Force est de constater qu’avec le développement discret mais fertile des initiatives de débat public, la toile est de mieux en mieux tissée. Dans les forums hybrides qu’on trouve sur internet se construisent des savoirs et des identités à même de pallier aux insuffisances de la démocratie délégative ou participative . Mais le web reste une immense friche à déchiffrer.

Diners en ville, liaisons dangereuses avec l’autorité publique, consanguinités des relations entre journalistes et politiques, les études et les enquêtes convergent pour mettre en évidence la relative méfiance des publics à l’égard des grands médias.

Pour beaucoup de citoyens en effet, le système d’information pèche par son manque de fiabilité. Les critiques sont récurrentes: il est coupé des réalités de l’espace social, il est envahi par la mise en scène du pouvoir et soumis à des influences et des coteries parfois suspectes. Cette crise de confiance touche tous les médias, écrits comme audiovisuels, qu’ils soient prospères ou qu’ils souffrent de la crise.

Les moyens de conjurer cette mise en doute doivent être recherchés, définis et évalués. La profession a avantage à procéder à un examen de conscience collectif, à se regarder en face. Et peut-être se départir d’une tendance délétère : la starification des patrons de presse et le marketing de leur personne les poussant à des affrontements anecdotiques et stériles, mais prétendument vendeurs.

Ces travers si courants dans le microcosme ne font qu’alimenter la suspicion. Les rédactions en souffrent . Les publics s’en détournent. A quelques exceptions près, la presse n’assume plus sa fonction d’information. Elle est devenue un espace de communication et de relations publiques. Et la vie politique en pâtit. La conséquence de cette théatralisation médiatique est que le système de représentation ne joue plus son rôle convenablement, enclin à des jeux d’amour et de haine avec la presse au détriment des citoyens.

Aussi bien des pans entiers de la société civile, les jeunes en particulier, déroutés par la grande presse, s’orientent-ils vers l’espace de la démocratie directe, vers internet. Et pour cause, ils sont nés avec les écrans du web.

A première vue, on peut supposer que le débat public y est plus à son aise. Le rôle d’internet en l’occurrence est important. Il permet à la parole de circuler davantage et à la foule anonyme de faire passer des messages.

De Google aux sites communautaires, en passant par le téléphone portable, avec la convergence numérique et l’émiettement des médias, pas de doute, tous les ingrédients du chamboulement de l’espace public sont réunis. Combien d’initiatives associatives et de microproductions collectives ont pu, grâce à la toile, se faire connaître !

Selon un scénario établi par le Millenium Project, internet aura radicalement changé la donne de l’expression de la vox populi . « La démocratie devrait s’épanouir » affirme ce réseau mondial de prospectivistes. Le cyberespace deviendra le média de l’activité humaine. Les citoyens savent ce qu’ils veulent faire, et ce qu’ils doivent faire pour y parvenir. Les individus utilisent les réseaux globaux pour soutenir leurs valeurs ». Les barrières géographiques vont disparaître , puisque ceux qui pensent la même chose se retrouveront sur le net, à l’échelle mondiale. Et les organismes internationaux à commencer par les Nations Unies devront intégrer cette nouvelle dimension ».

Le sociologue, Manuel Castells, fut un des premiers à s’intéresser de près aux rapports des pouvoirs politiques avec Internet (La galaxie internet, Fayard 2001), introduit le concept de « mass self communication » qui va changer la dynamique politique. L’information circule depuis plusieurs émetteurs à plusieurs récepteurs à travers les blogs , les chats ou les forum. Aujourd’hui on compte quelque 72 millions de blogs dans le monde, 9% sont seulement à caractère politique. Mais selon ce sociologue, internet accroît l’intérêt et l’activité politique, il accroît également la croyance que chacun d’entre nous a du pouvoir, et cette seule croyance constitue déjà un réel pouvoir.

Pour Jean-Paul Baquiast, prospectiviste, président d’Admiroutes.asso.fr, le questionnement est multiple : internet favorise t-il les pouvoirs en place ou les contre-pouvoirs ? La société de l’information joue -t-elle en faveur de la participation plus grande des citoyens? Le pouvoir exécutif, législatif va-t-il favoriser plus de consultations et de forum réunissant experts et citoyens ? Autant d’interrogations que Place Publique met au premier plan de son activité.

Une chose est sûre : la démocratie participative a beaucoup occupé la scène médiatique récente, laissant croire que c’est là notre horizon pour les années à venir, mais oubliant les dérives possibles que cette orientation , souvent légitime, fait peser sur la vie politique (relations de clientèles instrumentalisées par les intérêts particuliers, pouvoir des groupes de pression et des lobbys, occupation du terrain par les initiés des NTIC et « permanents de l’internet »…)

« La critique du déficit de participation de la démocratie représentative conduit souvent à un éloge de la démocratie directe », commente le sociologue Daniel Mothé. Préoccupé par les insuffisances de celle-ci, réservée de facto à de petits groupes de personnes disponibles, l’auteur se demande à quelles conditions cette démocratie directe peut-elle fonctionner et, à l’horizon, revitaliser la grande démocratie.

