En cette année 2016, je suis en peine de comprendre ce qui nous arrive, ici, en Europe et singulièrement en France. Un sentiment domine : le désabusement. La logique du pire semble l’emporter sur les quelques utopies que nous caressions.

Comme beaucoup de gens, je ressens l’inquiétude. L’emballement de la finance et des inégalités, le changement climatique, la rage terroriste, le chômage… Inutile d’en rajouter. Je ne sais quel mal moral, social ou politique s’est emparé de la France. Les attentats de 2015 ont sans doute pesé très fort sur l’anxiété qui prévaut. Nos dirigeants parlent de guerre. Ont-ils tort ou raison ? Chaque jour, je me demande ce qu’il est possible de faire pour retrouver le moral. Malheureusement, je crains de ne pas avoir les outils. Je vois autour de moi les amis cultiver une sorte de jardin couvert de mauvaises herbes. Las, je reste perplexe. Cette fatigue est-elle une conséquence de l’âge ou bien un effet de l’époque. Je penche pour cette deuxième raison. Je mesure l’immense difficulté à exercer une vigilance un tant soit peu rationnelle et à tenter de cheminer dans la broussaille. Une chose est sûre, j’aimerais comprendre. « Bien penser pour bien vivre » ainsi que le préconisait Descartes. Pas toujours facile d’y voir clair dans le trop plein d’information et trouver la bonne façon de rassembler ses idées et de les trier. Il manque une méthode..

On ne saurait le nier ; notre univers, qu’ils soit affectif, politique, social est contradictoire, marquée par la tendance qu’ont les individus s’engageant dans ce siècle, à dire tout et son contraire. La confusion règne. Edgar Morin dans ses ouvrages évoque la « complexité » pour qualifier ce temps. D’autres chercheurs avanceront que l’incohérence est dans la nature des hommes et des femmes. Il est donc utile de s‘appuyer sur les antagonismes qui traversent leurs actions et des sentiments contraires qui les enferment pour tenter de saisir la vérité qui les lie. De façon plus intime, j’aspire à touver une piste intellectuelle, aux étapes importantes de la vie, qui m’oblige. Comme beaucoup d’autres, je suppose, je cherche un lieu et une formule pour mieux être: « Et nous errions, nourris du vin des cavernes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule » écrit Arthur Rimbaud ( Vagabonds, Illuminations). Plus clairement, je cherche un art de la raison qui façonnerait une vie bonne, donnerait à l’existence une forme de cohérence qui allierait l’esprit juste et l’engagement dans la cité. Un mixte de rationalité dans la pensée, de sincérité dans l’action.
Bref, être libre. « Nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière quand ils l’expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinisssable ressemblance qu’on trouve parfois entre l’œuvre et l’artiste », écrit Henri Bergson. Et voilà qu’il me faut trouver les guides pour accompagner cette errance. Bien sûr, il y a les étagères de la bibliothèque et des livres restés pendant longtemps fermés. Et des auteurs oubliés depuis l’école. Un être qui rit, avec Rabelais ? Un être qui juge avec Kant ? Un être qui comprend avec Spinoza ? Un être qui créé avec Bergson ? Un autre qui discute avec Habermas ? Et bien d’autres encore…

