L’opacité des temps actuels, qui incite les individus à exister dans la surexposition de soi, rend leur vanité égocentrée aveuglante. L’expérience montre que l’image surexposée, lorsqu’elle a reçu trop de lumière, apparaît à la fois très pâle et comme délavée, voire brûlée. Il en va de même dans le narcissisme. L’aveuglement de l’égo, englouti dans la religion de soi, s’apparente à une forme d’obscurantisme, indifférent à la connaissance. Cet obscurantisme, ennemi du savoir, est, malgré les apparences sémantiques, contraire à l’obscur. A y regarder de près, qu’y a-t-il de plus intéressant comme objet de connaissance que les mystères de l’obscur et que la face cachée des choses ? Les scientifiques en témoignent dans leurs découvertes, par exemple en astronomie avec le noir galactique et les étoiles, en psychanalyse avec l’inconscient, en spéléologie avec les entrailles de la terre. Et la nuit ne nous aspire-t-elle pas vers cet obscur objet du désir ?

Pour parvenir à la vérité, la lumière ne doit pas condamner l’obscur à l’extinction

Une réponse à ces interrogations est apportée par Gaston Bachelard. Dans son ouvrage Le matérialisme relationnel, il écrit : « Le monde caché sous le phénomène est plus clair que le monde apparent ». L’ombre et l’obscur sont à l’origine de tant de connaissances et d’œuvres d’art qu’il n’est pas assez de lumière pour en témoigner. Pour le peintre, c’est le procédé artistique datant de la Renaissance italienne qui module la lumière sur un fond d’ombre, laquelle ombre apporte le relief et la profondeur et fait œuvre de nuancier. Pour parvenir à la vérité, la lumière doit  laisser une place à l’obscur. Car l’obscur, comme l’ombre, éclaire l’homme sur bien des points. Ombre et lumière forment une harmonie. Tels le Ying et le Yang, l’un ne va pas sans l’autre. Dans le travail du tirage photographique en noir et blanc, n’est ce point dans l’obscurité que l’image apparaît grâce au révélateur pour être ensuite fixée ? Le bannissement de l’obscur constituerait une sorte de crime contre l’humain, enlevant à l’humanité sa profondeur. Chacun d’entre nous n’a-t-il pas besoin de préserver sa part de poésie et de secret ? Laissons donc l’obscur faire son travail de l’ombre à la lumière,  loin de l’opacité.  Et délaissant le miroir trouble de l’égo, préférons le « je » au regard clair, curieux des autres, qui fréquente le foyer des artistes et se sent capable d’adhérer à l’invisible, là où le mystère de chacun nous éveille à « la lueur spéciale de l’éclipse » ( Michel Deguy, Arrêts Fréquents.  Editions Métailié, 1990 ).

Consulte ta raison, prends sa clarté pour guide

Un autre terme vient bousculer la bipolarité entre transparence et opacité : la clarté. Dans l’art du roman, le récit rend clair et compréhensible ce que chacun d’entre nous éprouve comme sentiment  profond, complexe, obscur. La notion de clarté sert de fixateur pour stabiliser l’image.  « Consulte ta raison; prends sa clarté pour guide » écrit Molière dans Don Garcie de Navarre. Dans « Le Voyageur et son ombre », Friedrich Nietzsche, souligne que « pour qu’il y ait beauté du visage, clarté de la parole et fermeté du caractère, l’ombre est nécessaire autant que la lumière. Ce ne sont pas des adversaires : elles se tiennent plutôt amicalement par la main, et quand la lumière disparaît, l’ombre s’échappe à sa suite. » Continuons avec ces lignes de René Char : « nous ne pouvons vivre que dans l’entrouvert, exactement sur la ligne de partage de l’ombre et de la
lumière. » La liste des paradoxes concernant la transparence et le secret est longue. Ce ne sont pas des adversaires, dit Nietzsche. A vrai dire, la transparence ne peut se concevoir sans l’opacité comme il n’ y a pas de vérité sans erreur et d’erreur sans vérité, comme il n’y a pas de jour sans nuit, ni d’ombre sans soleil. Et ainsi de suite… selon les évidences : la lumière du soir n’est pas la même que celle du matin, regarder le soleil en face nous brûle les yeux. Bref, le dualisme qui divise les contempteurs de la transparence et ceux qui défendent ses valeurs est donc loin d’être aussi net qu’il n’y parait. D’ailleurs, comme le rappelle Gaston Bachelard, il n’y a pas de symétrie dans les contraires. L’erreur et la vérité ne sont pas symétriques. Ainsi, « l’ombre qui augmente n’est pas simplement la dynamique inversée de la clarté qui naît ». L’expérience montre que l’excès du principe de transparence vire à l’opacité. Virginia Woolf parle dans un de ses textes de « l’opaque transparence ». On pourrait tout aussi bien parler de la lumineuse obscurité.