Pour qu’advienne un tel espace public, pour qu’il y ait débat, il faut comme le souligne le sociologue Paul Soriano, des références et des valeurs communes. Sans volonté et institutions politiques, l’agora électronique planétaire risque de dégénérer en gigantesque brouhaha » et favoriser un espace publique trop fragmenté pour être un lieu d’échange. Le référendum n’est-il pas ingouvernable ? Ainsi voit-on se multiplier les blogs donnant à chacun l’illusion de parler à tous mais où l’auteur se parle surtout à lui-même. Certes Internet est un dispositif de communication qui rend possible un espace public mais ce n’est pas un espace public.

Une autre chose est à craindre : que le « tout participatif » obscurcisse le paysage et noie les compétences dans l’amateurisme. La crainte est en effet que sans les lunettes de l’expert, le citoyen soit atteint de myopie. « La démocratie peut consacrer le triomphe des égoïsmes individuels à court terme au détriment des intérêts collectifs à long terme » souligne le prospectiviste Michel Godet. Avec à l’horizon, le risque que cette démocratie participative se réduise à celle des bulles narcissiques des communautés affectives, des tribus fonctionnant par mimétisme, et qu’elle se limite à un espace de reconstruction des égo. La décision dans la démocratie directe ne peut être laissée au peuple de l’instantané, sollicité par les sondages, souligne Marcel Gauchet.

Il n’en reste pas moins qu’une exigence nous oblige : exposer le débat public. Le travail du journaliste consiste pour l’essentiel à mesurer les effets de surexposition ou de sous-exposition, les effets d’ombres et de lumières, les « travers » de la participation, les manques de la représentation.

Alors, entre le système de la représentation instituée, celle des grands médias et le système de la participation alternative, y a-t-il une 3ème voie, pour stimuler l’activité démocratique, sans que soit remise en cause le fondement de la fonction politique ? C’est la question qui est au cœur de la démarche de Place-Publique. L’idée est d’œuvrer pour l’invention d’ une démocratie d’initiative. Le projet est pour une grande part éducatif .

Face à l’insuffisance du politique, on peut trouver ici les voies d’un véritable dépassement vers une démocratie cognitive permettant de répondre aux défis de société qui s’imposent aujourd’hui (générations, environnement, science et société, espace public…)

Les nouveaux processus de concertation que sont les conférences de consensus ou de citoyens, les forums hybrides réunissant des experts divers et des citoyens ordinaires, les espaces associatifs développés sur le net par des consciences éclairées, autant de chemins vers cette démocratie d’initiative. Ces démarches hybrides s’accompagnent d’un nouveau type de rapports entre experts, citoyens, leaders d’opinions et décideurs politiques, administratifs, juridiques et économiques, mais également avec les journalistes.

Ces espaces publics d’information et de discussion sont les indices d’une nouvelle donne sociotechnique : ils remettent largement en question le partage entre spécialiste et profane, ainsi que la coupure entre le citoyen et son représentant traditionnel. Les expériences et les initiatives qui s’y développent favorisent des dispositifs innovants qui laissent place à la pluralité des savoirs et qui, en créant des configurations sociales improbables, permettent un renouvellement des procédures démocratiques.

Dans ces forums hybrides qu’on trouve sur internet se construisent des savoirs et des identités à partir de l’insuffisance de la démocratie délégative et de la « politique confinée » . « Mais le web reste une immense friche à déchiffrer, on commence seulement à savoir l’interroger, souligne le chercheur du CNRS Dominique Pignon. Il faut, dit-il, ouvrir la grand livre du web et rendre compte de toutes ses expressions. C’est la tâche d’un nouveau journalisme : rendre visible et lisible cette autre réalité »
Force est d’admettre qu’avec le développement discret mais fertile des initiatives de débat public, la toile est de mieux en mieux tissée. Elle est aussi plus dérangeante, car elle remplit dans cet espace sa fonction première, celle de contrepouvoir.

« Quand la presse cessera de déranger les importants, il faudra s’inquiéter », disait le philosophe Alain. Telle est l’exigence démocratique des médias: porter les contrepouvoirs , exposer le débat public sur la place , contribuer à améliorer l’exercice des élus sans les lâcher, dresser ces nouvelles cartes de l’information pour être éclairé sur les choix. Rapporter des faits, rester lucide et le plus près de la vérité, exercer l’esprit critique, offrir des outils d’analyse aux lecteurs, apporter du sens ; tel est l’enjeu.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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