La lecture des philosophes et des essayistes est d’un grand embarras pour qui veut se faire une idée sur le sens de la vie et tente de trouver les modes de pensées qui correspondent le mieux. Est-ce mon inculture, ou mon excès d’admiration pour la capacité qu’ont les grands penseurs de comprendre le monde, de définir des systèmes, de proposer des hypothèses qui me surprend à un âge où les rides marquent le temps et m’obligent ? Ou bien encore , la faiblesse de mon jugement critique ? Il s’avère que toutes les rencontres que j’ai pu faire au gré de mes lectures m’ont amené à ce constat : je suis à peu près d’accord avec tout le monde et, comme le dit Paul Valéry : « Je suis rarement de mon avis ». Un autre problème se dresse sur mon chemin, une hésitation chronique sur la longueur du chemin à parcourir. André Gide qui avait le culte du doute disait : « Quelquefois, je prononce une phrase mais je ne vais pas jusqu’au bout, de peur d’avoir à douter de la vérité qui frapperait la première ». Je ressens le même phénomène. Enfin, une troisième difficulté s’impose bientôt à moi, celle de la boite à camembert qui reproduit une autre boite à camembert, à l’infini, comme les poupées russes. N’ai-je pas plus tôt cotoyé Spinoza et Kant, voilà que s’interpose Hegel, aussitôt bousculé par Friedrich Nietszche et c’est bientôt Max Weber qui provoque ma curiosité. Sans pour autant que je délaisse les autres, alors que manifestement tous ces penseurs s’opposent. Mais sur l‘étagère de ma bibliothèque, aucun d’entre eux n’est relégué à l’arrière-plan. Ils sont tous à cette heure en bonne place. Par un étrange défaut de focale, je vois bien ce qui les différencie mais, honnêtement, je ne vois pas ce qui me permettrait de choisir mon maître à penser. Montaigne, Spinoza et Kant loin de s’exclure, s’aditionnent. Ce n’est pas x ou y ou z qui compose mon choix mais tous à la fois x et y et z. Je ne vois pas de contradiction majeure à les associer et au lieu de la disjonction exclusive ou inclusive, s’impose la conjonction de coordination. Témoin de cette difficulté : le débat entre rationnalisme et relativisme. Impossible de trancher. Les arguments des philosophes de passage se coordonnent, se complètent. Tour à tour, ils me plaisent ou me déçoivent sans que jamais, je n’en trouve un franchement antipathique, à part, peut-être chez certains, l’ennui que provoque le verbiage. Comment expliquer ce non-choix ? Il semble naturel à tout novice de vouloir s’enrichir en laissant ouvertes les portes du savoir et de faire son marché lentement. Mais une vilaine habitude, mélange d’arrogance, de suffisance et de vanité invite trop souvent à fermer la porte de la diversité et incite parfois très arbitrairement à rejeter, à exclure, à diviser, à choisir sans douter celui qui vous séduit au hasard d’un enseignement ou d’une influence, par sécurité. J’ai tendance à penser qu’en philosophie, il vaut mieux douter et expérimenter la contradiction plutôt que prendre au mot le premier venu qui vous sourit. S’il est une bonne raison de ne pas s’enfermer dans un courant, c’est celle avancée par Spinoza, dans l’Ethique, lorsqu’il estime nécessaire d’exposer le contraire de ce qu’on pense pour pouvoir appuyer son argumentaire. Pour se défaire d’une idée ou d’une image, il est nécessaire de la montrer, de l’analyser pour mieux la comprendre. C’est l’entreprise que je me fixe en tant que témoin de la versatilité de l’époque où il me paraît difficile d’embrasser une cause sans douter. La philosophie pour respirer doit se nourrir de ce qui n’est pas elle, s’appliquer à embrasser ce qui lui est extérieur, se promener dans les choses publiques et non pas s’éterniser en querelles mortifères autour de son miroir.

La gageure : mettre de l’ordre dans ses idées, penser au plus juste en essayant de reconstruire certains principes ; cibler les illusions ; s’attaquer aux mythes ; éviter les comparaisons hasardeuses entre un passé idéalisé et un avenir noir, et vice et versa ; dissoudre les dogmes ; mais toujours, oui toujours, garder la raison juste. Le projet philosophique classique dont l’objectif est de concevoir un système de pensée dans l’optique d’une totalité s’est transformé depuis l’émergence de la science et de la technologie et l’accélération numérique. Désormais, il s’agit de tracer son chemin dans la pluralité pour retrouver une cohérence du monde en évitant de s’enfermer dans le temple de la pensée. Les systèmes philosophiques ne répondent plus à ces exigences. Au mieux, un « traité de savoir vivre juste » est plus appliqué. L’actualité nous y invite en ces temps où le terrorisme et le réchauffement climatique nous menacent. Et il est conseillé d’aller dans ce que la civilisation rejette en déchets, en gâchis, en émissions, en toxines pour appréhender à quelles conditions l’avenir sera accueillant. La raison reste la boussole la plus sûre. Mais il ne faut pas traîner : « Le temps d’apprendre à vivre et il est déja trop tard » prévient Louis Aragon.

Je m’essaie à définir un traité de survie en mode optimum dans un monde qui n’est pas optimiste. « En politique, on ne peut jamais opter que pour un moindre mal. » disait George Orwell. Et tant mieux si j’arrive à trouver mon modus vivendi, suivant la leçon des Anciens qui pensaient que la philosophie était aussi bien un art de vivre qu’un art de penser. Ce n’est pas le bonheur égotique et suffisant des théories du développement personnel, encore moins la béatitude « new age » qui anime mon dessein. Au risque de paraître présomptueux, c’est la prétention de mieux me comprendre parmi les autres qui m’accompagne. Une raison d’être !

Contre l’ironie que notre époque érige en Miss intelligence, mais qui fausse les débats par ses ondoiements, je choisis la sincérité, la justesse. Bref, je quête une science pratique des manières d’être, une sorte d’éthique en forme de vœu : « comment empêcher que le monde ne se défasse » ainsi que le souhaitait Albert Camus en recevant son prix Nobel de littérature. Dans son premier livre écrit dans les années 30, L’envers et l’endroit (Gallimard 1935), Camus exprime le besoin de vivre en toute lucidité la matérialité de l’existence, le seul moyen de ne pas désespérer de l’incohérence de la vie déchirée entre la conscience vive d’être mortel et l’inextinguible envie de vivre, entre l’obscurité blafarde et la force de la lumière, « à mi-distance de la misère et du soleil » comme il l’écrit. Je cherche une dynamique qui s’applique à trouver une forme de réforme qui s’accorde avec un fond de révolution. Changer la vie plutôt que changer le monde. Et pour ce faire je n’ai pas d’autre légitimité que l’ambition de comprendre, de m’expliquer. Ma difficulté ? Je suis un amateur sans référence. Ma liberté ? La vanité de pas avoir peur de me tromper.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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