Le clair obscur entr’ouvre la pensée

Afin de mieux cerner la dialectique de la transparence et du secret, on peut faire bon usage de « l’entrouvert » clarté/obscurité qu’évoque René Char. Un principe, en forme d’oxymoron, peut y contribuer : la notion de « clair-obscur ». Au sens de la technique picturale et paysagère, le principe du clair-obscur, fait côtoyer des parties claires et des parties sombres, créant des effets de contraste. Le réalisme puissant du Caravage tient à son génial usage du clair-obscur qui apporte aux scènes représentées sur le tableau une illusion de relief et permet de sublimer les visages, les corps, les décors. La possibilité du relief aide à mieux cerner vers quels dangers risquent de nous mener le secret et la transparence, lorsqu’ils sont pensés dans l’absolu. Sur le plan littéraire, l’écrivain japonais, Junichirô Tanizaki, auteur de L’éloge de l’ombre est un orfèvre en matière de clair-obscur. Son oeuvre soutient une esthétique délicate et ordinaire, reposant sur les jeux d’ombre et de lumière où la clarté est suggérée. Enfouie dans l’obscur, la beauté des choses prend soudain un relief particulier, en conjuguant ses moyens économes et ses effets subtils sans affectation ou volonté ostentatoire. C’est le deuxième sens de l’oxymoron « clair-obscur ». Loin de l’hygiénisme asseptisé des ampoules électriques, vives et aveuglantes de l’Occident, Tanizaki oppose la douceur de la lumière naturelle tamisée et « la couleur des ténèbres à la lueur d’une flamme ». De ce clair obscur se dégage un sentiment de plénitude qui inclut le regard, l’oreille, le toucher, le goût. Cela apporte à l’esprit la sérénité propice à la réflexion.

La dimension sensible du clair obscur

Au sens philosophique, la notion de clair-obscur constitue une structure de pensée paradoxale qui permet de faire surgir quelques éclairs de vérité et de bon sens. Plus opérant que le clivage transparence/secret, cette modalité ouvre la possibilité de conjuguer le clair de la pensée singulière et raison­nable du philosophe avec l’obscur qui caractérise la Nature ou ce qu’il y a d’enfoui et de corporel dans l’humain.  Aussi bien, la dimension sensible du clair-obscur est-elle l’élément permettant de voir les choses d’un autre regard. On rencontre sur cette voie « le rêve, ce clair-obscur de l’être pensant » comme le définissait Gaston Bachelard (in La flamme d’une chandelle. 1961). On rencontre aussi sur ce chemin, Marcel Camus. « En littérature et dans la vie, il faut être clair mais il ne faut pas être transparent » écrit Camus, habité par son désir éperdu de clarté. L’écrivain parle de conscience éclairée dans l’obscurité.  « Pour moi, je sais que ma source est dans l’envers et l’endroit, dans ce monde de pauvreté et de lumière où j’ai longtemps vécu et dont le souvenir me préserve encore des deux dangers contraires qui menacent tout artiste, le ressentiment et la satisfaction» se confie-t-il dans son livre « L’Envers et l’Endroit ». Cette source unique alimente, pendant sa vie, ce qu’il est et ce qu’il dit avec, au creux de son être, l’amour et la honte de sa mère, la recherche du refuge, de la sécurité mais aussi la mise en danger. Dans les cinq nouvelles de son ouvrage, l’écrivain offre une sorte de mode d’emploi de toute son œuvre à venir. L’Envers, c’est l’angoisse devant cette mère tendre et inhumaine, absente et silencieuse, mystérieuse et étrange, incapable d’avoir une prise sur le monde. L’Endroit, c’est la beauté, l’acceptation de ce monde absurde. « Le grand courage c’est encore de tenir les yeux ouverts sur la lumière, comme sur la mort » soutient-il.

Une juste distribution de la lumière

Attardons-nous sur la clarté. Forte de la Raison, la philosophie des Lumières reste une référence majeure pour y voir clair dans cette dialectique du clair et de l’obscur. Quand nous parlons de Lumières, nous entendons bien sûr, la pensée critique héritée des Lumières dont l’ennemi affiché par les encyclopédistes, Denis Diderot et d’Alembert, était précisément l’obscurantisme. Que dit Diderot pour nous étonner, lui le maître des Lumières ?  Que « le clair-obscur est la juste distribution de la lumière ». Que la part d’obscurité est en toute chose, même au sein de la clarté. « La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres » écrit Gaston Bachelard dans La formation de l’esprit scientifique. (Ed. Vrin. 1977).

Avec le clair-obscur s’invite la dimension du sensible dans le travail de la pensée. Le clair-obscur est le séjour le plus agréable à l’être humain, lequel n’est pas fait pour séjourner dans l’ombre, à moins d’être entravé. Il n’est pas fait non plus pour être en permanence au soleil. Ni pure ombre, ni pure lumière, la juste mesure, c’est bien le clair-obscur, entre l’ombre et la lumière, l’opacité et la transparence. Oui, le clair-obscur, témoignant d’une tension entre les sens et la raison, est le séjour le plus naturel de la pensée humaine.

Le clair obscur, une lanterne essentielle pour éclaircir les sombres allées du présent

A ce point du parcours, est-il nécessaire de rappeler combien nous sommes redevables aux encyclopédistes et aux hommes des Lumières ? Les idées des philosophes du XVIIIème siècle, de Diderot à Kant, ont défini des valeurs qui fondent la démocratie aujourd’hui. Même imparfaite, cette démocratie est un socle pour les libertés individuelles et l’idéal de justice et d’égalité dont l’Europe reste la référence civilisationnelle majeure. Lumière de la raison, universalisme, combat contre l’intolérance et le despotisme, liberté d’expression, foi dans le progrès… à toutes ces valeurs, le clair-obscur apporte un éclairage qui nuance la transparence et le secret, lanterne essentielle pour éclaircir les sombres allées du présent,  stimuler la connaissance et inspirer la création.

Admettons aussi qu’il n’est pas de lumière sans ombre, mais qu’il existe des ombres plus ou moins grandes et des lumières plus ou moins fortes ou colorées.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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