), utilisant le financement participatif sur internet pour bâtir des projets artistiques ou artisanaux (crowdfunding). La musique se partage déjà à coût zéro sur le net. Le partage des maisons via des sites d’échanges en ligne affiche complet. L’automobile est aussi au premier plan de cette révolution avec le copartage. C’est tout cela que raconte Jérémy Rifkin à l’aide de mille exemples.

Difficile de mesurer l’impact global de cette co-révolution qui bouleverse les notions de copyright, bouscule les médias et incite à la démocratisation de la vie économique. Précipite-t-elle la fin du capitalisme ? Peut-être bien ! Une chose est sûre, dans le prochain demi-siècle, il ne sera plus l’arbitre ni le seul modèle de référence, pense Rifkin. Les lignes bougent. La logique de l’accès devient plus importante que la propriété qui s’efface devant le partage. « L’usage des connexions sans fil, ouvertes sur réseau wi-fi gratuit, va probablement devenir la norme dans les années qui viennent » souligne l’économiste. Place aux jeunes ! C’est leur tour maintenant, prévient Rifkin en évoquant le grand basculement qu’il prévoit pour 2060 environ. « Les courbes exponentielles sont là », explique-t-il, optimiste sur la nouvelle société plus intelligente et durable qui s’annonce.

Assistons-nous aux premières phases d’un changement complet des règles du jeu économique, comme semble l’indiquer Jeremy Rifkin ? Les indices de ce nouveau paradigme sont encore flous mais déjà à l’œuvre et en plein essor. Concluons succinctement par quelques pistes de réflexion qui traduisent vers quel infini il est souhaitable de d’orienter. Du temps des lumières et dans les siècles qui ont suivi, l’idée de progrès était lié au bonheur. C’était une promesse sociétale de progrès et non de performance économique. Cette option peut-être réinventée.
Quelques propositions peuvent y concourir. La science fondamentale est source infinie de connaissances nouvelles. La conquête de l’espace et les nanosciences sont susceptibles d’infiniment grand et d’infiniment petit prometteurs. L’économie de la culture représente un immense réservoir d’infini. C’est dans l’art que peut s’exprimer la richesse. La femme reste plus que jamais l’avenir de l’homme. Réfléchissons aussi aux immenses potentiels que recèle ce monde méconnu: la mer ( « La mer. Le prochain défi par Yan de Kerorguen. Editions Gutenberg sciences) Et puisque de Lumières, il s’agit, pensons aux énergies solaires qui semblent les mieux adaptées aux désirs infinis.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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